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Critique de film
Le film
Affiche du film

Traquée

(Someone to Watch over me)

L'histoire

New York, années 1980. L’inspecteur Mike Keegan (Tom Berenger), issu des quartiers populaires, doit protéger une dame de la haute société de Manhattan, Claire Gregory (Mimi Rogers), témoin d’un meurtre commis par le mafieux Joey Venza (Andreas Katsulas). Ainsi, chaque soir, Mike quitte son foyer modeste de Queens et son épouse ordinaire, Ellie (Lorraine Bracco), pour rejoindre la demeure luxueuse de Claire. Bien vite, au gré des nuits de surveillance, Mike et Claire finissent par s’éprendre l’un de l’autre.

Analyse et critique

Il faut savoir aller au-delà de l’apparence. Petit film injustement oublié dans la filmographie spectaculaire de Ridley Scott, Traquée est en réalité l’un de ses plus subtils, l’un de ses plus beaux. Au milieu des années quatre-vingt, Scott a conçu Traquée comme un apaisement, un baume, après l’enfer que fut la production de Blade Runner et Legend. Il s’agissait de filmer le réel, le « normal », l’humain, loin de la folie démiurgique. On pourrait dire que c’est sa première histoire d’amour, mais ce serait oublier que Blade Runner en est une, de même que Legend. On peut d’ailleurs voir Blade Runner, Legend et Traquée comme une véritable trilogie, basée sur la même idée immémoriale : l’amour entre un homme du peuple et une dame de la noblesse.


Si Traquée est tristement tombé dans l’oubli, c’est d’abord parce que la sortie américaine, à la fin de 1987, a été bâclée par la Columbia, alors en plein changement de régime (le Britannique David Puttnam, qui avait approuvé le projet, venait d’être limogé) ; c’est ensuite et surtout parce que le public, à l’image de la critique, a jugé ce « thriller » banal, le trouvant moins « percutant », sur le thème de l’adultère, que Liaison fatale, sorti la même année. Spectateurs et critiques n’ont pas su sur quel pied danser entre l’histoire d’amour et l’intrigue policière. Du reste, reconnaissons que le film est bancal sur son aspect « thriller » : le méchant, Joey Venza, manque d’originalité, mais cela se ressent surtout à la fin, lorsqu’il devient totalement fou (on ne sait pas trop pourquoi) et prend en otage la famille du héros. Dans le reste du film, Venza apparaît efficacement pour ce qu’il est : une turgescence obscène qui symbolise tout ce que ne veut pas être Mike Keegan. En somme un retour du refoulé. Et Scott est un expert de ce type de monstre : lorsque Venza poignarde le playboy Win Hockings (Mark Moses), souille le visage de Claire avec son propre rouge à lèvres, ou lorsque le sbire de Venza assassine T.J. (Tony DiBenedetto), le meilleur ami de Mike, le spectateur est littéralement plaqué sur son siège par ces images freudiennes de « viol ». Moments dramatiquement nécessaires pour justifier la présence constante de cet inspecteur « prolo » au chevet de cette lady.



Ce conflit de classes est un des aspects qui a attiré Scott dans le scénario de Howard Franklin : de par ses origines relativement modestes, et ayant grandi dans l’Angleterre des années quarante et cinquante, Scott a toujours été très sensible aux cloisonnements sociaux. Beaucoup de ses films sont d’ailleurs fondés sur la lutte des « classes » au sens large : Duellistes, Alien, Blade Runner, 1492 : Christophe Colomb, American Gangster, Exodus : Gods and Kings, Tout l’argent du monde ou Le Dernier duel. Dans sa structure, Traquée semble d’ailleurs constamment opposer le monde de Claire et celui de Mike, c’est-à-dire, visuellement, deux espaces, deux architectures, deux environnements sociaux. Le montage opère ainsi des allers-retours très nets entre le luxe et l’usure, entre le snobisme du Manhattan huppé et la vulgarité chaleureuse de l’entourage du policier, à Queens, entre un filmage stylisé et distant pour Claire et une caméra mouvementée, quasi documentaire, pour Mike. Mais en réalité, et c’est ce qui est beau dans ce film, ce n’est pas tant une opposition qu’une jonction, une tentative de conciliation : venant lui-même de la classe moyenne et ayant réussi dans le monde élitiste de la pub, Scott connaît et aime les deux environnements, chacun ayant sa beauté : grâce formelle pour l’un, chaleur humaine pour l’autre. Ce n’est pas un hasard si, dès le premier plan du film, ce fameux travelling aérien nocturne qui caresse le lumineux Chrysler Building, la caméra finit par se détacher gracieusement de l’édifice pour rejoindre en douceur la banlieue de Queens : c’est la pensée matérialisée de Claire qui, avant même que l’intrigue ne commence, va rejoindre son futur amant. De même, le Chrysler Building apparaît en arrière-fond à chaque fois que Mike emprunte le métro aérien. Les deux espaces sont donc imbriqués. Mais tous deux ne sont qu’une apparence matérielle derrière laquelle se cache l’être humain universel, l’être humain amoureux, et c’est cet être qui intéresse le cinéaste. L’amour pur entre deux âmes, avant que la réalité, la société, les apparences, ne fassent obstacle, est le plus beau et le plus douloureux des sujets. Les plus grands dramaturges s’y sont consacrés. Et c’est toute l’émotion de Traquée, qui est avant tout une réflexion classique (au sens noble), quasi platonicienne, sur l’être et l’apparence.



En étudiant aux beaux-arts, Scott a appris à voir de la beauté dans toute chose : ainsi, un vase peut apparaître comme un objet banal aux yeux des gens mais un œil d’artiste, amoureux du monde, peut le transfigurer et dévoiler sa beauté suprême. Ce faisant, l’artiste nous apprend à aller au-delà de l’apparence. Marcel Proust a passé de nombreuses pages à prouver que les peintres étaient à leur manière des philosophes. Ainsi, en montrant avec autant d’amour l’environnement de Claire et celui du couple Mike/Ellie, Scott en quelque sorte annule les apparences matérielles autour d’eux et égalise les personnages en tant qu’êtres humains. C’est par cette même hauteur de vue « immatérielle » qu’il refuse l’érotisme : pas de scène de sexe dans ce récit d’adultère, ni de nudité ; seul compte ici l’amour pur. Et pas seulement celui entre Claire et Mike, mais également entre Mike et son épouse Ellie, le couple étant filmé, et c’est ce qui est déchirant, comme de grands enfants innocents, sans aucune arrière-pensée malfaisante ou égoïste. De fait, par leur décence, nous aimons les trois personnages à égalité, et il faut rendre hommage aux comédiens Mimi Rogers, Lorraine Bracco et Tom Berenger, car ils provoquent une sympathie (au sens étymologique) très troublante : on ne sait si cette sympathie vient de leur personnage ou d’eux-mêmes. De même, si, comme Mike, le spectateur masculin tombe amoureux de Claire, on ne sait si cela vient du personnage, tellement doux et sensible, loin de la femme hautaine qu’on aurait pu craindre, ou de la beauté lumineuse de Mimi Rogers. Superbe confusion, enrichissant (et nourrissant) la problématique du film entre l’être et l’apparence. Du reste, d’un point de vue platonicien, peu importe si Mimi Rogers n’est pas comme Claire dans la vie. Ce qui compte, c’est qu’elle nous ait donné l’idée de Claire. Ce faisant, l’idée de Claire existe dans un monde meilleur, qui est celui des Idées (du cinéma ?). Cette problématique est bien sûr celle du cinéma et de ses stars, comme le rappelait avec justesse Nicolas Boukhrief dans son admirable analyse du film parue dans Starfix (n° 59, avril 1988).



A propos de cette critique réellement amoureuse du film, et avec laquelle nous sommes entièrement d’accord (en ayant pris soin de voir et revoir le film pour vérifier ce sentiment), revenons un instant sur le premier vers de la chanson de George et Ira Gershwin, chanson qui donne son beau titre original au film, Someone to Watch Over Me, et accompagne le plan d’ouverture. Ce vers évoque le vieil adage : l’amour rend aveugle (« There’s a saying old, says that love is blind... ») : à cause de l’amour, on ne verrait pas les défauts de l’être aimé. De là à imaginer des qualités qu’il n’a pas... Ainsi, beaucoup de personnes pourraient sincèrement s’étonner de l’article de Boukhrief, ne voyant dans Traquée qu’un thriller banal. Quand le film est sorti, la presse l’a en majorité traité comme tel. Pourquoi alors le critique y a-t-il vu une œuvre sublime ? Etait-ce le délire d’un fan de Ridley Scott, le cinéaste bénéficiant encore à l’époque du prestige artistique de ses quatre premiers films ? En d’autres termes, Boukhrief était-il aveuglé par son amour ? Les contempteurs pourraient l’affirmer, reprenant le fameux adage. Mais c’est oublier que cet adage peut se retourner comme un gant : si l’amour rend aveugle, il peut tout aussi bien nous faire traverser l’apparence et nous permettre de voir la vraie identité d’une personne... ou d’une œuvre.


Traquée n’est pas un thriller. Ce n’est pas Liaison fatale. Comme le suggère le plan d’ouverture décrit plus haut, l’essence de Traquée, c’est la douceur, l’enveloppement. Pour Scott, l’environnement est un cocon et l’on aime se lover dans Traquée comme on aime se lover dans l’appartement de Deckard dans Blade Runner. C’est pourquoi le violent Venza nous est particulièrement odieux et obscène. La nuit, les néons et la fumée des bouches d’aération, quasi magique, participent de ce merveilleux effet enveloppant du film. Mais comme Alien nous l’a appris, il faut se méfier des enveloppes et de leurs parois. Ainsi, loin de l’être aimé, Mike finit par étouffer dans son petit pavillon de banlieue, comme Claire se fige dangereusement dans son hôtel particulier surchargé d’objets luxueux, espace digne de la pub Chanel n° 5 qui finit par ressembler à un labyrinthe, avec ses parois de verre que Mike le chevalier servant devra briser pour sauver sa dame. L’amour pur, immatériel, entre Claire et Mike est pour eux une libération, il participe clairement du monde des Idées. Dans l’expression anglaise « watch over » qui signifie « surveiller », « garder », il y a bien « over » : il faut donc savoir aller au-delà, prendre de la hauteur, rester en éveil. Souvent, dans une forme d’ironie tendre (mélange étonnant), Scott montre Claire veiller sur son protecteur, plus que l’inverse ; c’est le cas par exemple à la fête huppée, où Mike a un air craquant d’enfant perdu et timide, ou bien pendant son sommeil, où il est sans défense. Cette veille désintéressée, Scott l’a bien compris, c’est la puissance du regard amoureux, qui peut traverser les apparences. Pour le cinéaste, c’est presque une profession de foi.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 26 novembre 2021