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Critique de film
Le film
Affiche du film

Valmont

L'histoire

Quand la marquise de Merteuil (Annette Bening) découvre que le fiancé promis à une Cécile de Volanges (Fairuza Balk) tout juste sortie du couvent n’est autre que son amant (Jeffrey Jones), elle ne ravale sa fierté qu’en apparence et, prenant cette cadette sous son aile, la dirige vers le vicomte de Valmont (Colin Firth) pour que le libertin la déflore avant sa nuit de noces. Valmont est plus préoccupé par le sentiment amoureux, inhabituel pour ce séducteur, que lui inspire une Madame de Tourvel (Meg Tilly) éloignée de son mari. Il fait avec Merteuil le pari qu’il peut conquérir cette femme très droite. S’il y arrive, il obtiendra de Merteuil ses propres faveurs. S’il échoue, il jure de prendre cendres au cloître et de se repentir. Cécile, de son côté, s’amourache de son professeur de harpe (bien plus proche en âge que le mari qui lui est promis), le Chevalier de Danceny (Henry Thomas).  

Analyse et critique


Les dernières images de Valmont donnent mieux que tout autre le sens aigu du détail ici à l’œuvre. (On présumera qu’une majorité des lecteurs a bûché son Laclos au Bac et ne tombera pas des nues à l’évocation du fin mot de l’histoire.) La seule femme que Valmont ait aimée, à l’exception possible en un lointain passé de la marquise de Merteuil, vient déposer une fleur sur sa tombe. Le cadre s’élargit tandis qu’elle recule, en présence d’un compagnon compréhensif, au fond du champ, prendre la carriole qui la mène, sur le déroulement du générique, hors cadre. Le bruit des sabots ponctue, sous la musique, ce déroulement. Une fois vidée, l’image se fige. Un dernier plan, en fin de générique, vient rappeler, par une marque dans le marbre, le titre de l’œuvre vue : Valmont - et non pas Les Liaisons dangereusesMiloš Forman adapte avec la collaboration de Jean-Claude Carrière le roman épistolaire de Choderlos de Laclos, en assumant toutefois de ne pas céder à une pleine déférence. Forman aime les non-conformistes, les individus opposés à la majorité de leur temps et de leur lieu. Valmont est pour lui un cas ambigu : profondément égoïste, il joue des codes d’une société donnée, plus qu’il ne les réprouve, pour en tirer son plein avantage. Son erreur fatale aura été, une fois, de ne pas jouer le jeu, d’agir par amour. Madame de Tourvel, la moins manipulatrice ou malhonnête des femmes, aura été sa fin. En prenant, une fois, la voie de la passion et non du calcul, il rejoint le rang des héros formaniens mettant à mal l’establishment. Mais ne pouvant, comme d’autres plus heureux chez Forman, aller au bout de sa passion, il finit broyé en faisant machine arrière.


Le titre peut tromper. Le film ne se concentre pas uniquement sur le point de vue du libertin, mais, comme le roman, explore la destinée d’autres figures prises dans le réseau que lui et sa complice tissent (s’ouvrant sur une sortie de couvent, il diffère l’arrivée du « héros », par ailleurs secondaire dans le premier tiers). La forme épistolaire, passive par définition (l’un raconte à l’autre que...), appelle dans la mise en forme à une trahison. Forman et Carrière prennent leurs libertés avec le roman, auquel ils répondent plus qu’ils ne le transcrivent. Stratège de métier, Laclos pense les rapports amoureux comme une campagne de conquête, où chaque coup porte à une conséquence précise, selon une psychologie déterministe au dernier degré. Il donne ainsi l’expression d’un milieu où la marge de manœuvre est au plus limité, le facteur humain annihilé. Valmont et Merteuil tirent profit des sentiments des autres, qu’ils inspirent directement selon un code intégré, rôdé, prévisible comme peut l’être une partie d’échecs. Le hasard n’a aucune place. Forman ne croit pas à la possibilité d’un tel calcul en matière de séduction. Il veut redonner de l’épaisseur aux rapports, échapper au typage unidimensionnel du roman. En cela, son approche est à l’opposé de celle de Stephen Frears avec Les Liaisons dangereuses, inspiré d’une pièce de Christopher Hampton simplifiant encore les enjeux du livre. Annoncé après le film de Forman, celui de Frears (plus efficace visiblement) sort en premier, portant un coup à la portée commerciale du second titre. Certaines lois valent. Ainsi de celle voulant que si deux films sortent à une même période sur un sujet similaire, le moins porteur commercialement s’avérera le plus intéressant des deux. Car ce que Forman perd en efficacité, il le gagne en richesse et subtilité, une minutie expliquant sa plus grande lenteur à tourner.


Comparer le casting des deux films suffit à montrer ce qui les sépare. Pour Valmont : John Malkovich contre Colin Firth (preuve du talent de Forman, même lui se montre ici bon comédien). Pour Merteuil : Glenn Close contre Annette Bening (injectant au rôle une mélancolie, la blessure de celle qui ne peut, au XVIIIème siècle, s’épanouir qu’à condition de manigancer). Pour Madame de Tourvel : Michelle Pfeiffer contre Meg Tilly. Pour Cécile de Volange : Uma Thurman contre Fairuza Balk. Pour Danceny : Keanu Reeves contre Henry Thomas. Les deux jeunes amoureux, à peine sortis de l’enfance de Return to Oz et E.T., ajoutent au trouble. Du haut de leurs quinze ans et dix-huit ans, ils sont réellement trop jeunes pour être ainsi pervertis, émotionnellement peu à même de surmonter la corruption et la dépravation de leurs aînés. Quant à Meg Tilly, actrice au jeu fragile, souvent sur le rasoir du ridicule, elle donne un cachet particulièrement vulnérable à l’honnêteté de sa Tourvel, perçue dans cet univers mesquin ou comme de la naïveté, ou comme de l’impolitesse.


Valmont est un film où vaut maximalement ce qui est vrai de toute réussite : sa beauté se révèle à mesure de l’attention qu’on y accorde. La justesse de la reconstitution du classicisme français (aux alentours de Bordeaux pour le tournage). Le montage signalant dans chaque scène comment tel personnage perçoit tel autre, ou telle situation à cet instant. Le goût du slapstick occasionnel et de la dénonciation de l’hypocrisie constante (la tartufferie de Valmont et Merteuil est poussée à un degré qui inspirerait presque une forme d’admiration)... Forman réalise son grand film classique, empruntant une manière discrète aux origines très française, qu’il accommode à sa sensibilité d’exilé, sa truculence de libertaire slave, une vulgarité joyeuse. Laclos proposait, par des personnages caricaturaux mais plausibles, la cartographie socio-politique de l’aristocratie française du XVIIIème, le portrait agonisant que dessine sa politesse, dont usent deux opportunistes trop polis pour être honnêtes. Forman, en brouillant les lignes, propose moins le portrait d’une époque que d’êtres plongés dans celle-ci, auxquels de l’épaisseur est redonnée. Il s’affirme en fin connaisseur de l’âme humaine. Aucun personnage (principal tout du moins) de son film n’est unidimensionnel. Ils sont tous compréhensibles, souffrent eux-mêmes de leur nature, des travers auxquels ils s’abandonnent ou ne peuvent, contre leur volonté, échapper. La fatalité est présente, mais dé-schématisée. Il n’y a pas de monstres chez Forman, quoiqu’il s’intéresse à des calculateurs et calculatrices dont il partage le goût du jeu et, souvent, l’humour douteux. En moins brutal ou (quand même un peu) moins crû, il se rapproche pour la joie mauvaise d’un Verhoeven, le plaisir réaffirmé de cette vie obscène, mal foutue mais amusante. Sauf quand on aime très fort (ou qu’on demeure sérieux). Point commun également, Carrière assurant le relais, avec la tragicomédie de Bunuel.


Tourvel gagne cependant autre chose que plaisir et joie, qu’enfin elle connaissait dans l’abandon. Désenchantement, ou non ? Le film est, après tout, une tragédie. Le héros meurt, ceux qui prospèrent sont corrompus (dernier plan génial sur Merteuil qui, pour la première fois, semble être la plus honnête dans la pièce). Mais il y a chez Forman cette vitalité folle, cette joie de vivre qui paraîtrait bête si cette fantaisie ne frappait au contraire comme une sagesse acquise. On n’en sort pas tant désireux de manigancer que de se jeter (littéralement) à l’eau tout habillé, de s’exhiber dans un contexte inapproprié, d’écrire des lettres qui tout de suite nous embarrasseront, de contrarier des vilains plans par les mauvaises questions, de se moquer sous couvert d’éloge, d’aller chercher le petit-déjeuner ou des fleurs quand il n’est pas assuré que l’autre moitié sera présente au retour, de partir d’un grand éclat de rire ou de bouder royalement, de convoquer deux soulards comme témoins d’un duel à la vie, à la mort. Oui, de jouer. Ce terrain de jeu anarchisant, Forman l’a sacré lieu d’élection de sa comédie humaine. Révélation portée par le regard des valets et domestiques - à quel point les maîtres ne peuvent être pris au sérieux. Qu’ils croient tant qu’ils veulent calculer leur trajectoire et celle d’autrui. Ils seront toujours rattrapés par ce ridicule qui, chez Forman, n’épargne que ceux qui sont conscients du leur sans s’en inquiéter. Pour cette absence de sérieux, on l’a parfois relégué à une place inférieure à celle à laquelle il pourrait réclamer droit (s’il exposait "sérieusement" son cas). La somptuosité de Valmont, la finesse de sa dentelle (serait-ce au motif de mieux pouvoir l’éclabousser), devraient remplir cet office, prouver, s’il le fallait, un talent qui, tout excentrique soit-il, est fait de précision et de clarté. De vertus classiques.  

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 2 mai 2017