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Critique de film
Le film
Affiche du film

Police frontière

(The Border)

L'histoire

Charlie Smith cède aux caprices de sa femme, Marcy, qui souhaite acheter une maison à El Paso, près de la frontière mexicaine. Charlie accepte de se faire muter là-bas mais finit par découvrir que la police ferme les yeux sur de nombreux trafics, notamment d'émigrants mexicains...

Analyse et critique

Tony Richardson était anglais. Il fut l'un des fondateurs - avec, entre autres, Lindsay Anderson et Karel Reisz - du Free Cinema, un mouvement contestataire qui a secoué le cinéma britannique à partir de 1956 et durant une dizaine d'années. Le Free Cinema entendait s'affranchir des lourdeurs de la technique et de la production d'alors, des conventions sociales et culturelles. Il favorisait un réalisme et un documentarisme critiques. L'un des films emblématiques de cette époque est La Solitude du coureur de fond (1962), une adaptation par Tony Richardson d'une nouvelle éponyme issue du courant littéraire des « Jeunes hommes en colère ». Au cours de sa carrière, Richardson eut l'occasion de travailler sur des productions américaines - lui-même s'installa en Californie en 1974. The Border fait partie de celles-ci. A l'origine du projet, monté avec difficulté du fait de son sujet, la lecture que Tony Richardson a faite d'articles du Los Angeles Times consacrés à la situation dramatique d'immigrants illégaux passant ou tentant de passer la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Trois scénaristes et/ou dialoguistes sont amenés à travailler aux côtés du metteur en scène, notamment pour construire avec le plus de finesse et de richesse possibles la figure du protagoniste incarné par Jack Nicholson, acteur qui a parfois tendance, on le sait, à tomber dans l'excès.


Deux mondes s'affrontent : celui de Mexicains pauvres, travaillant à la sueur de leur front - ils sont appelés les « dos mouillés » (« wetbacks ») - , et celui d'Américains sans foi ni loi, cédant aux sirènes de société de la consommation. Marcy, la femme du héros, représente bien cette catégorie de population pitoyablement arriviste, dépensière, intellectuellement superficielle. Richardson l'épingle, elle, mais aussi son amie Savannah, comme pourrait le faire un John Waters. Le héros, c'est Charlie Smith (Jack Nicholson), un garde-frontière qui est obligé, avec ses collègues, de gérer une situation absurde consistant à refouler les immigrants illégaux et en même temps à fermer les yeux sur leur présence, car des chefs d'entreprise états-uniens veulent ces travailleurs très bon marché. Certains gardes sont corrompus, et participent à des trafics humains. C'est le cas du voisin de Charlie dont Savannah est l'épouse, le prénommé Cat (Harvey Keitel), et du chef des gardes frontaliers d'El Paso, ville où se déroule la majeure partie de l'action, prénommé Red - redneck ? - et incarné par Warren Oates. Tony Richardson a déclaré à ce propos, non pas pour justifier leur comportement, mais pour l'expliquer, et pour montrer qu'ils sont dans une situation si désespérée qu'elle peut parfois les mener au suicide : « Les hommes des patrouilles frontalières ont le travail le plus ingrat qu'on puisse imaginer. Ils sont sous-payés et sont exposés au danger. Ils n'arrêtent pas de rassembler et de renvoyer chez eux les mêmes étrangers. Ils ne peuvent réellement agir qu'en cas de trafic de drogue et de contrebande. L'horreur, c'est que la situation est routinière - ils ne peuvent rien faire pour l'améliorer. » (1)


La frontière dont il est question n'est pas qu'extérieure, elle est aussi intérieure. L'intérêt du film réside là. Très récemment, en 2018, avec son Border à lui, le danois d'origine iranienne Ali Abbasi a également joué avec cette double réalité - bien que ce soit dans un tout autre domaine culturel, narratif et stylistique, et sur des équilibres très différents (sa protagoniste, Tina, qui navigue entre humanité et animalité, est douanière). Dans le film de Richardson, Charlie est sur la ligne de crête séparant intégrité et corruption. Il désire arrêter son travail actuel et redevenir le pacifique agent des eaux et forêts qu'il était auparavant. Mais les pulsions d'achat de sa femme le mettent dans une situation financière intenable, le poussent à accepter les propositions véreuses de Cat. Quand il s'aperçoit que celui-ci n'hésite pas à éliminer un « coyote » - un passeur - qui fait de l'ombre à son business, il se rebelle. Mais Cat l'oblige, en le piégeant machiavéliquement, à continuer à collaborer avec lui et ses complices. Nous avons repéré cette scène où Red propose à Charlie de faire une partie de chasse. Le héros refuse et l'on comprend pourquoi - il préfèrerait protéger les animaux et non en faire des proies -, mais ce moment de dialogue souligne bien ce que sont les garde-frontières d'El Paso : des prédateurs. Finalement, en une sorte d'accomplissement plus ou moins rédempteur, Charlie vient en aide à une jeune Mexicaine croyante dont le spectateur suit le parcours depuis le début du récit, qui a souffert le martyre et qui porte le nom évocateur de Maria. Charlie a l'occasion de lui expliquer les raisons le poussant à agir comme il le fait : « I wanna feel good about something sometimes. » Il récupère son bébé qui a été kidnappé par un trafiquant avec lequel collaborent des policiers comme Cat et Red, et le lui remet. Fin de l'histoire.


Il y a une image intéressante, un peu plus en amont dans le récit, visualisant la situation dans laquelle se trouve Charlie, la position qu'il adopte. Au cours d'une séquence se déroulant au quartier général de la police frontalière, le réalisateur et son chef opérateur déplacent la caméra de telle sorte que, à un moment donné, le reflet lumineux d'un écran de surveillance se superpose à la tête du garde. Difficile d'interpréter cette figure, mais nous la percevons comme un moment où le Charlie qui a décidé de venir en aide à Maria est comme caché derrière une représentation de la répression étatique et policière à laquelle il est censé participer, mais dont il conteste les méthodes. Au départ, Richardson et ses collaborateurs avaient tourné une fin dure et sanguinaire, éloignée dans l'esprit de celle, idyllique, qui clôt le récit : « (…) Nicholson fait exploser le quartier général de la patrouille frontalière et est envoyé en prison. » (2) Le réalisateur explique que lors d'une « projection-test » - « sneak preview » -, il s'est aperçu que le public souhaitait une issue narrative plus positive, et qu'il a accepté ce choix, re-filmant ce qui devait l'être. Sans expliquer clairement si, dans la première version, Charlie sauvait le bébé de Maria et le lui ramenait, avant de mener son expédition punitive - mais à le lire entre les lignes, il ne semble pas. Si l'issue est heureuse, donc, le film reste globalement sec, violent. La chaleur, la poussière, la sueur et le sang sont palpables. Le décor désertique fait penser à celui de plusieurs films contestataires des années soixante-dix, de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni à Punishment Park (1971) de Peter Watkins. L'implacabilité du cinéma de Sam Peckinpah vient également à l'esprit et il est probable que la fin d'abord imaginée et tournée par Richardson aurait renforcé cette dimension. Le choix de Warren Oates pour incarner Red est évidemment une référence à des films comme La Horde sauvage (1969) ou Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia (1974). Walon Green, l'un des coscénaristes de The Border, a travaillé sur le scénario de La Horde sauvage.

Il a été reproché à The Border un certain manichéisme. (3) Dans son entretien avec le réalisateur, Michael Sgarow note que des « critiques » ont été émises à l'encontre de ce qui serait une célébration de « la pureté des Mexicains » et une condamnation du « matérialisme des Américains ». Richardson répond en soulignant que Marcy éprouve un amour sincère pour son époux Charlie, malgré son goût immodéré pour le confort. En ce qui concerne les Mexicains, nous remarquons pour notre part que certains d'entre eux sont loin d'être sympathiques. Juan, le frère de Maria, est lui aussi une victime, mais il monnaie tout ce qu'il fait et joue les intermédiaires entre les prostituées travaillant aux abords du Rio Grande et les - éventuels - clients. Manuel, qui organise des passages illégaux d'immigrants, est une crapule rebutante, un criminel. C'est lui qui, à l'aide d'une complice, kidnappe le bébé de Maria et fait travailler celle-ci dans le bordel qu'il dirige afin qu'elle puisse le récupérer avec l'argent gagné - à défaut, l'enfant sera vendu à une famille états-unienne.


Jack Nicholson tire son épingle du jeu avec ses sourires de faux dur, et grâce à la lumière qui scintille dans ses yeux quand il regarde la pure et belle Maria. Harvey Keitel, lui, nous a en revanche paru fade dans son rôle. Le film comporte des situations invraisemblables - les déplacements en solitaire d'un garde-frontière dans des zones dangereuses, par exemple. Très elliptique, The Border manque parfois de précision au niveau visuel et narratif. Il n'est pas sûr que l'on comprenne d'emblée, au début du récit, que le mari de Maria meurt des suites du tremblement de terre qui se produit quand les deux parents baptisent leur bébé, et que c'est avec son frère Juan que la jeune femme prend le chemin de l'Amérique rêvée. Cela dit, regarder le film deux fois permet de bien comprendre ce qui se passe. Une œuvre à voir et/ou revoir. Le sujet est toujours d'une actualité brûlante dans une Amérique, notamment trumpienne, qui n'en finit pas de s'emmurer.

1) Michael Sgarow, « Director Tony Richardson on ‘The Border’ », Rolling Stone, April 1, 1982  [Notre traduction].
https://www.rollingstone.com/movies/movie-news/director-tony-richardson-on-the-border-230196/
2) Cf. ibid [Notre traduction].
3) C'est un type de critique que nous avons par exemple trouvé dans l'ouvrage de David R. Maciel : El Norte : The US-Mexican Border in Contemporary Cinema, San Diego University, 1990 (cf. p.60).

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La fiche IMDb du film

Par Enrique Seknadje - le 16 octobre 2020