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Critique de film
Le film

Un justicier dans la ville

(Death Wish)

L'histoire

Un Justicier dans la Ville : Paul Kersey est un architecte new-yorkais aisé et aux idées progressistes. Sa vie s’effondre à la suite de la mort de sa femme et du viol de sa fille, sauvagement agressés. Jugeant les institutions impuissantes face à son drame et à la violence urbaine, Kersey arpente les rues de New York pour se faire juge, jury et bourreau.

Analyse et critique

"Kill Bill, c'est Un Justicier dans la Ville avec des sabres japonais." – Michael Winner, Winner takes all

That 70's show

David Cronenberg n'a sûrement pas réalisé A History of Violence pour célébrer le trentième anniversaire de Death Wish / Un Justicier dans la Ville. Encore que Viggo Mortensen et Charles Bronson étaient ensemble, sans se croiser, dans The Indian Runner. Mais ce titre généalogique aurait pu s'appliquer au film de Winner, et la vision du film de Cronenberg confirme que l'Histoire est toujours en marche. Finissons le petit jeu des comparaisons : il s'agit de deux cinéastes étrangers (l'un canadien, l'autre britannique) diagnostiquant l'état de leur voisin ou cousin et partageant un sens de l'humour assez noir (un peu moins évident chez Winner). Cette violence est à la fois génétique et virale pour un Cronenberg, travaillé par la question du corps. Elle est fascinante et absurde pour un Winner, travaillé par la question du corps social. Ses films brouillons des années 70 ne parlent en effet que de cela, de la défiance envers les institutions (L'Homme de la loi, Scorpio) aux conséquences de la guerre du Vietnam (Les collines de la Terreur, Le cercle noir) en passant par les impasses d'une société américaine acculée par le matérialisme (La sentinelle des maudits) et la violence.

Vu d'ici, Death Wish est plus exotique (1) que les westerns auxquels il emprunte la mythologie. C'est donc et seulement l'histoire d'un homme qui provoque d'autres hommes, dégaine pour les abattre en invoquant la légitime défense. La distance – ou la proximité, l'identification - induite par les policiers au boulot ou les cow-boys braquant les indiens n'est pas ici de mise. Vous aimerez l'Inspecteur Harry mais pas Paul Kersey. En dehors d'un Charles Bronson minéral agitant les mains dans ses scènes de dialogues, ce que l'on retient de Death Wish est qu'il est symptomatique de toute une époque. Ce film suffocant vaut plus que le parfum réac qui s'en dégage. Car comme à peu près tous les films de Michael Winner de cette période, il est pire que réac. Il est cynique.

Michael Winner : "Charlie, le meilleur script que j'ai s'appelle Death Wish. Ca parle d'un homme dont la femme et la fille sont agressés par des voyous et il décide d'abattre des voyous".
Charles Bronson : "ça me plairait de faire ça".
Michael Winner : "de faire le film?"
Charles Bronson : "non, d'abattre des voyous".

Michael Winner , Winner takes all.

En 1974, Winner se trimballe depuis un certain temps avec le script du film (adapté d'un roman de Brian Garfield), refusé par tous les studios. En 1974, l'idée d'un citoyen ordinaire en abattant d'autres sur pellicule effraie. Dino de Laurentiis accepte au final de produire le film, mais lui et Paramount (à la distribution) sont conscients de marcher sur des œufs. Le PDG de Paramount s'inquiète quant à lui de la proportion de voyous noirs montrés dans le film. De Laurentiis voudrait rebaptiser le film The Sidewalk Vigilante ("Le Justicier du trottoir") sous prétexte que le mot Mort ("Death") du titre effraierait les spectateurs. Winner veut faire son intéressant en imposant le célèbre plan final – que ni Bronson, ni les producteurs apprécient -, qui appuie la névrose de Paul Kersey. Et le fait qu'il aime donc tuer des voyous.

Death Wish est un signe de la crise morale de l’Amérique des années 70, et dont le cinéma se fait l’écho. Robin Wood, auteur de Hollywood : From Vietnam to Reagan, évoque ainsi la manière dont la production cinématographique se nourrit alors d’un contexte politique, économique et moral troublés. S'accumulent les désillusions nées de l'enlisement au Vietnam, de la défiance envers les institutions (l'affaire du Watergate) et des conflits sociétaux. L’utopie de la contre-culture de gauche des années 60 est dénigrée. Les Américains se retrouvent face à un réel hostile auquel ils ne semblent pouvoir opposer de solution ou de cohésion. Assiégés, les héros du cinéma américain se sentent subitement bien seuls, sans rires ni bravo. Certains prennent les armes : Harry Callahan (L’Inspecteur Harry), Popeye Doyle (French Connection), David Sumner (Les Chiens de Paille). Autant de héros de fictions droitières, grands individualistes agités d'une flamme froide, marginaux en rupture de bang et incarnant les tensions parcourant la société américaine.

Le discours se fait rigide et dépeint un monde granuleux, tout en intégrant la permissivité des années 60 quant à sa représentation de la violence. Un peu avant Reagan, "l'Amérique est de retour". Enfin un peu car au dos du mur. La culture populaire est gagnée par une re-mythification du pays dans sa version sud profond. Alors que la côte est et les grandes villes déclinent et font ceinture, les états du sud comme la Floride ou le Texas profitent d'un boom économique, imposant une culture country western et de héros populaires populistes. Ce sud profond est aussi statistiquement la partie la plus violente du pays, avec un taux d'homicide double par rapport à celui du nord-est américain.

Cette contre-révolution à Hollywood véhicule des attaques conservatrices contre les idées des Libéraux (au sens américain du terme, c’est à dire progressistes, de gauche), accusés d’avoir contribué à l’explosion de la criminalité urbaine à partir des années 60. Avec Death Wish, on est au cœur de cette dépression : un libéral urbain y est acquis à l'imagerie du petit écrasé par les institutions. A sa sortie en 1974, le film est identifié comme une fiction de classe moyenne blanche et réactionnaire par la critique américaine (un film "quasi-fasciste" selon le vénérable Roger Ebert). Il provoque bien sûr le débat, astucieusement mis en abyme par un Winner bien roublard dans son film. Kersey contemple tout le battage médiatique fait autour de ses actes, de la télévision aux gigantesques panneaux de publicités pour la presse. Le critique Rex Reed, dans le New York Daily News, note malicieusement que "mêmes les progressistes les plus militants applaudiront" le film tandis que Playboy ironise sur "les citoyens vertueux qui fantasmeront à l’idée de former une milice en sortant de la salle".

Citizen K.

Que vaut Death Wish trente ans après ? Winner oscille entre facilité (Kersey est un progressiste, objecteur de conscience pendant la guerre mais connaît bien les armes de par son père chasseur, mort dans un accident de chasse) et efficacité. Il y a une ironie dans l’idée d’un architecte - censé être créateur d’équilibres - qui voit son bonheur méthodiquement s’effondrer et devenir un destructeur névrosé. Ce que dépeint Death Wish est sur le papier la dégradation mentale de Paul Kersey, poussé à bout. Il semble découvrir ce nouveau monde qu’est la REALITE avec effarement (et face à une victime en sang d'une agression, laissée à elle-même dans une salle d'attente d'hôpital, Kersey semble découvrir la violence).

Le Death Wish du titre est littéralement un souhait de mort mais aussi une pulsion autodestructrice. Winner excelle dans la peinture de cette descente dans un enfer personnel de ruelles et de parcs enténébrés. L'errance circulaire de Paul Kersey dans le quartier de Riverside devient maelström après son premier meurtre de sang-froid : il est dans un état second avant de presser la détente. Rentré chez lui, il s’écroule à terre pour ensuite vomir dans les toilettes. Avant de se robotiser dans les séquelles en une sorte de Vile Coyote des cartoons de la Warner, Paul Kersey est présenté comme un cas pathologique. On ne peut même pas vraiment parler d’autodéfense dans son cas: s’il laisse ses agresseurs tirer le premier, c’est après les avoir provoqués et pour ensuite leur tirer dans le dos. C’est bien un prédateur, qui aime le foie, la musique bruyante et une couleur agressive de peinture pour son appartement.

La meilleure idée du scénario est que Kersey ne retrouvera jamais les agresseurs de sa famille et donc ne peut se venger : dès lors, sa croisade est digne d’un Sisyphe fou, condamné à vider ses cartouches sur une violence sans fond. Dans Death Wish, les criminels ne sont jamais caractérisés psychologiquement. On les nomme rarement même. Ils sont juste les Méchants (les voleurs contre les gendarmes, les indiens contre les cow-boys). Winner traite ainsi de manière fantasmatique une scène où Kersey est attaqué dans le métro par deux afro-américains : le bruit du wagon roulant et des balles sont parfaitement audibles, pas les mots de l’agresseur qui bouge distinctement les lèvres. La poudre parle, mais pas les minorités. C'est d'autant plus noir que les voyous ayant ruiné la vie de Kersey sont blancs. Les Méchants sont partie intégrante d’un décor urbain de cauchemar, comme des animaux indissociables d’une jungle. Winner en souligne facilement les contours et les couleurs en lui opposant les premières images idylliques du film où Mr et Mme Kersey sont en vacances à Hawaï. Une fois dans leur taxi à New York, le couple est littéralement compressé par le décor pesant que Winner capture à travers une photographie réaliste (William Lustig, assistant monteur sur le film, saura s’en souvenir pour ses sèches séries B traitant aussi de justice individuelle express, en particulier l’excellent Vigilante). Winner noircit à peine le portrait fantasmé d’une ville en banqueroute en 1977.

Nouveau Western

Winner importe sa petite expérience du western (et Bronson), traitant ses fusillades comme des duels sous la lune. Le prédateur qu’est Kersey laisse ainsi s’échapper sa dernière victime car elle n’a pas dégainé. Si Kersey ne croit plus aux lois de son époque, il s’en tient désormais à la loi de l’Ouest, le déclic étant un voyage d’affaires à Tucson, Arizona. Ce voyage va précipiter son basculement : il y rencontre un promoteur immobilier, adepte des armes et qui vante la qualité de vie de sa région respirant le sécuritaire et la poudre. Surtout, l’homme lui offrira son premier revolver. Kersey assiste aussi dans un parc d’attractions local à une reconstitution de la vie de l’Ouest où chacun pouvait garantir sa sécurité individuelle. Individualisme : le mot est lâché.

La névrose de Kersey est aussi sa conversion aux idées des pionniers, reflétant le repli réactionnaire de l’Amérique des années 70. Une nostalgie des aspects les plus droitiers de la Conquête de l’Ouest. Architecte, Kersey voit planer sur lui l’ombre des bâtisseurs de l’Amérique : il conçoit un projet immobilier respectant l’environnement des collines d’Arizona (comme un rite de passage). En partant nettoyer New York, il redevient lui-même un de ces pionniers – anachroniques – censés changer l’ordre des choses, construire une société puisque ses actes vont bientôt contaminer la ville ou vont éclore des justiciers. Lorsque l’inspecteur Ochoa lui ordonne de quitter New York, un Kersey à demi-amusé répond par un westernien "avant l’aube ?" puis va prendre le train.

Un moment-clé résume cette conversion et l'impasse idéologique lors d’un échange entre Kersey et son gendre, qui lui vante le calme de la campagne : Kersey s’interroge si la société ne devrait pas revenir à l’autodéfense des pionniers. Il lui demande "qu’est-ce qu’un homme qui ne fait rien confronté à la peur ?" Son gendre répond par "un être civilisé, je suppose ?" sous le regard désapprobateur de Kersey. La méfiance d'alors des Américains envers leurs institutions est cristallisée dans le film par l’attitude des autorités : sur le principe, elles refusent l’idée d’un justicier. Mais elles profitent de la peur suscitée par Kersey (le taux de criminalité tombe). Arrêté, il est chassé de la ville mais le fait que le public l’ignore continuera à dissuader les criminels. Cette demi caution des actes du Justicier est bien irresponsable, puisqu’en l’expédiant à Chicago, les autorités new-yorkaises ne font que déplacer le problème. Kersey est bien décidé à poursuivre son passe-temps. La conclusion est donc insatisfaisante, comme souvent chez Winner : rien n'est vraiment résolu. La mairie de New York aura de bonnes statistiques, mais pour combien de temps. Kersey veut d'autres morts. Le spectateur aussi. Ca vous a plus? Vous en voulez encore?

Le fric, c'est chic

Le problème évident du film tient à son opacité, à un "texte incohérent", pour reprendre Wood. Quel est le message ? Si Winner cautionne les idées de Kersey, il prend parti pour un homme qu’il a pris le temps de décrire comme un névrosé. En même temps, le charisme de Bronson (qui n’est jamais meilleur que lorsqu’il ne dit rien à l’écran) et l’impuissance des autorités sont un moyen pour lui de demander notre approbation. Winner fait aussi de l’humour avec le personnage de l’inspecteur Ochoa. La reconstitution d’une bagarre de cow-boys – déclic de la conversion de Kersey - est risible comme si Winner se moquait de ce qu’ils représentent. La scène où une femme se défend face à des pickpockets avec une épingle à chapeau est traitée sur le mode burlesque. Tout cela serait-il absurde? Le plan final d’un Kersey faisant mine de viser des sauvageons avec ses doigts formant un pistolet est autant la promesse d’une suite qu’un clin d’œil adressé au spectateur. Alors, Winner prend-il tout cela au sérieux ? Le roman de Garfield (qui trouva le film trop violent) dissipait les ambiguïtés quant aux actes de Kersey, dans un passage (absent du film) où il abat deux passants qui avaient le malheur d’être sur le même trottoir que lui.

Death Wish est un film hanté par l’économie, le fric. Ce sous-texte du film relevé par X. Mendik rend le film tout aussi opaque et ajoute à l'absurdité du propos. On n'y parle que d'argent (2). Dès lors, voilà un film où le héros ne peut vraiment se venger, où une société est schizophrène parce qu'elle veut conserver un semblant de civilisation et où "l'argent, l'argent, l'argent n'est drôle que dans un monde de riches" (Abba). Death Wish est bien un film d'impasses et de crise, où les Méchants sont pauvres, où les "honnêtes gens" font l’équation "criminel = noir = pauvre" (l’un des nombreux voyous abattus par Kersey s’appelle d’ailleurs Georges Rich) dans les soirées mondaines et où le héros s’interroge si son assurance pourra permettre de soigner sa fille. Deux scènes sans armes à feu en viennent à saisir cette situation de marasme : Kersey regardant une publicité télévisée idyllique vantant les mérites du crédit et surtout, Kersey se défendant contre un voyou avec une sorte de fronde composée d’un bas rempli de pièces de monnaie. L’arme est tellement inhabituelle – presque ridicule - qu’elle montre que le film traite aussi de violence économique. Argent trop cher. Kersey défend bien le capital et la propriété individuelle. L’insistance de Winner sur le sujet balance entre la satire (la soirée mondaine où se rend Kersey) et sa défense. Winner, encore une fois, renvoie tout le monde dos-à-dos de manière amorale. Le réalisateur, grand contributeur des bals de charité de la police anglaise, s'exprimait en ces termes : "je ne les blâme pas (les voyous). Quand on est frustré (financièrement), on fait n'importe quoi pour survivre. Comment peut-on regarder sa famille s'enfoncer sans réagir? L'argent est bien leur principal moteur et on ne peut le leur reprocher car il leur permet de vivre libre" (3).

Death Wish est un film tendu, de par sa violence et de par ses contradictions internes, véritables tracés éruptifs du cardiogramme de l’Amérique des années 70. Ambiguïté du film (le film est miroir et verre dépoli) ? Oui, jusqu’à un point, délimité par la roublardise de Winner.

   

(1) La France succombera tardivement – et pour un temps - aux films dits d'autodéfense : Légitime violence (1982) où Claude Brasseur traque l'odieux Thierry Lhermitte, le plus connu Tir groupé (1982) où Gérard Lanvin ne se remet pas d'un mauvais coup de karaté infligé à Véronique Jeannot. Les deux films ont tour à tour illustré un débat aux Dossiers de l'écran. Ne pas oublier le très bon Liste noire (1984), qui aurait pu s'appeler "La Maman était en noir", avec Annie Girardot en mère vengeresse.

(2) Un collègue de Kersey préconise de parquer les pauvres dans des "camps de concentration". Plus tard, ce même collègue préconise de recruter davantage de policiers. Mauvaise solution, lui répond-on, cela augmenterait les impôts. Plan suivant : un gros plan sur une caisse enregistreuse. Finalement, la violence des agresseurs exercée sur les Kersey mère et fille explose lorsqu’ils se rendent compte que leurs victimes n’ont pas d’argent sur eux. L'un des voyous – joué par un jeune Jeff Goldblum, qui remporta le rôle après une audition convaincante où il "viola" une chaise – s'écrie même : "je hais les riches salopes".

(3) Interviewé par X. Mendik.

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La fiche IMDb du film

La critique de Death Wish 2

Par Leo Soesanto - le 21 mars 2006