L'histoire
Deux sœurs, Nicole et Danielle Noblet, sont élevées par leur père Michel Noblet, un doux original. Les deux sœurs aiment le même jeune médecin, Jean de Lormel. Jean choisit d'épouser Danielle, mais celle-ci, après peu d'années tombe amoureuse d'un autre homme. Avant de s'en aller, elle fait venir Nicole pour préparer Jean à son absence. Nicole s'installe alors chez Jean, et joue durant quelque temps le rôle d'amie consolatrice.
Analyse et critique
Premier bal est la seconde collaboration entre Christian-Jaque et le scénariste Charles Spaak, six ans après Sous la griffe (1935) dont celui-ci dernier fut le dialoguiste. Le film sort un mois avant le film plus célébré de leur association - étalée sur cinq films auxquels s’ajouteront D'homme à hommes (1948), Adorables créatures (1952) et La Française et l'amour : Le divorce (1960) -, L'Assassinat du Père Noël. Beau et touchant drame amoureux, Premier bal ne mérite certainement pas de rester dans l’ombre de son glorieux successeur.
Premier bal a cette caractéristique de nombre d’œuvres produites sous l’Occupation de se dérouler hors de tout contexte social en prévention de la censure allemande - qui réduira néanmoins l’allusion trop marquée de l'attirance de Danielle (Gaby Sylvia) pour Hollywood. Le film se déroule certes dans un cadre contemporain, mais où le monde extérieur est comme abstrait, entre la douceur de la campagne, l’intimité des appartements et le faste des salons parisiens. Ce relatif « handicap » fait la force du film dans son art de la rupture de ton, dans la dichotomie claire entre sa première partie légère et insouciante, puis la seconde qui tourne vraiment au mélodrame sombre. Le début du film nous montre ainsi l’existence joyeuse de Nicole (Marie Déa) et de sa sœur Danielle aux côtés de leur père (Fernand Ledoux). Une espiègle scène de réveil caractérise immédiatement les deux sœurs dans leurs différences. Nicole dort avec son chien et se dirige négligemment vers la salle de bains en sortant du lit, quand le premier réflexe de Danielle est d’immédiatement se recoiffer et se maquiller. La salopette de Nicole comme tenue quotidienne, son goût du grand air et son affection pour les animaux en font un être fantasque proche du tempérament excentrique de son père, inventeur du dimanche. L’environnement rural paisible et sans heurts dans lequel elle vit semble lui suffire. C’est tout l’inverse de Danielle, attirée par le luxe, le strass et ne rêvant que d’une vie parisienne faite de mondanités.
Le fameux premier bal du titre va sceller leur destin. Jean (Raymond Rouleau), un séduisant jeune médecin de passage dans la région, va éveiller l’intérêt des deux jeunes femmes. Pour Nicole, c’est la douceur et la prévenance de Jean, ce qu’il est, qui vont l’en rendre amoureuse. Pour Danielle, l’attrait naît de ce qu’il représente par son charme et sa prestance, la promesse d’une existence festive et nantie à Paris. La scène de bal offre une accélération et une loupe grossissante à ce triangle amoureux dysfonctionnel. Les danses entre Danielle et Jean sont furtives, ne témoignant d’aucune complicité ou de vraie interaction, seule compte l’aura qu’ils dégagent, les regards qu’ils attirent (dont celui, jaloux, de Nicole), en particulier Danielle ravie d’être l’objet de toutes les attentions masculines. Au contraire, la connexion entre Nicole et Jean est claire, et existe sans nécessité d’attraction autre que celle que l’on devine l’un pour l’autre. Les échanges se font à l’abri d’une foule, qui au contraire constitue un obstacle séparateur. Nicole peut se laisser être cette jeune fille fantasque aux yeux d’un Jean ne voyant malheureusement en elle que « Nic », petit surnom qui constitue comme un alter ego représentant ce tempérament plus rêveur qui est le sien. Comme l’explicitera un dialogue plus tard, « Nic » n’est qu’une aimable camarade de jeu pour Jean, davantage troublé par la séduction plus agressive et superficielle qu’incarne Danielle. On a même un quatrième larron au registre plus comique mais touchant avec Ernest (François Périer), un modeste vétérinaire local amoureux de Nicole mais souffrant du même complexe « d’ordinarité » que cette dernière face à Jean. Christian-Jaque brille par sa science du cadre, de la composition de plan, du passage de la flamboyance de la vue d’ensemble du bal à la modestie de la proximité du balcon désert avoisinant, pour exprimer tout ces enjeux et le tumulte des sentiments contradictoires.
Après le morceau de bravoure du bal (lorgnant sur Un carnet de bal (1937) de Julien Duvivier), Christian-Jaque fait lentement basculer son film vers la gravité, un quiproquo comique (le père de Jean qui vient demander la main de la mauvaise fille pour son fils auprès de Fernand Ledoux) introduisant le drame en révélant à chacune des sœurs leurs sentiments pour le même homme. Le réalisateur approfondit ainsi par l’ellipse les traits de caractère entrevus dans le premier acte plus léger, et amorce une suite d’évènements plus tragiques. La frivolité de Danielle l’a aliénée de son époux et de son foyer, laissant un temps la place tant espérée à Nicole. Mais une nouvelle fois, l’ombre de sa sœur plane et ce n’est qu’en endossant, au propre comme au figuré, les habits de Danielle qu’elle éveillera l’attention d’un Jean meurtri. On observe la sophistication qu’apporte la vie parisienne à l’allure de Nicole mais en définitive, c’est une mue qui prend la coiffure, les attitudes et donc les tenues de Danielle. Christian-Jaque nous le laisse comprendre visuellement, tout comme les brillants dialogues de Charles Spaak. Ainsi, au naturel sincère de la première scène de bal s’opposent désormais les calculs de séductrice pour Nicole qui a appris à "hameçonner" les hommes, lors d’une sortie dansante avec Jean. Elle n’accepte son invitation à danser qu’à la troisième demande pour susciter sa frustration et son envie, alors qu’elle l’aurait acceptée avec entrain au premier essai dans la première partie du film.
Aimer signifie-t-il se renier pour l’autre ? C’est une question à laquelle la fin ouverte, frustrante et faussement idéalisée (il aurait fallu davantage voir le personnage de François Périer pour être convaincu), ne répond pas totalement. Une œuvre pleine de charme portée par la prestation touchante de Marie Déa - qui recroisera la route d’un Fernand Ledoux tout aussi attachant l’année suivante dans le magnifique Les Visiteurs du soir (1942) de Marcel Carné.