Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Une âme perdue

(So Evil my Love)

L'histoire

Une jeune veuve accepte de prendre comme locataire, dans l’une des chambres de sa pension normalement réservée aux femmes, un homme qu’elle a croisé sur le bateau qui la ramenait de la Jamaïque. Elle ne tarde pas à tomber sous le charme de cet étranger séduisant, qui semble lui offrir une « émancipation » que son défunt mari lui avait visiblement refusée. Mais elle se rend peu à peu compte qu’elle est en réalité entre les mains d’un criminel, et qu’elle n’est que le maillon qui permettra à celui-ci de mettre la main sur la fortune du mari de l’amie d’enfance auprès de laquelle elle exerce les fonctions de dame de compagnie.

Analyse et critique

Bien évidemment, même si l’on peut considérer en voyant le dénouement que la morale est sauve, So Evil My Love (Une âme perdue) est un film qui se termine mal : c’est un Film Noir, et tous les Films Noirs, depuis le premier en date, à savoir Œdipe roi de Sophocle, se terminent mal. Œdipe roi n’est pas un film, mais une pièce de théâtre ? Certes, mais la fatalité omniprésente dans le genre du Film Noir – qu’on songe simplement à un titre tel que La Griffe du passé (1) – fait de ce genre l’héritier direct des tragédies grecques.


On pourrait s’étonner que, ayant des racines aussi anciennes, aussi antiques, ce genre reste aujourd’hui encore aussi vivace. Toutes les combinatoires narratives n’ont-elles pas été explorées depuis longtemps ? Eh bien, non : l’extrême perfidie du destin ouvre la porte à d’infinies variations. Si, comme l’affirme le (prétendu ?) proverbe portugais qui sert d’exergue au Soulier de satin de Claudel, « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », le fatum aurait plutôt tendance à écrire courbe avec des lignes droites. Si le malheur d’Œdipe est incommensurable, c’est parce qu’Œdipe obéit aux arrêts du destin en croyant précisément faire ce qu’il faut pour les éviter. Soit dit en passant, ce principe tragique ressemble à s’y méprendre à un ressort comique de base : un personnage qui reçoit un pot de peinture sur la tête, cela ne constitue pas un gag ; mais il y a gag lorsque le bonhomme reçoit un pot de peinture sur la tête à la suite d’un geste qu’il avait fait pour s’en éloigner. La seule différence entre le tragique et le comique, c’est la nature du dénouement. L’homme qui reçoit un pot de peinture sur la tête peut aller faire nettoyer son costume chez le teinturier, mais Œdipe se crève les yeux de façon irréversible. Le tragique ne peut pas déboucher sur autre chose que la mort, réelle ou métaphorique.


Bien sûr, les progrès – techniques et scientifiques – ont permis à l’humanité de prévoir et d’éviter certaines catastrophes – en tout cas, c’est ce qu’elle croit… –, mais Freud est arrivé entretemps pour nous faire relire Œdipe roi et pour nous expliquer que le destin chez les Anciens n’était peut-être au fond qu’un autre visage de l’inconscient. Freud meurt en 1939 ; le genre du Film Noir, si l’on en croit les histoires du cinéma, naît en 1941, moins de deux ans après, donc, avec Le Faucon maltais de John Huston (2). Simple coïncidence ? Quoi qu’il en soit, il est aisé de retrouver dans certains « scénarios » ourdis par l’inconscient une malice qui n’est pas sans rappeler celle du fatum. On pourrait ici citer le film d’Otto Preminger Mark Dixon, détective : le héros éponyme est inspecteur de police, ce qui fait de lui l’opposé du gangster qu’était son père, mais certains commentateurs se sont demandé s’il n’avait pas choisi – inconsciemment… – de devenir représentant de l’ordre pour avoir la possibilité d’exercer légalement la violence que son père exerçait illégalement. (3)


Le nom de Lewis Allen n’est sans doute pas un grand nom de l’histoire du cinéma (4) et l’on pourra soutenir qu’Une âme perdue est bien moins un film d’auteur qu’un film de producteur – en l’occurrence, du producteur Hal B. Wallis, dont la filmographie inclut Casablanca et Le Faucon maltais –, mais, quoi qu’il en soit, le produit fini présente deux originalités qu’il convient de saluer. La première, c’est qu’il combine deux « sous-genres » (ce qui a d’ailleurs pu entraîner une certaine confusion dans l’emploi de leurs appellations respectives) : celui du gaslight et celui du gaslamp. Un gaslight film est un film tout entier construit autour d’une manipulation. À l’origine de ce nom, une pièce intitulée Gas Light – en deux mots – et qui a donné lieu à trois adaptations cinématographiques (dont une, toute récente, qui n’est pas encore sortie), toutes intitulées Gaslighten un seul mot. Rôle de l’éclairage au gaz dans cette affaire ? Un homme s’efforce de faire perdre la raison à son épouse en lui affirmant que les variations d’intensité lumineuse qu’elle constate dans leur appartement sont le fruit de son imagination, alors que c’est lui-même qui les produit en modifiant en cachette le débit du gaz (5). Gaslamp, c’est aussi l’éclairage au gaz, mais celui des réverbères, ce qui implique, du point de vue de l’espace, des scènes d’extérieur et, du point de vue du temps, l’ère victorienne, avec des rues remplies de brouillard, celles du Londres de Sherlock Holmes ou de Jack l’Éventreur. Une âme perdue, utilisant comme prétexte un fait divers authentique mais non résolu, sort le Film Noir de sa période traditionnelle, celle des années quarante, pour le replacer à la fin du XIXe siècle.


Confusion dans le temps, confusion dans l’espace. Absence de distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Il n’y a pas d’échappatoire dans Une âme perdue. Aucun lieu ne permet d’échapper au danger, et la séquence qui met en place tous les éléments de l’assassinat à venir est construite sur un jeu d’ombres dans le cadre étroit d’une salle de bains et non au détour d’une allée embrumée. Si réussie soit-elle, cette confusion d’ordre esthétique – on saluera le travail du chef opérateur Mutz Greenbaum – serait purement gratuite si elle n’en reflétait une autre, qui constitue la seconde originalité du film : les rôles des personnages dans l’histoire ne sont pas répartis suivant les conventions habituelles du genre. La femme fatale est ici un homme, ce séducteur manipulateur interprété par Ray Milland (lequel allait prêter sa voix au Diable quelques années plus tard dans Le Roi des rois), et l’héroïne interprétée par Ann Todd ne devient elle-même femme fatale que dans son sillage. Mais c’est évidemment cette femme fatale adjointe, cette « âme perdue » annoncée par le titre français, qui, du fait de ses contradictions, retient vraiment notre attention : bien sûr, elle ne peut supporter d’être manipulée – situation qui ne fait que reproduire celle qu’elle connaissait avec son défunt mari –  et elle peut encore moins supporter de devoir manipuler à son tour une femme qui pense retrouver en elle une amie sincère, mais elle éprouve en même temps une certaine ivresse à jouer ce rôle qu’on lui fait jouer, dans la mesure où, chose inédite pour elle, il lui permet d’exercer un pouvoir.


On rêve de ce que ce sujet aurait pu donner entre les mains d’Hitchcock. Une âme perdue lui enlève de sa force en voulant trop bien faire, en introduisant des éléments qui vont certes dans le même sens, mais qui, du fait même de leur nombre, débouchent sur une mécanique répétitive peu apte à susciter chez le spectateur une réelle émotion. L’amie de l’héroïne est elle-même sous le joug d’un mari tyrannique, idée de scénario séduisante dans sa perversité (l’héroïne, finalement, ne fait que réaliser les fantasmes de son innocente amie…), mais le mari lui-même est, semble-t-il, sous le joug de sa propre mère. Prétendre offrir ainsi tout l’arc-en-ciel du Film Noir, c’est sans doute un peu trop.

(1) Out of the Past, film de Jacques Tourneur, 1947.
(2) Le même John Huston qui allait réaliser en 1962 Freud, passions secrètes.
(3) On pourra trouver plusieurs retournements scénaristiques du même type dans divers films de Akira Kurosawa – car Kurosawa a aussi réalisé des Films Noirs –, par exemple dans Les salauds dorment en paix, qui a pour personnage central un homme d’autant plus acharné à punir les responsables du suicide de son père qu’il n’est pas impossible qu’il ait eu lui-même – involontairement, bien sûr – une part de responsabilité dans ce suicide.
(4) Lewis Allen est d’autant moins connu que, après avoir tourné une vingtaine de films à Hollywood, il changea définitivement son fusil d’épaule et ne réalisa plus que des épisodes de séries télévisées.
(5) Aux États-Unis gaslight est même devenu depuis quelque temps un verbe en anglais américain. Un opposant à Donald Trump a pu ainsi l’accuser d’avoir « gaslighté », autrement dit manipulé, le peuple américain.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 8 août 2022