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Critique de film
Le film
Affiche du film

Ring

(Ringu)

L'histoire

Enquêtant sur la mort subite de sa nièce Tomoko, la journaliste Reiko Asakawa prend connaissance de l'histoire d'une vidéocassette maudite, dont on raconte que tous ceux l'ayant visionnée meurent au bout de 7 jours. D'autant plus intriguée par le fait que trois amis de Tomoko sont également morts la même nuit qu'elle, avec le même visage déformé par la terreur, elle se rend dans la maison de location où les jeunes ont passé une soirée la semaine précédant leur mort. Là, elle découvre une cassette non étiquetée...

Analyse et critique

Vingt-cinq ans après sa réalisation, on peut difficilement se contenter d’aborder Ring pour ce qu’il est (pour le dire vite avant d’y revenir plus en détail : une œuvre d’apparence modeste, plutôt parcimonieuse dans sa narration comme dans ses effets) sans prendre en compte l’ampleur de sa postérité, voire même l’aura particulière qui accompagne désormais le film. Phénomène esthétique autant que social (1), ayant généré tant de suites/remakes/prequels/spinoffs (2) et acquis un statut international tel qu’en 2022, le très américain magazine Rolling Stone l’a placé au troisième rang de sa liste des plus grands films d’horreur de tous les temps (3), Ring mérite qu’on lui accorde une attention assez large, au-delà des raccourcis ou des a priori qui accompagnent traditionnellement le cinéma de genre, le cinéma japonais, et encore plus le cinéma de genre japonais.

Dans un premier temps, replaçons-nous dans la deuxième partie des années 90, au moment même où, dans le sillage du premier Scream, le cinéma américain s’engouffre assez largement dans une approche du cinéma horrifique qu’on qualifiera d’ "explicite" : d’une part parce que les progrès techniques (notamment le développement des effets spéciaux numériques, en cours de généralisation) donnent l’occasion de représenter les choses comme elles ne pouvaient jusqu’alors pas l’être, d’autre part et encore davantage dans le sens où la nature horrifique de l’œuvre s’y trouvait être identifiée, voire commentée, par des personnages exégètes de leur propre récit. Au moment où le monde (dans un premier temps, celui des amateurs de genre) découvre Ring, le film fait en quelque sorte office d’alternative salutaire, remettant à l’honneur les arts de l’évocation ou de la suggestion. Rétrospectivement, on a même tendance à faire du film la première pierre, ou le fer de lance, d’un mouvement aujourd’hui communément étiqueté du label « J-Horror », qui va considérablement marquer les esprits au début des années 2000 avec des films travaillant le fantastique ou la peur comme des éléments sensibles, voire poétiques, et suscitant ainsi des émotions tout à fait originales chez leurs spectateurs : parmi les œuvres les plus notables du mouvement, on peut citer Kaïro ou Cure de Kiyoshi Kurosawa, Ju-On de Takashi Shimizu, Audition de Takashi Miike ou Dark Water du même Hideo Nakata.

Pour poursuivre sur cette question contextuelle qui aura contribué positivement à la postérité du film, il faut insister sur le basculement qui s’opère alors dans le monde occidental, au tournant du millénaire, vis-à-vis de la culture populaire japonaise : longtemps dénigrée (qui a connu les années 90 en France se souvient probablement des polémiques sur les dessins animés japonais « débilitants » ou du mépris vis-à-vis du manga) ou réduite à un folklore inaccessible, elle est alors redécouverte par vagues, avec par exemple des sorties à contretemps de grands films d’animation adultes (Perfect Blue ou Princesse Mononoke, tous deux produits en 1997, ne sortent que fin 1999 et début 2000 dans les salles françaises). Tourné en 1997, Ring n’a ainsi le droit à une sortie (modeste) dans les salles françaises qu’en avril 2001, et même alors ne réunit que 51 000 spectateurs. Mais la nippophilie émergente de la société française (qui ne s’est pas démentie depuis) fait que la notoriété du film croît, dans des milieux restreints d’abord puis vers un public plus large, profitant comme peu de films de l’exposition offerte par le marché (alors en plein essor...) de l’édition numérique : le coffret Ring, reproduisant le design de la fameuse VHS et offrant un certain nombre de bonus exclusifs (dont la présentation intégrale de la vidéo maudite, uniquement proposée par fragments dans le film), devient une pierre angulaire de toute DVDthèque horrifique qui se respecte… et le film gagne ainsi, au fil des années, ses galons d’œuvre "culte".

Ce ne serait toutefois pas faire justice au film que de réduire sa postérité à une accumulation d’opportunités favorables sans insister sur la manière dont Ring s’inscrit en réalité, avec force et ingéniosité, dans la continuité d’un art éprouvé de, pour le dire trivialement, la pétoche à la japonaise. A travers les siècles, la tradition orale, la littérature et le folklore japonais se sont enrichis de nombreuses histoires d’onryo , ces esprits bafoués – souvent des femmes – qui, ayant subi un traumatisme de leur vivant ou une mort violente et injuste, viennent se venger depuis l’au-delà. Parmi ces histoires, celles d’Oiwa, la « mère de tous les fantômes », ou de la servante Okiku, torturée dans un puits du château de Himeji et finalement emmurée vivante au fond de celui-ci, toutes deux immortalisées par des estampes fameuses d’Hokusai au XVIIIème siècle.

Le théâtre traditionnel, en particulier le théâtre nô, s’emparera à son tour de ces figures pour en perpétuer la narration, jusqu’à ce qu’au vingtième siècle, ces histoires soient illustrées par le cinéma à travers le genre du yurei eiga, mettant en scène des spectres vengeurs et popularisant définitivement cette imagerie de jeunes femmes aux longs cheveux bruns et aux visages blafards : si Les Contes de la lune vague après la pluie (Mizoguchi, 1953 - ci-dessous à gauche) ou Kwaidan (Masaki Kobayashi, 1963) sont probablement les titres venant en premier à l’esprit des amateurs du genre, Hideo Nakata a lui souvent mentionné Histoire de fantôme japonais (Tokaido Yotsuya Kaidan - Nobuo Nakagawa, 1959 - ci-dessous à droite) comme œuvre de référence à ses yeux.

 

La grande inspiration d’Hideo Nakata aura donc été de s’emparer de ces figures folkloriques, quasi mythologiques (et donc dotées d’un impact préalable dans l’imaginaire collectif), pour les confronter à l’angoisse de la modernité technologique, à travers donc cette histoire de VHS maudite. L’essentiel du récit figurait certes déjà dans les romans de Koji Suzuki, auxquels le(s) film(s) commet(tent) d’ailleurs quelques infidélités (4) – mais il restait à le mettre en forme, et l’indifférence relative suscitée par leur toute première adaptation audiovisuelle (une série télé diffusée en 1996) démontre que ce n’était pas nécessairement acquis. Pour résumer les choses, disons que l’apport essentiel d’Hideo Nakata se sera trouvé dans une somme d’inspirations, pour certaines très discrètes (et pour cause), illustrant l’idée centrale des romans, celle d’une menace plus abstraite qu’incarnée, résidant dans une forme de "viralité de la peur". Sadako, l’esprit vengeur, n’est pas tant terrible en ce qu’elle accomplit (concrètement : rien) que dans la manière dont elle se diffuse, et le défi du film était de parvenir à suggérer l’omniprésence d’une menace le plus infigurable possible. Il y avait une idée similaire dans le film précédent d’Hideo Nakata, Le Spectre de l’actrice, dans lequel un cinéaste travaillant sur un drame historique voyait les images de son film « parasitées » par celles d’un autre film, horrifique celui-là. L’élément terrible surgissait et se propageait, en quelque sorte, à l’encontre des lois rationnelles de la magnétique. La conclusion de Ring enchaîne deux séquences extrêmement marquantes, et à bien y réfléchir, la plus effrayante n’est pas forcément celle que l’on croit ; évidemment, l’irruption de Sadako (totalement absente du roman) constitue le climax visuel du film, ce vers quoi il a tendu (de plus en plus tendu) depuis ses premières secondes, mais la scène qui clôt de film achève d’inscrire sa menace dans une éternité glaçante : ainsi, le seul antidote individuel (c’est à dire le seul moyen pour une personne d’échapper au spectre vengeur) réside dans une contribution à sa propagation la plus large possible (en faisant une copie de la VHS maudite).

Cette idée centrale de la propagation d’un mal qu’on doit pouvoir "percevoir" sans le "voir" irrigue la mise en scène d’Hideo Nakata qui, par de simples mouvements de caméra inattendus, par des cadrages se focalisant sur une absence suspecte, par des effets sonores rompant l’apparence anodine ou quotidienne d’une séquence, suggère qu’il y a constamment à l’écran quelque chose que nous ne voyons pas (5). Ces touches quasi-imperceptibles, pour certaines, contribuent à instaurer une tension permanente pour le spectateur, qui ressent dans le cadre une présence qui ne s’y trouve pas. Dans une salle de cinéma (ou avec une installation sonore adaptée), on est particulièrement saisi par la circulation permanente du son d’une enceinte à une autre, comme si le mouvement des ondes sonores traduisait leur sensibilité à la présence de Sadako. Cette idée d’une influence fantastique déformant le réel physique se retrouve dans la visualisation des visages déformés sur les photographies des personnes frappées par la malédiction, inspirée par l’histoire véridique de Chizuko Mifune, dont le destin tragique se retrouve également à l’écran dans les flashbacks concernant Shizuko, la mère de Sadako : cette femme, qui revendiquait un don de voyance et une aptitude à la psychophotographie (nensha, en japonais), c’est à dire une capacité à imprimer les plaques photographiques par la pensée, fut dénoncée comme charlatane et se suicida au poison à l’âge de 24 ans. Nul ne sait si elle est à son tour devenue une onryo.

Un mot, enfin, plus encore que sur la vidéo maudite, sur la neige cathodique. Ayant perdu un peu de son sens à l’ère du numérique et de son flux continu, la neige cathodique (et son bruit si spécifique, revenons une nouvelle fois au travail sur le son) demeure, pour ceux qui l’ont vécue (le plus souvent au plus profond de la nuit), l’expérience inquiétante d’une transmission brouillée, d’un signal perdu, bref d’un désordre angoissant. Nul doute que ce spectateur éclairé du cinéma occidental (les influences bunueliennes sur la vidéo maudite, ou les réminiscences éparses de Poltergeist ou de Videodrome dans Ring sont assez peu contestables) qu’est Hideo Nakata aura, comme beaucoup de spectateurs, été durablement marqué par le rapport « impact induit sur complexité de l’effet » du générique de début de Twin Peaks : Fire Walk with Me, en 1993…

Au sujet de sa propre cinéphilie, Hideo Nakata, dont Ring n’était que le deuxième long-métrage, avouera volontiers en interview à la sortie du film n’être que peu friand du cinéma d’horreur, et rêver « de tourner des films d’amour à la François Truffaut » (6). La suite de sa carrière ne lui donnera que peu d’occasions de témoigner de cette appétence : après la suite immédiate de Ring, au Japon, il fut sollicité pour tourner, en 2005, Le Cercle 2, suite américaine du remake que Gore Verbinski avait (7) réalisé en 2002, et son dernier film à ce jour, Sadako (2019), le fait revenir une énième fois à cette saga indissociablement attachée à son nom. Le propre des fantômes, manifestement, est que vous ne choisissez pas quand ils arrêtent de vous hanter...

(1) Peu de manifestation "cosplay" se sont tenues, depuis 1998, sans une Sadako pour glacer l'ambiance. Après la sortie du film, on raconte que plusieurs responsables d'établissement scolaires japonais prirent des mesures, dans leur règlement intérieur, pour interdire aux jeunes filles brunes de porter leurs cheveux longs devant leur visage.
(2) Une suite japonaise, Ring 2, dès 1999, par Nakata lui-même ; un prequel, Ring 0, l'année suivante, par Norio Tsuruta ; un remake sud-coréen dès 1999, Ling, par Dong-bin Kim ; un autre américain, par Gore Verbinski, en 2002 (voir note (7) plus bas), suivi de deux suites, une en 2005, l'autre en 2017 ; et au moins quatre spin-offs consacrés à Sadako en 2012, 2013, 2016 et 2019... To be continued...
(3)  https://www.rollingstone.com/tv-movies/tv-movie-lists/best-horror-movies-of-all-time-1234597766/the-ring-2-1234609034/
(4) Dans le roman, le couple d'enquêteurs est masculin, et les pouvoirs ou le destin de Sadako sont sensiblement différents
(5) Il faut évoquer ici le travail de Kenji Kawai, capable d’être un prodigieux mélodiste, mais qui a travaillé ici une partition sourde, inquiétante, parsemée de sons insolites, comme des effets de cloche, ou bien encore l’enregistrement de sa propre voix diffusée à très basse vitesse. Notons que cet effet de distorsion de la temporalité est également appliqué à l’une des images les plus saisissantes du film, celle de la sortie du puits : la comédienne Rie Inou a joué la scène en reculant, puis les images ont été diffusées à l’envers, provoquant cette gestuelle syncopée particulièrement malaisante.
(6) Première n°290, avril-mai 2001
(7) Remake honorable, mais qui traduit par l’exemple tout ce que Ring parvenait à ne pas être : un film de studio standardisé, qui explicite énormément de choses qui demeuraient indécises dans le film original, qui abuse de scènes "choc" à l’utilité narrative contestable (la séquence du "cheval fou" sur le bateau) ou d’effets horrifiques convenus (jump scares, plans subliminaux, etc.…) et qui noie sa bande-son sous la musique d’Hans Zimmer.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 17 mai 2023