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Critique de film
Le film
Affiche du film

Providence

L'histoire

À la veille de son soixante-dix-huitième anniversaire, auquel il a convié ses fils Kevin (David Warner) et Claud (Dirk Bogarde), ainsi que Sonia (Ellen Burstyn), l’épouse de ce dernier, l’écrivain à succès Clive Langham (John Gielgud) se confronte l’espace d’une nuit à quelques-uns des points les plus interrogeants de sa longue existence. L’âge, mais aussi la maladie, rendant la mort de plus en plus proche, le romancier en vient ainsi à procéder à une manière d’examen de conscience. Parmi les points existentiels sur lesquels se penche Clive, dominent notamment ses relations avec Kevin, Claud et Sonia mais aussi avec sa défunte femme, Molly (Elaine Stritch). La paternité et la conjugalité ne furent pas pour Clive des expériences de tout repos...

Analyse et critique

L’amour, la mort. La haine, la vie. La sienne, celle des autres... Tels sont les objets de réflexion rien moins que futiles auxquels Providence confronte son héros, Clive Langham, le temps d’un voyage au bout de la nuit et de lui-même. Pareille entreprise aurait pu n’être empreinte de gravité - au point peut-être d’en devenir lourde... -, si elle n’avait été menée par Alain Resnais, un cinéaste n’ayant jamais craint de fréquenter les "mauvais genres".  Nullement pesant mais certainement profitable, l’exercice proposé aux spectateurs par Providence s’impose, en réalité, comme une expérience radicalement singulière dont la puissance d’envoûtement esthétique dessine de vertigineux abîmes réflexifs...

Fascinant, Providence l’est d’abord par sa forme baroque et régie par une remarquable mécanique du collage. (1) Le film combine en effet des éléments puisés dans des genres apparemment antithétiques. Le premier d’entre eux convoqué par Alain Resnais appartient aux catégories considérées comme "nobles" par les hiérarchies communément admises en matière de fiction. Ainsi que le révèle d’emblée son synopsis, Providence relève pour partie du récit psychologique et introspectif. À ce cadre fictionnel particulièrement fécond en grandes œuvres - littéraires, de Marcel Proust à l’autofiction contemporaine en passant par Virginia Woolf (2) ; cinématographiques, d’Ingmar Bergman à Arnaud Desplechin en passant par Éric Rohmer et Woody Allen (3) -, Alain Resnais emprunte non seulement un propos mais aussi des motifs emblématiques. Parmi ces derniers, l’on citera en premier lieu celui du monologue permettant au personnage de Clive d’énoncer au spectateur, lors de scènes récurrentes, son intériorité psychique, décrivant et commentant celle-ci à la double faveur de son isolement nocturne et de l’ivresse générée par l’absorption plus que généreuse de chablis. À ces confessions d’un buveur solitaire répondent dans Providence des séquences collectives, elles aussi typiques de la fiction psychologisante. Le repas d’anniversaire du patriarche romancier, entourés de ses deux fils et de sa belle-fille autour d’une même table - sous l’œil photographique de l’épouse et mère défunte dont le portrait trône à proximité -, réunit tous les ingrédients du psychodrame. Là encore le vin aidant, les langues se délient, se font de plus en plus dures jusqu’à ce que certaines vérités aussi dérangeantes que refoulées se libèrent brutalement...



Mais le "poly-césarisé" Providence (4) ne se cantonne pas au seul champ du drame psychologique. Le film témoigne en effet du goût d’Alain Resnais pour des univers fictifs pourtant considérés comme subalternes au regard des hiérarchies formelles et narratives courantes. Ainsi, Providence est sans doute l’unique César du meilleur film à mettre en scène la figure du lycanthrope ! Cette dernière apparaît une première fois, lors d’une séquence située à l’orée de Providence. Ces scènes montrent un « vieil homme se [frayant] péniblement un chemin à travers d’épaisses broussailles. […] Il est échevelé, les vêtements déchirés, son visage et ses bras nus couverts de poils courts et drus. L’impression qu’il donne est celle d’une bête sauvage traquée. » (5) La créature (incarnée par Samson Fainsilber) est effectivement poursuivie par une bande de « soldats [qui] battent les fourrés, avançant dans le bois en tirant au hasard des rafales de mitraillette dans les buissons. » (6) À cette séquence inaugurale répondra, à la presque fin de Providence, une seconde dans laquelle Alain Resnais met cette fois-ci en scène le personnage de Kevin « en train de se métamorphoser en une sorte d’animal humain, velu, hirsute » (7), pareillement poursuivi à travers les bois par un chasseur humain - Claud - désireux de le mettre à mort. Ces épisodes de traques aux monstres font irrésistiblement écho à celles ponctuant quelques-uns des classiques du cinéma lycanthropique, parmi lesquels Le Loup-garou (The Wolf Man, 1941) de George Waggner avec Lon Chaney Jr. ou bien encore La Nuit du loup-garou (The Curse of the Werewolf, 1961) de Terence Fisher avec Oliver Reed dans le rôle-titre. Certains des choix d’Alain Resnais en matière de distribution peuvent encore être interprétés comme autant de possibles passerelles entre l’univers de Providence et celui du cinéma fantastique. Lorsque Alain Resnais entreprend le tournage de Providence, les visages d'Ellen Burstyn et de David Warner sont en effet plus que familiers aux amateurs de frissons filmiques. Trois ans plus tôt, la comédienne avait rencontré la célébrité en incarnant Chris MacNeill, la mère de la possédée Regan, dans L'Exorciste (The Exorcist) de William Friedkin. Quant à David Warner, il était apparu peu avant dans un autre blockbuster de l'horreur 70's : La Malédiction (The Omen, 1976) de Richard Donner où le comédien campait le photographe Keith Jennings. Et l'on pourrait encore signaler la présence, parmi les seconds rôles, de la comédienne Kathryn Leigh Scott (en charge du rôle de Miss Boon), l'une des interprètes récurrentes de la série télévisée vampirique américaine Dark Shadows (1966-1971) dont Tim Burton tira en 2012 un film éponyme...

Ce placement de Providence sous le signe du "mauvais genre" qu’est le fantastique (8) ne s’appuie cependant pas sur des référents uniquement cinématographiques ou télévisuels. L’ombre de la littérature d’épouvante plane aussi sur le film : plus précisément celle du romancier américain Howard Phillips Lovecraft, créateur entre autres monstruosités iconiques du poulpesque Cthulhu. L’on sait qu’Alain Resnais fut un lecteur suffisamment passionné de l’auteur de L’Affaire Charles Dexter Ward pour envisager de lui consacrer en 1969 un moyen métrage intitulé Arkham (9), projet demeuré sans suite. Jamais concrétisé, cet intérêt d’Alain Resnais pour l’univers de H.P.Lovecraft vient cependant discrètement hanter Providence. L’on notera que le nom donné au vaste domaine de Clive Langham - et conférant son titre au film - est aussi le toponyme de la cité natale de l’écrivain. Certains des décors de Providence font pareillement référence aux inquiétants espaces chers à H.P.Lovecraft, à l’instar notamment du mégalithe tapi au fond d’une épaisse forêt et au pied duquel Alain Resnais fait périr son second loup-garou. Et l’on pourrait encore ajouter le châtelet gothique habité par Clive, une angoissante demeure oscillant entre magnificence et ruine, fort semblable à celles dans lesquelles H.P.Lovecraft remisait ses personnages d’aristocrates en voie de dégénérescence... Ce faisceau de références ne doit cependant pas amener à voir en Providence une manière de portrait en creux de H.P. Lovecraft. (10) Mais en s’agrégeant aux échos des films de monstres de la Universal, ou aux thrillers mettant en scène dans les années 1970 des enfants démoniaques, ces emprunts au maître littéraire de l’horreur cosmique achèvent de conférer à l’alternance de confessions et de psychodrames rythmant Providence une tonalité fantastique (11) absolument singulière...


Formellement captivant, ce parti-pris resnaisien de collage entre drame psychologique et cauchemar horrifique ne relève cependant pas d’une démarche exclusivement esthétique. En fonctionnant à la manière d’un agrégant, la mise en scène vient tout aussi remarquablement servir le propos de Providence : à savoir l’affirmation du caractère essentiellement combinatoire de l’imaginaire. Car plonger au plus profond de l’esprit pour en dévoiler les rouages les plus essentiels, voici le programme de Providence. Un objectif qu’Alain Resnais énonce, par ailleurs, aux spectateurs dès la séquence initiale du film. Une succession de plans, obéissant tous à un hypnotique mouvement de traveling, fait pénétrer de plus en plus profondément dans l’espace formé par « Providence », le domaine de Clive. La caméra photographie d’abord les seules branches des arbres immenses ceignant la demeure de l’écrivain, ou bien encore celles des plantes grimpantes recouvrant les murs de celle-ci. Se dessine dès lors sur l’écran comme l’équivalent végétal d’un réseau neuronal (12), générant la convaincante sensation de remonter jusqu’aux couches les plus lointainement tapies dans la masse cérébrale. Cette sensation de pénétrer à l’intérieur même d’un esprit humain ne se dissipe pas, lorsqu’au terme de la séquence, l’on quitte le parc de Providence pour entrer dans le manoir où réside Clive, notamment si l’on se rappelle que Freud a fait de la maison la métaphore de l’espace psychique... (13)


Ainsi transporté par Alain Resnais dans l’intériorité mentale de Clive, le spectateur est plus précisément orienté par le cinéaste vers les contrées de la psyché où siège l’imaginaire. Permettant dès lors d’observer celui-ci au plus près, Providence affirme magistralement la centralité du collage dans son fonctionnement. Les épisodes lycanthropiques sont, à ce titre et entre autres exemples, particulièrement révélateurs. L’on a déjà rappelé ce que les visions de loups-garous, se formant dans l’esprit de Clive, devaient au cinéma d’épouvante hollywoodien. Mais la fiction n’est pas la seule source irriguant les fantasmes fantastiques de l’écrivain. L’existence réelle de ce dernier vient aussi nourrir son imaginaire, ainsi que le démontreront certaines des scènes du repas d’anniversaire. Lors de cette séquence, apparaîtra notamment à l’écran la paire de chiens que possède Clive. Ces deux animaux, aux oreilles de loup et au pelage plus qu’abondant, s’imposeront alors comme de très probables inspirations des créatures mi-humaines mi-canines mises en scène par la fantasmatique du romancier. Toujours durant cet épisode de Providence consacré au soixante-dix-huitième anniversaire de Clive, l’on notera encore les termes animalisants par lesquels le romancier qualifie sa relation avec son fils Kevin, fruit d’une liaison adultérine : « Mon bâtard bien-aimé... […] J’ai signé son  pedigree comme pour un chien de race ! » (14)

S’emparant donc d’éléments initialement hétérogènes - car relevant pour les uns de fictions artistiques, pour les autres de réalités matérielle ou affective - l’imaginaire de Clive les colle littéralement les uns aux autres. De ce processus de synthèse résultent autant de fantasmes permettant au personnage de se représenter, enfin, celles de ses pensées relevant de l’indicible. Car celles-ci sont par trop angoissantes. Ou bien encore touchent aux tabous les plus fondamentaux de l’ordre mental humain. La première des séquences lycanthropiques va ainsi offrir l’occasion à Clive de se confronter à l’idée traumatisante de sa propre disparition. L’on pourra voir dans le vieillard loup-garou, mis à mort au terme de cet épisode, un double imaginaire de l’homme âgé et diminué qu’est l’écrivain. En outre, le spectateur ne manquera pas de noter que le lycanthrope sénescent est abattu par une seconde figure imaginaire revêtant les traits de Kevin. Comme si cette vision fourbie par l’imaginaire de Clive lui permettait d’affronter non seulement la crainte de sa propre mort, mais aussi celle - encore plus perturbante - d’être victime d’un parricide. Le personnage de Kevin réapparaîtra lors du second moment lycanthropique de Providence. Celui-là se verra alors attribuer par l’imaginaire de Clive, procédant à une nouvelle combinaison, la place du loup-garou tandis que celle de son bourreau échoira à Claud. C’est alors, peut-être, l’angoisse d’un possible déchirement fratricide entre ses deux fils que le romancier se représente à lui-même.


Sans doute hautement perturbants, ces collages mentaux élaborés par l’esprit de Clive n’en sont pas moins d’une utilité majeure. Ayant ainsi exploré les recoins les plus problématiques de sa psyché, le héros de Providence peut au terme de cet examen de conscience, ou plutôt d’imaginaire, se mettre en règle avec lui-même comme avec les siens. Revêtant dès lors des allures de dernière Cène, le repas d’anniversaire de l’écrivain se transforme en une cérémonie des adieux aux siens comme à lui-même, à la fois émouvante et sereine. Non seulement source de créativité, l’imaginaire, qui génère collages et collures, aide aussi à vivre et à mourir.


(1) Éminemment chère à Alain Resnais, cette pratique artistique du collage structure l’ensemble de la filmographie du cinéaste. Faute de pouvoir relire dans le cadre modeste de cet article l’ensemble de l’œuvre resnaisienne à l’aune de cette démarche, l’on se contentera d’étayer l’affirmation de cette prééminence du collage dans l’art resnaisien par ces propos empruntés à l’excellent dossier que Les Cahiers du Cinéma d’avril 2014 ont consacré à Alain Resnais. Joachim Lepastier, dans un article intitulé À la taille de l’amour, y souligne à propos du cinéaste un " goût du collage situ[ant] Resnais comme un héritier des avant-gardes poétiques de sa jeunesse (Breton, Ponge, Michaux) " (p.9). Quant à Hervé de Luze, monteur des derniers films du réalisateur, il y rapporte l’anecdote (pas si anecdotique...) suivante : « Resnais ne disait jamais "Coupez !" sur un plateau, il disait "Collure !" » (p16). L’on rappellera aussi que c’est par le montage - déclinaison cinématographique du collage par excellence - qu’Alain Resnais se forma au 7ème Art, étudiant en effet cette technique lors de ses études à l’IDHEC.
(2) Pour aller, on en convient humblement, vite...
(3) Pour aller, on en convient avec encore plus d’humilité, toujours aussi vite...
(4) Sept compressions récompensèrent Providence lors de la cérémonie des Césars 1978, notamment celles des meilleurs long métrage et mise en scène.
(5) David Mercer, Providence. Un film pour Alain Resnais, traduit de l’anglais par Claude Roy, Collection NRF, Éditions Gallimard, 1977, pp. 9 et 10.
(6) David Mercer, op.cit, p. 10.
(7) David Mercer, op cit,  p. 86.
(8) Notons, rapidement, que le fantastique n’est pas l’unique "mauvais genre" convoqué par Alain Resnais dans Providence. Le spectateur ne manquera d’y relever des emprunts au cinéma criminel lors de séquences faisant écho aux films de procès ou bien encore au Film noir. Quant à certaines scènes à la tonalité boulevardière, elles témoignent du goût d’Alain Resnais pour un théâtre grand public et peu considéré par la critique, mais dont le réalisateur sut tirer le meilleur dans des œuvres comme Mélo (1986) ou Pas sur la bouche (2003).
(9) Robert Benayoun, Alain Resnais. Arpenteur de l’imaginaire : de Hiroshima à Mélo, nouvelle édition augmentée, Collection Ramsay Poche Cinéma, Éditions Stock, 1985, page 310.
(10) Alain Resnais tint à préciser que « le film […] n’est pas lovecraftien » et que « Lovecraft s’est introduit par effraction dans ce film. [Que ce] fut un peu involontaire. » Cf. Robert Benayoun, op.cit., p. 244.
(11) Pareilles nuances d’étrangeté, nourries par des éléments empruntés à des œuvres de la littérature ou du cinéma fantastiques, ne sont bien entendu pas propres au seul Providence. L’on se rappellera que dès 1956, le futur réalisateur de Hiroshima mon amour faisait apparaître à l’écran, le temps d’un plan fugitif de Toute la mémoire du monde, la couverture spectaculairement imagée d’un fascicule narrant l’une des innombrables aventures de Harry Dickson. Cette inscription dans le temple du Savoir qu’est la Bibliothèque Nationale - Toute la mémoire du monde était une commande documentaire de la vénérable institution - du « Sherlock Holmes américain », l’une des figures les plus mythiques de la littérature feuilletonnante des années 1930, révélait donc très tôt dans la carrière d’Alain Resnais son goût pour ce que l’on appelait alors, avec condescendance, voire mépris, la paralittérature. Le goût pour cette dernière réapparaîtra par la suite dans le science-fictionnel Je t’aime je t’aime (1968) ou bien encore dans La Vie est un roman (1983) oscillant entre S.F., héroic-fantasy et bande-dessinée.
(12) Une équivalence sur laquelle se fonde aussi l’affiche originale de Providence réalisée par le grand affichiste René Ferracci. L’on y voit une main tenir une singulière chimère mi-végétale - se dessine la tige épineuse d’une rose -, mi-organique - ladite tige est surmontée d’un semblant sanglant de fleur évoquant un système nerveux.
(13) « Le moi n'est pas maître dans sa propre maison » ainsi que l’écrivait Freud pour définir l’inconscient dans Essais de psychanalyse appliquée (1917).
(14) David Mercer, op cit,  p. 94.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 19 mai 2014