Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Un mariage

(A Wedding)

L'histoire

Deux grandes familles aisées - les Sloan, descendants d'une vieille dynastie victorienne, et les Brenner, d'origine ouvrière mais enrichie grâce à une entreprise de transports - se réunissent dans l'opulence pour célébrer le mariage des jeunes Dino Corelli et Muffin Brenner. Après la cérémonie à l'église dirigée par un évêque très âgé et très hésitant, tous les noceurs et les responsables des festivités se retrouvent dans le manoir familial des Sloan, malgré le boycott de quelques invités. En dépit des efforts de l'organisatrice du mariage, la fête va dégénérer, victime d'une succession de petites et grandes catastrophes, du décès inopiné de la grand-mère qu'il faudra dissimuler jusqu'à l'emballement de nombreux protagonistes dont certains secrets enfouis ne demandent qu'à sortir. Les masques tombent et les révélations pleuvent jusqu'à un final chaotique et faussement libérateur.

Analyse et critique

Parmi les cinéastes de ce qu'il est convenu d'appeler le Nouvel Hollywood, sorte de mouvement cinématographique et sociétal informel associé à un nouveau schéma de production, qui prit son essor dès la fin des années 1960 suite au long délitement du système des grands studios et grâce à l'avènement d'artistes plus indépendants et plus en phase avec les interrogations sociopolitiques des citoyens américains des sixties, Robert Altman occupe une place singulière. Dans la décennie 1970 bénie des dieux du cinéma, alors que ses collègues les plus célèbres se font remarquer par des œuvres à la mise en scène souvent flamboyante, débridée, par des histoires pleines de bruit et de fureur qui dynamitent tous les genres hollywoodiens, Altman poursuit son petit bonhomme de chemin - à côté de réalisateurs plus "discrets" comme Bob Rafelson, Peter Bogdanovich ou Hal Ashby - sans qu'il soit aisé pour le public comme pour les critiques de pouvoir cataloguer et son style et ses préoccupations morales ou esthétiques. Ce qui tombe plutôt bien, puisque Altman s'est toujours ardemment battu pour échapper aux étiquettes, comme aux récits parfaitement balisés.

Ce véritable artiste de la contre-culture que fut Robert Altman, malgré son penchant parfois handicapant pour l'alcoolisme, a su avec opiniâtreté tracer son sillon comme cinéaste subtilement subversif, doté d'un style faussement naturaliste mais surtout impressionniste - et qui ne craignait pas quelquefois de verser dans certaines expérimentations au risque de laisser plus d'un spectateur motivé sur le carreau. En dépit de quelques périodes de vaches maigres - les années 1980 essentiellement - d'un point de vue commercial mais aussi hélas souvent artistique, sa carrière fut heureusement riche et longue puisqu'elle s'acheva avec un beau film testament en 2006, The Last Show. Cependant, si les dernières années de sa vie comptèrent de superbes réussites telles que Short Cuts (1993), Cookie's Fortune (1999), Gosford Park (2001) et bien sûr The Player (1992) qui relança sa carrière, force est de constater que sa décennie de prédilection fut bien celle du Nouvel Hollywood avec une succession de films étonnants et magistraux qui façonnèrent sa vision du monde et sa personnalité artistique. On ne résistera pas ici au plaisir de citer ces quelques œuvres, souvent incontournables toujours audacieuses, à l'intérieur desquelles une famille d'artistes et de techniciens a pu s'épanouir : M.A.S.H. (1970), Brewster McCloud (1970), John McCabe (1971), Images (1972), Le Privé (1973), Nous sommes tous des voleurs (1974), California Split (1974), Nashville (1975), Buffalo Bill et les Indiens (1975) ou encore Trois femmes (1977).

Un mariage vient quasiment conclure cette époque de rêve en 1978, avant l'étrange Quintet (1979) avec Paul Newman, sorte de cauchemar blanc futuriste au rythme alangui qui condamne l'être humain à sa destruction par l'avance des glaciers, un film peu aimable mais fascinant qui décontenança tous les cinéphiles et fut un bide commercial. Ce n'est probablement pas un hasard, du moins rétrospectivement, de voir Robert Altman conclure cette décennie par une œuvre sombre et pessimiste en diable. Souvent taxé (un peu à tort) de misanthropie, le cinéaste accouchait peut-être alors de son long métrage le plus nihiliste qui montrait toutes les formes de lien social se déliter. Pourtant, malgré quelques films imprégnés d'une profonde noirceur, c'est plutôt l'humour, la dérision, le sentiment d'absurdité et la fausse désinvolture qui caractérisent la filmographie de Robert Altman. Ce dernier est avant tout un iconoclaste qui s'amusait à moquer les conventions d'une société bien-pensante aux règles arbitraires pour dénoncer leur hypocrisie. Et Un mariage remplit ce rôle de la plus éclatante des manières en prenant pour sujet l'une des traditions les plus respectables et respectées, voire vénérées, de notre société. De plus, cette institution sociale constitue l'occasion parfaite pour le scénariste-réalisateur de mettre en place son petit théâtre des représentations humaines, dans lequel chaque personnage finit par révéler sa véritable identité, de même que ses aspirations et ses secrets plus ou moins inavouables.

A l'instar de Nashville (sommet de l'exercice et du genre), Un mariage est une œuvre polyphonique comme aimait concevoir Altman, une approche narrative dont il usera régulièrement jusqu'à la fin de sa carrière. Ici il double même le nombre de ses personnages par rapport à Nashville, en faisant évoluer devant sa caméra une cinquantaine de personnes pour lesquelles il faudra au spectateur un certain temps afin d'en dessiner les contours. On pourrait définir Un mariage comme une farce tragi-comique qui s'échine à faire tomber un à un les masques des organisateurs et des invités conviés à cette mascarade assumée que représente un grand mariage. Sont réunies ici deux grandes familles aisées et leurs proches, deux clans d'obédience pourtant très différente avec d'une côté des riches héritiers d'une vieille famille WASP de l'Illinois (avec pourtant en son sein un émigré italien, le père du marié, on y reviendra) et de l'autre des nouveaux riches ayant fait fortune dans le commerce (d'où est issue la mariée). Le film commence en grande pompe dans une immense église, Altman conférant justement avec une solennité appuyée un aspect théâtral à cet événement. Mais le cinéaste par petites touches laisse deviner que les choses risquent de basculer dans une perte de contrôle inattendue, témoin l'évêque à moitié sénile qui annone son discours et s'emmêle dans ses phrases. Pendant environ une demi-heure, dès l'arrivée au manoir, Altman nous fait entrer dans son petit microcosme, nous fait circuler parmi ses très nombreux personnages jusqu'à nous perdre dans cette galerie de gens stéréotypés avant que progressivement le vernis s'écaille et que les masques tombent. Si nous avons du mal au début à bien caractériser les personnages, Altman a l'intelligence de cultiver les clichés (que nous connaissons tous en pareille situation) pour ensuite peu à peu les exploser. A partir du moment où la matriarche alitée (jouée par Lillian Gish) passe de vie à trépas dans sa chambre au sommet du manoir, et qu'il convient sur les conseils du médecin de famille de cacher ce décès à l'assemblée, on sait que le cinéaste rigolard va se livrer à un jeu de massacre.


Personne ne va y échapper : le jeune marié bien trop propre sur lui en apparence, les deux couples de parents aux liens fragiles, les amis dépravés, l'organisatrice du mariage à cheval sur chaque tradition au milieu du chaos ambiant et qui se révèle une vieille fille triste, les membres de la sécurité dirigés par un homme imbu de sa personne mais qui va se laisser totalement déborder, la vieille tante communiste qui déboule comme une furie, le médecin de famille qui tout en gérant tranquillement l'addiction à la drogue d'une des belles-mères ne perd jamais l'occasion de descendre un verre d'alcool, les différents sous-groupes de personnages révélant les uns après les autres leurs petites ou grandes mesquineries, l'égocentricité d'à peu près tout le monde. Jusqu'à la sœur de l'innocente mariée (qui d'entrée dévoilait un énorme appareil dentaire lors de la cérémonie...), dont on découvre les pratiques sexuelles bien peu conformes à ce que l'on attendrait d'une fille de bonne famille ; elle est interprétée par Mia Farrow en mode face d'ange qui ne prononce qu'une seule phrase au cours du film (mais une phrase jouant le rôle d'une grenade dégoupillée : « Je suis enceinte » ). Ainsi Altman, avec une délicatesse apparente mais surtout l'appétit d'un fauve fondant sur sa proie, signe avec Un mariage une comédie de mœurs où rien n'est vraiment comme il semble être et où tout le monde a quelque chose à cacher. La somptuosité et la préciosité de l'environnement n'est qu'un fragile paravent pour dissimuler des secrets dont l'incongruité le dispute à la grossièreté.



Pour mettre en scène cette satire qui fait exploser les conventions, Robert Altman possède cette faculté de donner un grand sentiment de liberté à son art. Sa réalisation est d'une grande et belle fluidité grâce à une caméra presque toujours en mouvement et à son jeu entre arrière-plans et avant-plans interchangeables dans les plans larges ou rapprochés quand il s'agit d'alterner entre les actions. Ses zooms caractéristiques servent à constamment déplacer et préciser le point de vue, de même qu'à aller chercher un personnage (ou groupe de personnages) pour le mettre en valeur à un instant donné. La scène du bal des mariés est typique de cette approche, alimentée pour notre plus grand plaisir par des discussions entre les danseurs occasionnels qui confinent au ridicule et à l'absurde (cette séquence rappelle - pardon par la comparaison qui pourrait paraître saugrenue, mais elle ne l'est pas tant que cela dans le fond - les scènes de bal inénarrables du Muppet Show). L'enchevêtrement des différents fils narratifs s'opère ainsi avec une plus grande facilité et un sens du naturel qui trahit une grande faculté d'observation chez le cinéaste - très probablement exercée grâce à sa longue expérience télévisuelle. Le travail avec ses comédiens procède de cette même logique. Pour Un mariage, Altman laissa une énorme marge d'improvisation à ses acteurs, conseillant même à ces derniers d'écrire leurs propres dialogues et d'inventer des situations susceptibles de nourrir à la fois les personnages qu'ils devaient incarner et leurs interactions. Les comédiens n'étaient d'ailleurs pas toujours certains d'être au centre de l'action filmée par le réalisateur qui, grâce à la mobilité de la caméra et à l'usage du zoom, pouvait les surprendre dans leurs improvisations.


La vie est affaire de croisements, de rencontres inopinées et éphémères, de surprises et de dialectique entre comportements formatés et réactions inattendues guidées par nos instincts primaires (il est beaucoup question de sexe dans Un mariage) ; c'est ce que parvient à capter Altman grâce à sa réalisation aérienne et en faux huis clos (puisque sa mise en scène casse les murs). Dans ce petit théâtre de la misère intellectuelle et affective, on aurait pourtant tort de croire que tous les personnages sont condamnés ou condamnables aux yeux de Robert Altman. Ce dernier n'est pas plus intéressé par la morale que par l'établissement d'une intrigue classique. Parmi toutes les catastrophes qui s'accumulent, le désastre climatique (la tempête ponctuelle) est celui qui va plus ou moins libérer les personnages de leurs carcans ridicules et les pousser à montrer leur véritable nature, liée le plus souvent à la libération de leur libido. Ce qui rend l'ensemble des protagonistes finalement plus sensibles et plus humains, au point que l'on peut parfois oublier leur petitesse lorsque certains d'entre eux acceptent de tomber le masque par amour, pour un besoin naturel qui n'est plus contrarié ou simplement par désir sexuel. Point de misanthropie donc dans ces cas-là et Altman s'abstient de juger. Et cela même si le double climax final - qui nous amène de la farce à la tragédie et de la tragédie de nouveau à la farce - achève de rendre grotesques et misérables l'ensemble des participants à ce mariage.



Cette société petite-bourgeoise qu'Altman connaît bien pour en être issu en prend donc pour son grade, et c'est probablement en étendant ses travers à l'Amérique toute entière que le cinéaste touche juste. Il n'est qu'à voir le destin de Luigi Corelli (fantastique Vittorio Gassman), le père du marié, qui sous la forme d'un pacte avec l'aïeule a dû récuser son italianité pour faire partie de la vieille famille victorienne Sloan - à peine a-t-il pu récréer le décor d'un restaurant italien dans la cave de la maison familiale, telle une relique enfouie dans les bas-fonds. Cela en dit long sur le racisme sous-jacent du pays et sur le fameux melting-pot américain qui condamne à nier son identité devant les classes régnantes. L'une des plus belles séquences du film montre justement Luigi dire ses quatre vérités au cadavre de la grand-mère et reprendre sa liberté en quittant la demeure dans la joie en compagnie de son frère - avec qui il venait de se réconcilier après l'avoir banni de son existence - derrière le volant d'une voiture fonçant dans la profondeur du cadre. A l'image de cet ultime sentiment de libération conjugué au dernier pied-de-nez tragi-comique qui ramenait les personnages à leur hypocrisie et à leur égoïsme, Un mariage trace avec une pointe de mélancolie le portrait protéiforme d'une humanité prisonnière de ses dogmes et de ses certitudes, qu'un événement déclencheur peut temporairement raviver et sortir de ses afféteries. Mais l'absurdité de l'existence finit par reprendre le dessus et laisser chacun des protagonistes avec ses propres contradictions. L'essentiel est d'en rire plutôt que d'en pleurer ; il y a donc comme une parenté entre la vision altmanienne de la vie et celle de la comédie italienne classique que la présence de Gassman ne pouvait qu'accréditer.


DANS LES SALLES
 

un mariage
UN FILM DE Robert Altman (1978)

DISTRIBUTEUR : SPLENDOR FILMS
DATE DE SORTIE : 06 JUILLET 2016

La Page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 7 juillet 2016