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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sweetie

L'histoire

Dans une banale banlieue d’une anonyme cité australienne de la fin des années 1980, Kay (Karen Colston), modeste employée de banque, s’éprend de son collègue Louis (Tom Lycos). Ce dernier répond favorablement aux avances de Kay et les deux jeunes gens se mettent en ménage. Leur relation se distend cependant peu à peu. Déjà perturbée par ces difficultés intimes, l’existence du couple devient un peu plus complexe lorsque vient s’installer dans le domicile conjugal l’instable sœur de Kay, Dawn (Geneviève Lemon) flanquée de son compagnon du moment, Bob (Michael Lake). Et Dawn c’est Sweetie, ainsi surnommée depuis son enfance par Gordon (Jon Darling), le père des deux femmes. Lorsque celui-ci quitté par Flo (Dorothy Barry) son épouse, vient à son tour trouver refuge chez Kay et Louis, tous les ingrédients sont désormais réunis pour que le drame psychologique qu’est Sweetie puisse advenir…

Analyse et critique

Sweetie, sorti sur les écrans français en janvier 1990 est le premier long-métrage de Jane Campion pour le cinéma. À cette date, la réalisatrice est cependant rien moins qu’une débutante. Alors âgée de trente-six ans, la native de Wellington autrefois partie étudier à l’Australian School of Film and Television a à son actif cinq courts-métrages produits entre 1982 et 1984. Jane Campion est en outre l’auteure d’œuvres pour la télévision australienne : en plus d’un épisode de la série Dancing Daze (1986), la Néo-zélandaise a mis en scène un téléfilm 2 Friends (1987). Sweetie est donc l’œuvre d’une réalisatrice à l’expérience certaine et dont les qualités ont qui plus est fait l’objet d’une reconnaissance déjà significative. Peel, exercice de discipline (An Exercise in Discipline – Peel, 1982), le premier des courts-métrages de Jane Campion, a ainsi été récompensé en 1986 par la Palme d’Or du film court (1). Et en 1989, c’est cette fois-ci dans la sélection officielle réservée aux longs-métrages que Sweetie a concouru pour la plus haute récompense cannoise. Une présence dans la plus prestigieuse des sections du Festival de Cannes qui, presque un quart-de-siècle plus tard, n’a rien perdu de sa pertinence. Porté par une maîtrise d’emblée impressionnante de l’art cinématographique, Sweetie traçait autant de sillons esthétiques et réflexifs que les films suivants de Jane Campion ne cesseront de creuser. À moins que l’on envisage les œuvres postérieures de la cinéaste comme autant de ramifications de l’univers dessiné par Sweetie, un film dont la grammaire métaphorique s’organise en effet autour du motif de l’arbre (2).

La centralité de ce dernier s’affirme dès les tous premiers instants du film. Tandis que Kay est filmée en une très belle plongée sur un fond végétal – la jeune femme est couché sur un canapé sous lequel s’étale une moquette aux motifs floraux –, on l’entend en voix-off évoquer des impressions d’enfance. Elles se rapportent à un arbre planté dans le jardin de la demeure familiale. Le récit de la jeune femme témoigne d’un rapport trouble audit arbre, mêlant fascination et angoisse. Kay évoque d’une part le désir jaloux que suscitait en elle sa partie visible dont sa sœur s’était assurée la jouissance exclusive. Dans les frondaisons de l’arbre, Sweetie possédait une cabane que la princesse qu’elle prétendait être avait érigée en palais. Mais si la part extérieure du végétal attirait Kay, sa fraction invisible constituait en revanche une source de peur. La jeune femme se rappelle en effet avoir imaginé les racines de l’arbre familial « grimpant sous la maison, sous le lit » à la façon de monstrueux et menaçants tentacules…

Cette construction mentale enfantine, loin d’être reléguée au statut de souvenir, demeure agissante chez l’adulte qu’est devenue Kay. La scène suivante – un travelling latéral splendidement composé – la montre cheminer le long d’une allée banlieusarde. Dans le plan s’inscrivent pas moins de trois rangées successives d’arbres. La femme avance entre celles-ci d’un pas rapide et assuré, témoignant ainsi du rapport apaisé qu’elle entretient avec les troncs et houppiers des feuillus. Mais l’image suivante, un gros plan sur les pieds de Kay semblant épouser le regard du personnage, vient suggérer l’inquiétude que suscite toujours en elle les prolongements enterrés des végétaux. Le revêtement de bitume que foule la jeune femme est ici craquelé, là soulevé par le réseau racinaire des arbres environnants. À l’allant rassurant du dynamique travelling, ce plan (aux échos resnaisiens…) photographié en plongée, filmé au ralenti, substitue d’angoissantes sensations de vertige et d’enlisement.

La dialectique induite par cette métaphore de l’arbre – opposant un visible acceptable, voire aimable à un invisible dérangeant et même répulsif – teinte Sweetie d’une dimension évidemment psychanalytique. Plus précisément, le couple frondaisons/racines capté par la caméra de Jane Campion tient lieu d’équivalent végétal au duo conscient/inconscient fondant la cartographie mentale freudienne. Il n’est donc pas surprenant que le personnage de Kay présente, par ailleurs, des symptômes névrotiques d’ordre sexuel. Après qu’une remarque ironique d’une collègue de Kay ait d’abord suggéré une possible propension nymphomane – « C’est une monogame en série… » –, il apparaîtra que le personnage souffre plutôt d’une forme de frigidité. Ou du moins qu’elle peine à s’épanouir dans le cadre des relations sexuelles avec Louis puisque Kay choisit de faire chambre à part, entraînant leur couple dans une longue et problématique période d’abstinence. Si la libido de Sweetie s’exprime quant à elle sans entraves – comme en atteste la spectaculaire bande-son d’une scène de sexe à la drôlerie certaine –, la sœur de Kay présente d’autres dysfonctionnements psychiques. Et d’une gravité plus marquée que ceux affectant sa sœur puisque Sweetie semble parfois sur le point de basculer dans la folie. Oscillant entre périodes d’hystérie euphorique ou colérique et d’apathie aboulique, remarquablement restituées par la comédienne Geneviève Lemon, la borderline Sweetie est un cas exemplaire de maniaco-dépressive. Et l’on devine donc que les racines de l’arbre que forme sa psyché, selon l’image campionnienne, recèle des forces inconscientes encore plus perturbantes que celles fondant l’arborescence mentale de sa sœur.


Moins en souffrance que Sweetie, Kay est des deux membres de la fratrie la seule réellement en mesure de tenter d’enrayer le mal-être la taraudant. L’entreprise est certes loin d’être aisée comme le suggère un autre épisode du film s’articulant, une nouvelle fois, autour de la figure de l’arbre. L’on voit alors Kay ôter du sol un arbrisseau – racines comprises – mis en en terre par son compagnon Louis, pour ensuite remiser sous son lit la plante morte. Les gestes du personnage sont ambivalents. En arrachant le végétal et surtout en exposant au regard sa partie occultée, Kay tente en réalité de mettre à jour ce qui se tapit dans son inconscient. Mais la confrontation tourne court puisque la jeune femme, en mettant finalement l’arbre au secret, cède manifestement à la tentation du refoulement. Sans doute est-il encore trop tôt pour Kay dont le regard n’est pas encore en mesure de saisir ce qui était jusqu’alors caché. Ou, psychanalytiquement parlant, le personnage est, pour l’heure, impuissant à affronter l’enchevêtrement névrotique à l’action dans sa psyché.


Car pour être susceptible d’enfin percer l’invisible, encore faut-il être à même de regarder autrement. C’est ce que montre, notamment, cette extralucide consultée par Kay au début de Sweetie en réussissant à voir l’avenir de la jeune femme dans ce qui n’est apparemment qu’un amas abstrait de feuilles de thé (3)... Cette invitation à adopter une nouvelle vision, Jane Campion ne l’adresse cependant pas uniquement à son personnage mais au public même de Sweetie. Au-delà de son immédiate bizarrerie, la facture formelle du film définit une nouvelle appréhension visuelle de la réalité. Des angles de vue déstabilisants – telles les plongées évoquées précédemment – ou bien encore le placement des personnages dans des zones inattendues du cadre sont autant d’incitations à l’intention du public pour décentrer son regard. Et ainsi accéder à une connaissance renouvelée de lui-même comme de ce qui l’entoure.

Une démarche existentiellement indispensable nous dit, enfin, Jane Campion avec Sweetie. Ce que comprend Kay qui, au terme du film, pourra porter son regard sur les racines d’un arbre, donc affronter ses névroses. [Attention : spoiler !] Cette nécessaire confrontation à la fois visuelle et psychique aura lieu lors des obsèques de sa sœur. Lorsque la terre éventrée, pour qu’y soit enfoui la dépouille de Sweetie, révèlera la présence d’une conséquente racine. Car la sœur de Kay, impuissante à regarder ailleurs que la partie émergée de son arborescence mentale, finira par en mourir : Jane Campion, fidèle de bout en bout à son imagerie végétale, provoquant la mort de son héroïne en la faisant chuter des cimes de l’arbre du jardin familial. Quant à Kay, son accès au bien-être psychique sera signifié par une dernière scène évoquant avec tendresse et humour – car aussi dur puisse être, souvent, l’univers campionien, ce dernier est aussi fréquemment marqué par de réels instants de rire – le rétablissement de sa complicité sexuelle avec Louis (4).

Splendide illustration de la capacité du 7ème Art à questionner et à révolutionner – pour son plus grand profit – le regard humain, Sweetie inscrivait donc d’emblée Jane Campion dans le passionnant groupe des cinéastes voyant.e.s Ce qu’allaient confirmer de magistrale manière ses œuvres suivantes, formant autant d’arbres de l’une des plus belles contrées de la forêt cinématographique contemporaine…


(1) Est-il besoin de rappeler que Jane Campion obtiendra la Palme d’or du long-métrage pour La Leçon de piano (The Piano, 1993) en 1993, faisant d’elle la première (et pour l’heure unique…) récipiendaire féminine la plus haute distinction cinématographique ?
(2) Arbre métaphorique que Jane Campion ne cessera de planter dans ses films suivants, qu’il appartienne au jardin où écrit Janet Frame (Kerry Fox), l’héroïne de Un Ange à ma table (An Angel at My Table, 1990), aux forêts tropicales de La Leçon de piano ou montagnardes de Top of the Lake (2013) en passant par celles anglaises de Bright Star (2009).
(3) Une figure de la clairvoyante que Jane Campion déclinera, là encore, régulièrement dans ses œuvres suivantes. On pense notamment à GJ (Holly Hunter), autour de laquelle se rassemble le gynécée de Top of the lake. Ou bien encore à Janet Frame qui, dans Un Ange à Ma Table, rappelle que l’artiste est aussi une manière de voyant. De même que Fanny Brawne (Abbie Cornish) et John Keats (Ben Wishaw) – car l’extralucide peut aussi être un homme chez Jane Campion –, le couple de poètes de Brightstar. Et l’on pourrait encore ajouter à cette liste de personnages campioniens capables de voir au-delà de l’immédiatement perceptible les personnages d’enquêtrices des polars de Jane Campion que sont In the Cut (2003) et Top of the lake.
(4) L’épanouissement sexuel vient, souvent, signer la victoire des héroïnes campioniennes contre les démons intérieurs (comme extérieurs) avec lesquelles elles ont à lutter. Entre autres exemples, rappelons ceux de La leçon de piano, de Holy Smoke (1998) ou bien encore de Top of the lake.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : Splendor films

DATE DE SORTIE : 2 septembre 2015

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 2 septembre 2015