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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un carnet de bal

L'histoire

Christine, une jeune veuve retirée dans une belle demeure près du lac de Côme, retrouve en rangeant les affaires de son mari un carnet dans lequel, en 1919, alors qu'elle avait seize ans et se rendait à son premier bal, elle avait noté le nom de ses dix prétendants. Elle se demande ce que sont devenus ses dix cavaliers et part à leur recherche...

Analyse et critique


Après des années durant lesquelles Henri Jeanson s'en est donné à cœur joie dans les colonnes du Canard enchaîné pour écharper les films de Julien Duvivier, il commence à apprécier le cinéaste avec La Bandera jusqu'à finir par travailler avec lui sur Pépé le Moko. Les deux hommes collaborent à nouveau, rejoints par Pierre Wolff, Jean Sament et Yves Mirande qui viennent prêter main forte à l'écriture des sept sketches (un par nom du carnet, deux étant morts et l'adresse d'un troisième restant introuvable) qui constituent le film, dont le succès public va d'ailleurs largement contribuer à populariser cette formule qui fera florès pendant de nombreuses années.


Duvivier semble écrire les rôles pour les acteurs qu'il invite au banquet : Raimu, Harry Baur qui lui demande spécifiquement un rôle de moine, Pierre Richard-Willm qui lui soumet l'idée d'un homme du monde dégoûté de sa vie mondaine. Raimu, Fernandel et Louis Jouvet jouent pour la première fois chez le réalisateur. Si ce dernier tournera trois fois avec Duvivier par la suite, c'est par contre la dernière collaboration entre le cinéaste et son acteur fétiche Harry Baur. Les acteurs sont placés au premier rang, les histoires et les dialogues semblant plus les servir qu'eux ne les servent. Un carnet de bal est en cela typique de ce cinéma d'avant-guerre français où l'acteur est roi. Mais il faut avouer que le fait que les rôles soient écrits sur mesure pour leurs interprètes fait qu'un naturel incroyable émane du film, chacun semblant être ce qu'il est.


Le principe du sketch permet à Duvivier de montrer l'étendu de son talent dans des registres très divers, de la noirceur totale (l'épisode très célinien avec Blanchar) à une forme de romantisme. Cette construction ne permet pas par contre au cinéaste de toujours approfondir ses personnages. Il les effleure souvent et le film donne parfois l'impression d'une succession de vignettes. Le personnage de Christine, pourtant fil rouge du film, n'est guère plus développé. Un carnet de bal donne ainsi l'impression d'un film parfois trop démonstratif où les acteurs et les dialoguistes se taillent la part du lion et où Duvivier expose ses multiples talents de cinéaste. Le tout est donc extrêmement bien mené mais manque parfois de chair, de profondeur.


Duvivier trouve cependant un liant pour faire de cet assemblage disparate un tout qui se tient, et le film parvient à éviter l'écueil du collage par trop artificiel. Ce liant, c'est l'atmosphère du film, cette sourde mélancolie perceptible dans chacun des sketchs. Dès le début, un ami de Christine lui dit qu'elle n'a pas vécu car elle n'a pas encore aimé. Plus tard, elle se présente sans enfant, sans ami, seule au monde. L'image de cette belle femme isolée dans un château près du lac - cette tour d'ivoire dans laquelle elle a toujours vécu - fait penser à une princesse prisonnière d'un conte de fées. Elle va dès lors se réfugier dans ses souvenirs, tenter de les faire revivre en recherchant ses cavaliers. Plutôt que de se confronter au réel, elle tente de rester dans son conte, dans l'histoire, le rêve. Duvivier va raconter sa désillusion au fil des sept segments du film.


Le ton est donné dès le premier nom. Elle rencontre Françoise Rosay, prisonnière du passé, de l'image de ce fameux bal, confondant Christine avec sa mère et refusant d'accepter la disparition de son fils, le premier nom du carnet. Elle est toujours le 14 décembre 1919, le jour de la mort de ce dernier. Elle n'a touché à rien, vivant avec son fantôme. Le temps rattrape d'un coup Christine et la folie de cette femme la met devant son propre fantasme d'une éternelle jeunesse, d'une possible renaissance, d'un nouvel amour.


Duvivier décline ce thème au fil des sketchs, chaque nouvelle histoire représentant une déconvenue pour Christine. Pierre le poète (Louis Jouvet) est devenu Jo le magouilleur, Alain (Harry Baur) le Père Dominique... Duvivier se retrouve pleinement dans la noirceur et le film est ainsi émaillé d'histoires de deuils, de désespoirs amoureux, de suicides, d'abandon, de soumission au réel. La plus noire de ces histoires étant certainement celle consacrée au médecin avorteur. Duvivier charge sa mise en scène en usant - et abusant - de cadrages obliques qui enferment encore plus les personnages (le sketch étant déjà un huis clos), la pente du cadre les empêchant d'en quitter le centre.


Duvivier s'offre quelques passages plus légers et plusieurs fois le film semble se diriger vers la comédie (Raimu, Fernandel) mais c'est pour basculer aussi vite dans la noirceur. Comme ci avec ce Carnet de bal, d'apparence frais et virevoltant comme une valse mais au final terriblement sombre, Duvivier veut conduire chacun de ses personnages au néant, veut les filmer comme des fantômes, comme des êtres qui n'ont pas encore compris qu'ils étaient déjà morts. Duvivier s'applique à fabriquer un écrin chatoyant puis, méticuleusement, à en ternir la beauté jusqu'à sa disparition.


La désillusion revient comme un leitmotiv à travers chacune des histoires qui sont comme autant de variations musicales autour d'un même thème. Lorsque Christine rêve de la salle de bal, elle lui apparaît éclatante, la Valse triste résonnant magnifiquement dans cet espace luxueux. Jaubert enregistre la valse à l'envers pour ensuite la faire défiler dans l'autre sens, créant cet effet brumeux qui sert magnifiquement cette séquence où cavaliers et cavalières dansent dans un ralenti qui suspend le temps. Lorsqu'elle retrouve le bal réellement, c'est une salle triste et sans âme, la valse perdant également toute sa superbe en étant jouée par un orchestre minable.


Le désenchantement, la désillusion, contamine ainsi tout le film. Duvivier montre que quelle que soit l'histoire de chacun, les croyances de la jeunesse ne sont qu'illusions qui viennent se fracasser sur le réel. La forme du sketch semble être là pour montrer que cette vision désespérée de l'existence est valable pour tous, quels que soit son histoire, son parcours. Les segments heureux, comiques ou légers sont ainsi, eux aussi, contaminés par cette vision. Les personnages qu'ils mettent en scène ne font que continuer à maintenir l'illusion là où les autres ont baissé les bras devant le réel, mais le constat de vies ratées au regard des rêves d'enfance est le même.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 27 décembre 2016