L'histoire
À Nice, sous l’éclatant soleil d’un été du début des années 1970, se déroule une série de crimes aussi implacablement exécutés qu’énigmatiques quant à leurs motivations. En l’espace de deux jours seulement, la bourgeoise et méridionale métropole voit passer de vie à trépas trois de ses habitants. Abattus à fort longue distance par un tireur (ou une tireuse ?) aux compétences élitaires, l’agent immobilier Forest (Michel Bardinet), l’architecte Barroyer (Alexis Sellan) et l’astrologue Kleinberg (Erich Segal) ne semblent entretenir aucun rapport entre eux. Ne s’arrêtant cependant pas à cette apparente absence de mobile, l’inspecteur Carella (Jean-Louis Trintignant) se lance alors dans une enquête opiniâtre pour mettre à jour le secret à l’origine de cette vague d’assassinats au fusil à lunette... Ses investigations dans les eaux de plus en plus troubles d’une certaine bourgeoisie niçoise l’amèneront notamment à croiser les routes de Sandra Forest (Dominique Sanda), une héritière notoirement connue des services de police, ou bien encore de Perry-Rupert Foote (Jean-Pierre Marielle), un singulier sujet de Sa Gracieuse Majesté...
Analyse et critique
C’est un alléchant programme, tant scénaristique que formel, qu’affiche durant ses premiers instants Sans mobile apparent (1971), deuxième film du "multicarte" Philippe Labro. Non seulement nourri par l’influence de Jean-Pierre Melville mais encore placé sous le patronage direct du cinéaste (1), Sans mobile apparent semble alors dessiner les stimulants contours d’une audacieuse déterritorialisation du polar hexagonal, à l’instar de celle à laquelle l’auteur du Doulos se livra avec une éclatante réussite dans ses films criminels. Le premier geste filmé de l’inspecteur Carella visant de son revolver la ville de Nice depuis le bateau qui le ramène vers celle-ci, comme si le policier voulait détruire quelque chose en elle, laisse même augurer d’un véritable assaut contre le polar à la française ! Se profile ainsi la possibilité d’une offensive cinématographique d’autant plus excitante que celle-ci paraît mobiliser un arsenal narratif et formel aussi fourni que dépaysant.
Concernant tout d’abord le scénario de Sans mobile apparent, c’est en effet à l’un des fleurons de la littérature criminelle étasunienne que Philippe Labro emprunte son matériau initial, en adaptant Dix plus un (1963), dix-septième volume de la saga fameuse qu’Ed McBain consacra aux flics du 87e District. Certes rebaptisé Stéphane dans le scénario, Steve Carella (le héros policier de Dix plus un et figure centrale de la série de McBain) n’en est pas pour autant à proprement parler francisé. Oscillant entre retenue glaciale et violentes explosions d’énergie, la remarquable incarnation qu’en compose Jean-Louis Trintignant fait du Carella de Sans mobile apparent l’antithèse de l’équanime et sclérosé Maigret. Poussant encore l’entêtement de son personnage d’enquêteur tenace jusqu’à l’obsession, Jean-Louis Trintignant achève ainsi d’imposer son Carella comme un élégant cousin niçois des flics borderline de L’Inspecteur Harry et de French Connection. C’est-à-dire deux films exactement contemporains de Sans mobile apparent.
L’on peut aussi trouver dans la belle prestation du « plus italien des acteurs français » un écho aux limiers jusqu’au-boutistes du poliziottesco, un "mauvais" genre connaissant alors un succès croissant en Italie. Une influence de Sans mobile apparent que semble aussi révéler le long plan aérien de son générique. En lieu et place de l’attendue carte postale d’une aimable cité tout en luxe pittoresque, la caméra héliportée déploie la vision d’une métropole portuaire et tentaculaire, évoquant ces âpres lieux du crime du poliziottesco que sont Gênes ou Naples. L’impression est d’autant plus forte que la bande originale est signée par Il Maestro, Ennio Morricone, composant pour le générique de Sans mobile apparent un thème aussi canonique que fameux. Puis, lorsque la caméra redevient terrienne et entreprend d’enregistrer le paysage urbain niçois, le film semble alors flirter avec le giallo (2) en faisant sourdre de la ville une troublante bizarrerie. Que celle-ci tienne à l’hétéroclisme baroque d’un palais bourgeois comme hanté par la spectrale Dominique Sanda, ou bien encore à la sévérité géométrique d’architectures contemporaines au pied desquelles s’effondre un homme, silencieusement fauché par un tireur invisible.
Mais après avoir initialement espéré trouver en Sans mobile apparent un néo-polar à même de dessiner sur la carte du film criminel hexagonal une contrée exotiquement inédite, l’on déchante peu à peu... Car c’est un récit policier aussi nonchalant que conformiste que déroule ensuite Philippe Labro. À l’exact opposé de la nervosité narrative des thrillers de Don Siegel et de William Friedkin, ou de ceux du poliziottesco, le film se caractérise par un rythme (ou plutôt par une absence de rythme) fort semblable au commun des plus flegmatiques des polars made in "qualité française". Trop rares sont les séquences venant contredire cette lenteur frôlant souvent et dangereusement l’apathie, telle celle enregistrant la course effrénée de Carella à travers le port de Nice.
Ne tirant qu’un médiocre profit cinématographique du talent bifrons de Jean-Louis Trintignant extraordinairement capable de se faire "tout feu tout glace", Philippe Labro n’exploite pas plus la propension à une certaine et inquiétante étrangeté de ses principales comédiennes. Filmées selon un male gaze des plus orthodoxes, Dominique Sanda, Carla Gravina, Stéphane Audran ou Laura Antonelli sont envisagées comme des objets de désir plutôt que comme des sujets. Un traitement visuel par ailleurs logique puisque le scénario, aussi vieillot que l’essentiel de la réalisation, campe sans l’interroger un très viril univers, [Attention spoiler] sous l’hypocrite couvert de dénoncer la violence sexuelle masculine. L’on découvrira en effet que la série de meurtres (désormais plus du tout) mystérieux à Nice trouve son origine dans le viol collectif dont a été victime une jeune femme, Juliette, jouée par Laura Antonelli. Se révélant in fine appartenir au genre du rape and revenge, Sans mobile apparent en constitue cependant une déclinaison rien moins que subversive, à l’inverse par exemple du britannique Fright - La Peur (autre titre de la collection Make My Day !) ou du suédois Crime à froid. Puisque les fusillades à distance sont le fait non point de Juliette (réduite à l’état de femme-enfant souffreteuse par l’indépassable trauma de son viol...) mais de son époux transformé en maniaque homicide par la frustration sexuelle. Et que Jean-Pierre Marielle, en charge d’un rôle dont il ne sait manifestement pas quoi faire, transforme en pantin grand-guignolesque... [Fin du spoiler]
Fugitivement prometteur sous ses excitantes allures melvilliennes avant de devenir définitivement décevant en se muant en "polar à la papa", Sans mobile apparent constitue donc l’un des titres les plus dispensables de la collection Make My Day ! Sans doute le réservera-t-on aux seul.e.s admirateurs et admiratrices de Jean-Louis Trintignant, y faisant malgré tout montre de son singulier et indéniable talent...
(1) Devenu un ami proche de Jean-Pierre Melville en 1969, Philippe Labro expliquait notamment en 2017 dans Le Point : « Quand j'ai terminé l'écriture de mon deuxième film avec Jacques Lanzmann, Sans mobile apparent, [Jean-Pierre Melville] m'a proposé de lire le scénario. Il a griffonné quelques annotations manuscrites sur le script. Ses précieuses remarques m'ont aidé à modifier et à améliorer l'intrigue. Quand je suis parti tourner ce polar à Nice, en 1971, avec Jean-Louis Trintignant, je pouvais l'appeler quand je voulais pour lui demander conseil. Ce fut un immense honneur d'avoir un tel maître pour mentor. »
(2) Un autre fleuron du cinéma criminel italien, auquel Jean-Louis Trintignant a participé dans le cadre du plus que singulier La Mort a pondu un œuf, un film lui aussi édité dans la collection Make My Day ! et chroniqué sur DVDClassik.