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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un jour un chat

(Az prijde kocour)

L'histoire

Dans un petit village de Tchécoslovaquie, les enfants se rendent joyeusement à l'école pour assister à l'enseignement de leur instituteur Robert, jeune homme rêveur, amoureux de la nature et peu enclin à se plier au conformisme prôné par son directeur.
Un jour, un magicien et sa troupe de forains débarquent en ville. Leur chat à lunettes possède un pouvoir insolite : il suffit qu'il les enlève pour révéler la nature véritable des gens sur lesquels il pose son regard. Ce félin magique va provoquer quelque trouble !

Analyse et critique

L’année 1963 est souvent considérée comme une année décisive dans l’émergence de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, ce courant porté par de jeunes cinéastes, pour la plupart issus de la FAMU (la grande école de cinéma praguoise), qui s’affranchirent, dans les années précédant le Printemps de Prague, des impératifs de production conventionnels du régime soviétique. Cette année-là marqua en effet les débuts derrière la caméra, entre autres, de chefs de file majeurs de ce mouvement, tels que Vera Chytilová (Quelque chose d’autre) ou Miloš Forman (Audition puis L’As de pique), mais ceux-ci profitaient largement, en réalité, de la voie qui avait été ouverte par la génération qui les avait immédiatement précédés, celle des tous premiers diplômés de la FAMU (qui avait été fondée à la fin des années 40), parmi lesquels Vojtech Jasný, décrit par Forman lui-même comme le « père spirituel de la Nouvelle Vague ».

En Europe de l’Ouest, on méconnaît largement Jasný, qui avait comme tant d’autres débuté après sa sortie de l’école en opérant dans le cinéma de propagande à travers de nombreux courts-métrages documentaires, mais qui décida progressivement, après un voyage à travers la Chine et la Sibérie, de ne plus se soumettre aux contraintes du régime : Désir, réalisé en 1958 et sélectionné au Festival de Cannes l’année suivante, marque ainsi une première date dans cette histoire d’émancipation. Quelques années plus tard, lorsque le régime soviétique, consécutivement à la fin du Printemps de Prague et à la reprise en main (par les chars) de son autorité , se mettra à traquer les dissidents, Jasný sera identifié comme une figure subversive (Chronique Morave, réalisé en 1968 et lauréat du Prix de la Mise en Scène à Cannes 1969, fera ainsi l’objet d’une censure) et sera contraint à l’exil. Il travaillera ensuite en Autriche, en Allemagne, au Canada, enseignera aux Etats-Unis à l’Université de Columbia (comme Forman) et rentrera à Prague suite à la Révolution de Velours et la chute du régime communiste en 1989. Il est mort chez lui, en Moravie, en 2019.

En 1963, donc, Vojtech Jasný a réalisé Un jour un chat, film insolite et rafraîchissant, qui témoigne bien, par sa liberté de ton, de forme et d’esprit, de l’effervescence de ce nouveau cinéma qui ne s’interdisait rien. Voici donc, en première lecture, une fable surréaliste, merveilleuse et extravagante, qui expose les habitants d’un petit village de province (1) aux pouvoirs malicieux d’un chat capable, simplement en enlevant des lunettes, de révéler leur véritable nature. L’idée était, dit-on, venue à Jasný quelques années plus tôt lorsqu’atteint de la grippe espagnole, il eut de fortes fièvres provoquant des hallucinations inspirées des souvenirs des cirques ambulants de son enfance. Pour donner forme à sa vision, il s’entoura alors de collaborateurs de talent : Jirí Brdecka (scénariste, dessinateur de bandes-dessinées et cinéaste d’animation), Jaroslav Kucera (chef-opérateur et responsable des effets visuels, par ailleurs époux de Vera Chytilová) et Jan Werich, comédien et homme de théâtre extrêmement renommé en Tchécoslovaquie, figure majeure du Théâtre libéré (institution d’avant-garde fondée en 1926 qui connut une grande renommée internationale dans les années 30 et fut interdite par les nazis), et qui était toujours surveillé de près, au début des années 60, par le régime communiste. C’est son visage rond et faussement débonnaire qui ouvre le film, avec un premier « Il était une fois… » qui oriente a priori vers la fable ; puis le referme, quelques 100 minutes plus tard, par un deuxième qui aurait plutôt valeur de « Il faudrait qu’il soit… ».

Car si, durant la production du film, Vojtech Jasný s’est bien gardé de laisser croire que ce film, manifestement exubérant et fantaisiste, avait une quelconque vocation satirique, son propos profondément politique (et tout à fait dans l’esprit, donc, de la Nouvelle Vague, qui malgré la variété de ses expressions était dans sa globalité résolument tournée vers la jeunesse de son époque) ne fut pas dissimulé longtemps : voici un film qui use d’armes poétiques (la lumière, la couleur, la musique, la danse, l’imaginaire…) pour dresser une parabole édifiante sur le conflit générationnel qui oppose l’ancien temps, celui de l’autorité établie (incarnée par le directeur et son concierge zélé qui courbe l’échine), et les temps à venir, représentés par ces enfants libres et joyeux.

On raconte que Jirí Sovák, le comédien incarnant le directeur, s’inspira directement des gestes ou de la diction du président Novotný (qui sera aussi ciblé par Forman, Passer et Papoušek dans Au feu les pompiers !) : voilà en tout état de cause un personnage odieux, hypocrite et condescendant, figé dans le respect servile d’un protocole absurde dont il se croit le parfait dépositaire mais qu'il ne remet jamais en question. Pour lui, les choses doivent être ainsi car on lui a appris qu’elles devaient l’être, et son inclinaison rigide pour l’immuabilité des choses se révèle, entre autres, par sa pratique de la taxidermie. Aux arguments qu’on lui oppose, il répond par une rigueur « scientifique », car il n’existe selon lui qu’ « une seule vérité », un seul point de vue : le sien (lire : celui du régime). Pour cette raison, le chat, en ce qu’il offre littéralement une autre vision, est une « crapule anarchiste » à éradiquer.

De l’autre côté, il y a donc Robert et les enfants. Ou plutôt, Robert parmi les enfants. Car voilà un adulte sensible qui observe la nature, qui rêve, en somme qui regarde ailleurs ou différemment. Au sol, dans le couloir de l’école, il y a une trace rouge censée définir la ligne à suivre collectivement. Spontanément, les enfants ont envie de jouer, de la traverser, de sauter d’un côté à l’autre, et le directeur pense que son rôle est de leur dire où ils doivent marcher. Quand Robert arrive, le directeur lui impose d’aller « à droite ». Mais puisque Robert, surpris, s’est retourné, sa droite est devenue la gauche du directeur, et – malgré lui – il n’obéit donc pas. Une nouvelle fois, tout est question de point de vue.

D’un côté, donc, l’autorité et le contrôle. De l’autre, donc, l’indocilité et le mouvement. Le contraste est également saisissant lors de la séquence de la battue dans le petit bois. D’un côté, le directeur et le concierge arrivent, sur une musique martiale, armés de leurs fusils et répétant des gestes identiques. De l’autre, les enfants arrivent éparpillés, sautillant, portés par une mélodie champêtre.

Par-delà la figure archétypale du directeur, l’opposition entre ce qui est et ce qui devrait être s’affirme enfin dans la manière dont les uns et les autres réagissent aux pouvoirs du chat : les adultes (le présent) ont le réflexe de se cacher car ils ont peur d’être exhibés comme ils sont vraiment ; les enfants (l’avenir) veulent voir, car ils réclament la vérité. La force du discours politique de la Nouvelle Vague tchécoslovaque tel qu’il était alors porté (ou sur le point d’être porté) par ses plus grands protagonistes (Chytilová, Forman, Passer, Nemec, Jireš…) se trouve ici admirablement résumée par la morale de cette fable bariolée : vous, parents, avez suivi la voie des carcans du régime ; laissez-nous en suivre une autre, vers la liberté et la vérité.

Si son propos est assez limpide (pour ne pas dire un peu trop binaire), le charme unique d’Un jour un chat est qu’il ne l’assène jamais, ni dans la rage ni dans la tristesse. Voilà en effet un film qui, malgré ses longueurs ou ses maladresses occasionnelles, ne cesse de virevolter et parvient ainsi à susciter l’adhésion en en appelant essentiellement à la capacité d’ébahissement ou de jubilation de son spectateur. En cela, il se conforme exactement à son programme politique : de la modernité (incarnée notamment par le score très jazz), du mouvement, de la sincérité, de la vie…

(1) Le film fut tourné en grande partie dans la charmante ville de Telc, au sud-est de Prague, avec sa place du marché ceinte de maisons Renaissance colorée, inscrite depuis 1992 au patrimoine mondial de l’Unesco.

DANS LES SALLES


uN jour un chat
Un film de VOJTECH JASNY (1963)

DISTRIBUTEUR : Malavida Films
DATE DE SORTIE : 1er DECEMBRE 2021

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 1 décembre 2021