L'histoire
Jacques (Yves Montand), cinéaste en pause de par une crise idéologique, accompagne Suzanne (Jane Fonda), sa compagne, pour un reportage de cette dernière dans une usine. Quand celle-ci devient le lieu d’une occupation gauchiste, leur captivité intéressée a des répercussions ultérieures sur leur vie de couple, le train-train quotidien passablement désabusé de deux intellectuels progressistes qui ne savent pas quoi faire professionnellement de leurs convictions privées.
Analyse et critique
« Après Mai, j’ai rencontré un garçon militant des JCML, Jean-Pierre Gorin : c’était la rencontre de deux personnes, l’une venant du cinéma normal, l’autre un militant qui avait décidé que faire du cinéma était l’une de ses tâches politiques à la fois pour théoriser Mai et repasser à la pratique, tandis que moi je voulais me lier à quelqu’un qui ne venait pas du cinéma. Bref, l’un désirant faire du cinéma, l’autre désirant le quitter, c’était essayer de construire une synthèse marxiste, et donc essayer de constituer une nouvelle cellule qui ne fasse pas du cinéma politique mais qui essaye politiquement de faire du cinéma politique, ce qui était assez différent de ce que faisaient les autres cinéastes militants. (…) C’est vrai que c’est difficile de s’exprimer aujourd’hui en France, qu’un Palestinien ou un Noir opprimé aux États-Unis savent mieux s’exprimer que moi. Moi, je m’exprime, mal, mais je n’ai pas perdu la volonté de m’exprimer, de transformer ma façon de m’exprimer pour m’exprimer de mieux en mieux… » (1) JLG
Il se pourrait que l’élément le plus ignoble du bien nommé Redoutable soit sa présentation semi-directe par Hazanavicius (lui-même inspiré par Anne Wiazemsky) de Jean-Pierre Gorin comme un sinistre personnage ayant, avec d’autres fanatiques, scellé le cercueil artistique de JLG. L’accusation est d’autant plus injuste qu’il était venu en quelque sorte sauver le tournage de leur première collaboration, Vent d’Est (au prix de l’expulsion de quelqu’un de moins cinéphile et au fond plus idéologue : Daniel Cohn-Bendit), et que la réalisation de leur dernier film ensemble, Tout va bien, devra plus à lui-même qu’à Godard sortant en petite forme physique d’une hospitalisation, suite à son mois de coma causé par un accident à moto. Alors, cette vallée de l’ombre et de la mort nommée Période Dziga Vertov ? Des films de celle-ci, ce titre est encore le plus visité des curieux, pour une raison dont il joue lui-même non sans un certain cynisme : son recours au star-system. Le film est dur avec Jane Fonda et Yves Montand, choisis pour représenter des « stars de gauche », d’autant plus dur que les deux avaient accepté de travailler pour un cachet réduit. Ils rendront bien au duo sa dureté : Fonda en déclarant subitement en plein tournage désormais refuser de jouer dans des films réalisés par des hommes ; Montand ouvertement inquiet (apparemment de par les suggestions de sa compagne Simone Signoret) que son image d’acteur engagé soit torpillée, qu’il finisse le dindon de la farce. Craintes du reste pas forcément infondées - et qui le pousseront à menacer sur le plateau de lever la main sur un cinéaste arguant de son infirmité pour se protéger. Tout comme la courtoisie, la confiance avait l’air de souvent régner sur les plateaux de JLG. Lui n’accordait la sienne qu’à des interlocuteurs de choix, tel ce compagnon de route, et intime fusionnel, que sera Gorin durant ces années doctrinaires mais formatrices.
Godard pourrait faire sien les mots de Montand en cinéaste s’étant retiré du circuit dans son film : il était « prêt à se prendre Mai dans la gueule ». Le rapport hautement conflictuel qu’il a développé à l’industrie du cinéma, et plus largement à la culture, depuis, au moins, La Chinoise, débouche pour lui sur une adhésion au maoïsme à la française, qui est aussi une dépression ne disant pas son nom (pendant des années, il lira peu de fiction, écoutera peu de musique et ira moins au cinéma). Gorin traverse une crise par certains aspects semblables : journaliste au Monde, militant de la période, il a été envoyé à Cuba pour un reportage ; ce qu’il y a vu ne lui a pas plu. Il ne peut accepter de mentir, mais ne peut se résoudre non plus, pour des considérations de stratégie politique, à écrire la vérité. Il quitte la profession de journaliste et assume d’être un agitateur. L’amitié des deux hommes, relation homo-affective dévorante immédiatement de l'ordre du « parce que c'était lui, parce que c'était moi », va les unir contre pratiquement tous durant cette période étrange, tandis que Godard met fin aux années Wiazemsky (qui apparaît à la fin du film) pour se mettre en couple avec Anne-Marie Miéville, évoluant alors dans les mêmes cercles politiques entre Lausanne et Paris. Si la dislocation formelle du Gai Savoir (réalisé en solo) suggérait un artiste sur la brèche d'une forme de psychose paranoïaque, le sérieux, par exemple, de l’engagement pro-palestinien d’Ici et Ailleurs, témoigne d’une bonne tenue trouvée dans la solidarité interpersonnelle et l’entraide mutuelle. Bien loin de le perdre, Jean-Pierre a probablement sauvé Jean-Luc (2). Après cette période (se soldant, forcément, d’abord par une brouille), il partira pour les États-Unis, où il réalisera de très beaux documentaires, humanistes au sens le plus noble du terme, à commencer par Poto & Cabengo, qui avec ses deux fillettes autistes partageant une « langue privée » et que la société doit rééduquer en les séparant, vaut comme une certaine métaphore. Godard, lui aussi, à Grenoble, recommencera son œuvre solitaire en s’intéressant à l’apprentissage et aux codes de la socialisation.
Tout va bien est à part dans leur corpus commun. En effet, il y a à son origine un jeune producteur, Jean-Pierre Rassam, qui voudrait ramener Godard au cinéma commercial et lui propose la réalisation d’un film à vedettes au budget plus confortable. Après discussions, le groupe Dziga Vertov accepte et le duo se lance dans ce film, qui ne ramènera finalement pas JLG à l’orthodoxie. Le générique (après diverses annonces de claps en off), fait défiler des chèques, explicitant le coût des employés, des choses, dans la production du film. Dans un geste d’ « auto-critique » à connotation terroriste et masochiste, ce qui devrait s'amorcer comme un film sur un couple (Fonda/Montand) est immédiatement attaqué : quel est le contexte de cette histoire d’amour, tout le macro qui entoure et détermine leur intimité ? Quel pays ? Quelle époque ? Quelles classes sociales ? Un dialogue dans le registre du « j’aime tes… » comme on ferait une liste de courses parodie immédiatement l’ouverture du Mépris. Tout l’enjeu du film va être d’amener ces deux figures, « Jacques » et « Suzanne » (prononcé à la française, même si on peut imaginer que cela s’écrit Susan), à commencer à se penser historiquement, à voir en quelque sorte plus loin que leur nombril (où le beau cul de l’autre). Pourtant, tous deux sont des figures progressistes, voire engagées. Elle est correspondante pour une agence de presse américaine, spécialisée dans la couverture (sympathique voire sympathisante) du gauchisme français. Lui est un réalisateur, ayant peut-être même tourné des fictions citoyennes à la Z, et qui ne pouvant réaliser les films politiques qu’il souhaiterait, a préféré, par honnêteté, se tourner de manière mercenaire vers la publicité en préparant sur son temps libre une œuvre militante. Dans un monologue touchant, Jacques expose les racines de sa crise, sa lassitude devant la logique des pétitions et des apparitions solidaires (peut-être celle de Montand, vu sa propre familiarité avec la pratique). Suzanne, elle, expose à la radio un topos sur (déjà) la crise de la presse écrite, en anglais, tandis qu’en français, son monologue intérieur vient contredire les vues qu’elle expose, révélant une double-conscience privée/publique irréconciliable.
Le couple se rend dans une usine agroalimentaire, Salumi S.A., spécialisée dans la charcuterie, pour que Suzanne puisse écouter les généralités déblatérées par un patron italien style pompidolien (Vittorio Caprioli), et couvrir sa rencontre avec un délégué de la C.G.T (Jean Pignol), considérée comme folklorique par le capitaliste (que le burlesque méridional inepte de ses propres simagrées finira par rendre étrangement sympathique à la longue). C'est alors que de plus jeunes ouvriers, gauchistes, prennent en otage le patron – et séquestrent Suzanne et Jacques avec, mis dans la position de justifier leur propre mise en captivité. En tentant de placer à égalité les deux vedettes avec des figurants, acteurs peu connus, le film attaque un star-system pour qui regarder la misère du monde au cinéma ne peut se faire que depuis le regard concerné d’une célébrité (cette expression d’écoute que Gorin et Godard monteront en épingle dans leur Letter to Jane, à Fonda, et qu’elle, comme Montand, sont souvent amenés à arborer dans le film). Les travellings latéraux sur une usine filmée en découpe (tel le plateau du Tombeur de ces dames) empêchent de recadrer sur un personnage et bloquent le principe d’identification. C’est la situation dans son ensemble qui devrait être prise en compte ce qui, dans ses meilleurs moments réflexifs, confère au film une hauteur de vue. S’il est clairement du côté de la spontanéité soixante-huitarde et de sa jeunesse revendicatrice, à qui plus de temps et d’attention sont consacrés, le délégué de la C.G.T. n’est nullement ridiculisé. Son discours, sur la nécessité de changements structuraux, chiffrés, qui demandent du temps, de la négociation, du sale boulot plus au sens de paperasserie que de mise à sac - et pas des happenings émotionnels – a un aspect convaincant. S’il y a un texte dans le corpus de la pensée radicale que ces jeunes radicaux n’ont selon toute vraisemblance pas lu c’est celui-ci de Lénine : Le gauchisme, la maladie infantile du communisme. Qu’ils soient excédés (et donc pas très réfléchis) n’a cependant rien d’incompréhensible : les conditions du travail en abattoir sont détaillées, dans leur caractère usant, humiliant (la jolie rouquine à qui ont dit qu’elle sent le cochon quand elle sort avec ses amis), générant une frustration qui dépasse le cadre des heures salariées. Les militants organisés, vieille école, s’y sont faits (ils ont bien dû). Au vu de leur âge (et de la possibilité de claquer la porte pour aller bosser ailleurs), eux pas. Mais, comme dans La Chinoise, l’agitation spontanée ne les mène nulle part, elle ne sert qu’à les défouler par une revanche momentanée (obliger le patron à respecter trois minutes de pause pour aller pisser afin qu’il y échoue). Cette stérilité même dit par leur révolte à l’écran celle de la vie qu’ils mènent ordinairement.
La même impasse vaut pour Jacques et Suzanne. Le premier, qui avait abandonné sa solidarité au P.C., se retrouve par purisme à exercer une profession plus bourgeoise que cinéaste (réalisateur de pub), par refus des compromis avec les producteurs, situation dont il est le premier à souffrir (il ne jouit clairement pas beaucoup du confort matériel que ce choix lui procure). La seconde se retrouve à batailler contre à peu près tous les individus sur son lieu de travail, ou chez elle, le « tout est politique » la menant à une guerre perpétuelle sur le plan personnel. Dans la plus belle scène du film, elle transforme une querelle de couple en un réquisitoire contre la vie qu’ils mènent « au-dehors », sur leur lieu de travail, terrain supposé de leur réalisation en tant que personnes et qui ne laisse à leur couple que le plaisir – la bouffe, le sexe, la conversation de détente-, synthétisé en l’image, présentée à l’écran, d’une bite caressée par une main vernie. De ce cadre conjugal (où une bonne est cruellement montrée faisant le débarrassage une fois cet échange conclu), le film dérive vers une France de supermarchés et de périphéries bétonnées qui, moins que soutenir la révolte soixante-huitarde, annonce celle, cinquante plus tard, des Gilets Jaunes, portant sur les conditions de vie. Une révolte dans un centre commercial (filmée en un travelling latéral avant-arrière à qui celui du générique de fin de White Noise rendra hommage) se solde immédiatement par une intervention de C.R.S et c’est un pays à la police quasi-militarisée qui est alors filmé, où l’agitation spontanée débouche sur une prise de contrôle du territoire, à feu et à sang, par les forces de l’ordre.
Pour Godard, les deux seuls films révolutionnaires ayant réussi à parler à un public populaire - Le Sel de la Terre et Le Cuirassé Potemkine – ont été réalisés par deux cinéastes d’origine bourgeoise et la sorte d’impossibilité d’un cinéma véritablement prolétaire fait partie du malaise de ce militantisme qui ne peut jamais que se faire le porte-parole d’une autre classe sociale (comme Jacques et Suzanne veulent se faire le relai public de considérations du peuple). Dès lors, le cinéma politique pratiqué par la bourgeoisie doit d’abord s’attaquer à cette classe elle-même, en s’adressant à elle… au risque de la rage schizoïde. La tentative de Gorin et de Godard de rallier les éléments radicaux au sein de celle-ci autour d’une œuvre à l’esthétique moderniste, dé-constructionniste, constitue, avec les films de William Klein et de Dušan Makavejev, le meilleur témoignage de ce que la vision soixante-huitarde a pu générer au cinéma, non sans violence de forme et de fond. Le cinéma est moins affaire de ce qui s’y dit (les grandes proclamations) que de ce qui s’y voit (ce qui travaille le subconscient) et s’il y bien une chose qui n’a jamais fait défaut à celui qui avait alors été sacré plus con des Suisses pro-Chinois, c’est bien son regard, toujours plus acéré que les idéologies même qui lui offraient leur perspective. Gorin et Godard ne l’articulent pas, mais ils le montrent : ils sont au pied du mur et il va falloir dynamiter celui-ci, avec toutes ses allégeances et préconceptions. Ça fait toujours peur, et d’abord à soi-même, la liberté intellectuelle.
(1) Entretien réalisé par Marcel Martin, Cinéma 70, n°151, décembre 1970 in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard Tome I, Éditions des Cahiers du Cinéma, 1985, pp 342/350.
(2) Il est attendu de gloser sur les tendances sadiques du cinéaste, moins sur les masochistes : ainsi de la main saignante de par une coupure ouverte, la sienne à sa demande, dans Vladimir et Rosa. Les blessures de la période, c'est d'abord de sa propre personne, et en plein conscience de ce fait, qu'il les a payées.
Source biographique : Everything is Cinema - The Working Life of Jean-Luc Godard, Richard Brody (2008, Paperback Ed.), trad. française : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité)