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Critique de film
Le film
Affiche du film

Scènes de chasse en Bavière

(Jagdszenen aus Niederbayern)

L'histoire

Abram (Martin Sperr) revient dans son petit village de Bavière après une absence prolongée. Les habitants le regardent d'un mauvais œil et sa mère le rejette, la rumeur courant qu'il sort en fait de prison pour s'être livré à des actes homosexuels. Ceci n'empêche pas une jeune fille du village de s'amouracher de lui, ainsi qu'une femme plus mûre veuve depuis peu. Mais Abram reste distant, et celles-ci finissent par rejoindre les rangs de ce qui voudraient le voir disparaître...

Analyse et critique

Peter Fleischmann est né en 1937 à Zweibrücken en Allemagne. Il tourne à vingt-trois ans un court métrage, L'Ephémère, qui lui permet de décrocher une bourse française pour rentrer à l'IDHEC. Après ses études, il devient assistant réalisateur et travaille notamment pour Jean Dewever et Jacques Rozier. Il tourne un court métrage en Tunisie (Le Pain du désert, 1962), réalise des documentaires pour la télévision (dont Rencontre avec Fritz Lang en 1963), réalise des films pour enfants (le court métrage Le Test en 1964 et le film d'animation Alexandre et l'auto sans phare gauche en 1965), s'essaye au cinéma direct (L'Automne des Gammiers sur le mouvement beatnik en R.F.A. en 1967). C'est en 1969 qu'il signe Scènes de chasse en Bavière, œuvre très remarquée à sa sortie (elle est sélectionnée à la Semaine de la Critique à Cannes et reçoit le Prix Georges Sadoul) et qui participe grandement à la reconnaissance du renouveau du cinéma allemand.

Le film s'ouvre sur des villageois assistant à la messe du dimanche. Fleischmann installe d'emblée le cadre du drame : un monde clos (par les hauts murs de l'église uniquement percée de vitraux recouverts de grille) et étouffant dont on ne peut s'échapper, une communauté soudée, fermée et intransigeante. Le cinéaste s'attarde sur les visages rudes de ces paysans et cherche dans un même temps à capter les échanges silencieux entre eux. On sent que ces hommes et ces femmes qui communient devant Dieu le font parce que le catholicisme est une des composantes de leur culture, une habitude donc, et non parce qu'ils suivent les préceptes d'amour et de pardon de leur religion. Derrière les apparences, on sent bouillir des pulsions bien plus primaires : la concupiscence dans les regards torves des hommes qui se posent à la dérobée sur une jeune fille (Hannelore, interprétée par Angela Winkler actrice débutante que l'on retrouvera plus tard dans Le Tambour ), le rejet de celui qui est différent lorsque Ernst, l'enfant handicapé, fait irruption dans l'église et déclenche le mépris et le dédain de l'assemblée. Au mur, les peintures montrent des sacrifiés, des hommes égorgés, brûlés, toute une iconographie sacrificielle qui marque le film du sceau de la violence. Il ne manque que la victime et celle-ci fait son apparition au sortir de la messe : il s'agit d'Abram, jeune homme qui revient au village après avoir disparu quelques temps et qui va être rejeté, humilié et pourchassé à cause de son homosexualité.


Peter Fleischmann décrit une communauté à l'écart du monde, de la modernité, qui vit recluse, hermétique à toute influence extérieure. Ses membres ne sont pas, comme dans un survival américain, des dégénérés issus de multiples mariages consanguins, mais des personnes qui du fait de leur isolement voient leurs préjugés, leur peur de l'autre encore renforcés ; ce qui a pour effet de mettre en exergue la violence atavique de toute société humaine. La Basse-Bavière est une région reculée, connue pour son conservatisme et ce n'est pas un hasard si Fleischmann l'a choisie comme cadre de son drame. C'est une population paysanne qui méprise la modernité, n'y voyant que corruption, et qui vit repliée sur des coutumes, des mœurs ancestrales. Ailleurs, la jeunesse se révolte, clame sa liberté, ses utopies. Mais rien ne parvient dans le village, tout ce monde grouillant de vie reste à sa porte. La seule trace du monde extérieur visible dans le film est une autoroute, mais jamais on ne voit les villageois l'emprunter et seul Abram et son ami handicapé restent un moment sur le pont qui la surplombe, comme fascinés par ce mouvement de vie qui semble si loin d'eux.

Ces hommes frustres s'accommodent parfaitement de leur isolement, mieux c'est cet isolement qui façonne leur identité. Pour eux, tout ce qui vient du dehors est à considérer comme un virus. S'ils utilisent des travailleurs turcs lors des moissons, ils les méprisent. Être issu du village est donc une condition sine qua non pour être intégré à la communauté, mais elle n'est pas suffisante comme Abram va l'apprendre à ses dépens.

Tout ce qui échappe à la norme est perçu comme un danger potentiel et doit être soit absorbé soit détruit. Hannelore, que l'on pense au départ être une héroïne rebelle et farouche, se complait dans la luxure, dans son rôle de fille facile du village. Marginale, elle trouve cependant sa place dans cette société et l'accepte. La communauté détient cette capacité à transformer les cellules malignes, à les ingérer. Mais elle a aussi besoin d'en rejeter afin de faire corps, elle a besoin d'un bouc émissaire pour affirmer son identité, sa cohésion.

Scènes de chasse en Bavière distille une sensation tenace de décrépitude, un sentiment constant de malaise. Le film est marqué par les visages durs des anciens, ceux cruels des jeunes, et un manque d'horizon et d'espoir qui perce dans chacun de leurs regards. On sent en effet de la compassion de la part de Fleischmann pour cette humanité. La charge est féroce, le film frisant même parfois la caricature, mais le cinéaste sait tempérer son regard acerbe par une certaine tendresse. On se surprend parfois à être pris de sympathie pour les villageois lorsqu'ils s'adonnent à leurs chahuts d'enfants ou pour ces jeunes filles perdues au milieu de cette meute en chaleur et dont les regards tristes nous touchent au cœur. Fleischmann montre également un intérêt certain pour ce monde paysan, décrivant minutieusement leur quotidien, s'attachant à décrire les travaux des champs au fil des saisons qui passent. Tout cela vient tempérer le regard très sombre, très dur du cinéaste sur cette communauté fermée, comme lorsqu'il filme des cochons qui se roulent dans la boue, s'accouplent, associant alors symboliquement cette humanité à sa part la plus bestiale.


Le film se trouve en fait tout entier dans la scène centrale de la mise à mort d'un cochon. On y suit la cérémonie qui entoure le dépeçage de la bête, sa préparation, le partage de la nourriture. Si cette séquence documentaire - qui vient directement du Sang des bêtes de Franju - frappe par sa crudité et annonce le drame à venir, c'est aussi une scène de communion (tout le village est rassemblé, des enfants aux anciens, même l'institutrice est là) bien plus vraie pour les villageois que la messe qui ouvrait le film. On retrouve ici les différents mouvements qui sous-tendent Scènes de chasse en Bavière : un regard presque ethnologique, une forme de compréhension pour ce monde rural refermé sur lui-même et dans le même temps la mise à nue de toute la violence ancrée dans la communauté. La mise à mort du cochon a aussi une utilité dramatique, annonçant celle prévisible d'Abram, sa mère explicitant même ce lien en parlant de son homosexualité en ces termes : « Ce n'est pas de ma faute s'il est devenu un porc. »

Cette ambivalence du point de vue (que l'on retrouve dans la manière dont le personnage d'Abram est traité, ses penchants pédophiles étant bien mis en avant, ce qui lui interdit ce rôle de victime innocente auquel on aurait pu s'attendre) n'empêche pas Scènes de chasse en Bavière d'être un film extrêmement dur et âpre qui montre comment la pensée fasciste survit encore en Allemagne. Le discours de Fleischmann dépasse par ailleurs le seul cadre de son pays et ce fascisme ordinaire, atavique, existe dans toute communauté humaine, les minorités subissant toujours à un degré plus ou moins important la haine du bon peuple.

La grande force de Fleischmann est d'éviter le film à thèse, démonstratif, d'une part parce qu'il travaille sur l'ambivalence des personnages, d'autre part parce qu'il parvient à ancrer son récit dans une réalité documentaire assez stupéfiante. Celle-ci vient en particulier de sa volonté de faire jouer les 235 habitants d'un petit village de Bavière, Unholzing. Les villageois acceptent le projet de Flesichmann et participent activement à la fabrication du film, lui prodiguant moult conseils et encouragements. Martin Sperr s'accorde parfaitement à leur jeu naturaliste, le jeune auteur à l'origine de la pièce de théâtre étant lui aussi bavarois. Le film s'inscrit ainsi pleinement dans la veine du heimat allemand, avec ses dialogues en bavarois et son aspect folklorique. Certes, le cinéaste utilise ce folklore avec ironie, comme le montre sa bande musicale décalée et ses yoddles qui sont comme autant de contrepoints absurdes à l'horreur des situations. Fleischmann aime les détournements, la scène inaugurale de la messe catholique et la fête de village organisée par le maire pour sa réélection montrant les tares d'une société refermée sur elle-même et excluante et non le message de fraternité ou de démocratie qu'elles auraient transmis dans un autre contexte. Mais il n'y a pas que de l'ironie dans ce folklore, le cinéaste montrant la réelle existence d'une culture bavaroise, une identité façonnée par la terre, la paysannerie. Il s'attache à rendre compte très précisément du rythme de ce village marqué par les moissons et les différents travaux d'élevage et de culture. S'il stigmatise le côté réactionnaire de cette culture paysanne, il nous montre dans un même temps qu'elle est compréhensible au vu du mode de vie de ces hommes et de ces femmes. On pense alors à cette terrible phrase prononcée par la mère d'Ernst, « Ca coûte cher l'idiotie, aussi cher que les études » : sentence horrible mais qui n'est que le reflet des conditions drastiques de la vie à la campagne. Tout Scènes de chasse en Bavière est contenu là : un terrifiant discours sur l'exclusion et l'horreur quotidienne, mais aussi la compassion et l'humour singulier de son auteur. Toutes choses qui font de ce film non pas un simple pamphlet mais une œuvre dérangeante, inattendue, hors norme.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 20 mars 2011