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Critique de film
Le film
Affiche du film

Poil de carotte

L'histoire

François Lepic, dit Poil de carotte, vit entre un père effacé et une mère haïssable. D'un naturel joyeux et bon, il est constamment rabroué et exploité par cette matrone et ne peut se confier au taiseux Monsieur Lepic. Il passe ainsi à côté de sa jeunesse, dépérit, et des pensées noires l'assaillent. Annette, la domestique, s'en aperçoit et essaye d'en parler au père qui pensait que François, à l'instar des autres membres de la famille, le détestait. Il ouvre alors les yeux sur le malheur de son enfant...

Analyse et critique

Le roman de Jules Renard a profondément marqué Julien Duvivier qui en fait une première adaptation cinématographique en 1925 avant d'y revenir en 1932 pour une nouvelle version parlante. Il voudra même plus tard s'atteler à une troisième adaptation, cette fois en couleur, sans toutefois concrétiser ce projet et il caressera même pendant sa période américaine le projet d'une version se déroulant en Nouvelle Angleterre. Duvivier voit dans le roman de Renard un sujet « éternel et bouleversant », déclarant même que selon lui « jamais une histoire plus bouleversante n'a été écrite. »

Les raisons de l'attachement du cinéaste pour cette histoire tient peut-être aux résonances qu'elle peut avoir avec sa propre enfance. Le père de Duvivier était un homme sec, rude, ne dévoilant jamais ses sentiments. Le cinéaste raconte qu'une seule fois il lui a exprimé sa tendresse, alors qu'ils fuyaient Lille bombardée par les Allemands en 1914 et que son père pensait que leur dernière heure était venue. Une scène qui l'a profondément marqué et qu'il mettra trente ans à raconter à son ami Maurice Bessy. (1) Il ne serait pas étonnant que le personnage taiseux de Lepic lui rappelait ses relations avec son père et ce n'est certainement pas un hasard si, de ses films muets, le Poil de carotte version 1925 était celui dont il était le plus fier.

Pour cette nouvelle adaptation, Duvivier part principalement du roman de 1894 mais pioche également dans la pièce que Jules Renard en a tiré en 1900. Il prend également quelques éléments de La Bigote, une autre pièce que l'écrivain a montée en 1909. Ce n'est pas la seule entorse que Duvivier fait au matériau d'origine, la principale étant de placer au cœur de son film les envies suicidaires du jeune garçon qui sont évoquées en filigrane dans le roman. Le sympathique tonton de François, la petite Mathilde et la douce Annette sont les premiers à percevoir cette part d'ombre de Poil de carotte et c'est par leur intercession que Lepic finit par comprendre à son tour la douleur de son fils et parvient à le sauver de la mort, ce qui précipite le rapprochement de ces deux âmes en souffrance. Certainement Duvivier pouvait-il ainsi évoquer sa propre histoire avec son père et condenser dans un climax dramatique d'une grande puissance émotionnelle ce qui met bien plus longtemps à advenir dans le roman.


« La famille, c'est la réunion sous le même toit de plusieurs personnes qui ne peuvent pas se sentir » écrit Poil de carotte dans une composition de français. A son professeur qui l'interroge sur cette étonnante sentence, il répond : « Monsieur Lepic... enfin mon père (…) à la maison, il n'a pas de langue. » En quelques minutes, Duvivier pose les enjeux de son film : un fossé qui semble infranchissable entre un enfant et son père incapable de communiquer son amour et ses émotions ; l'incompréhension de l'autre qu'induit l'absence de langage ; l'histoire d'un enfant innocent et joyeux qui se retrouve broyé par la mesquinerie et la jalousie d'une mère. Poil de carotte, c'est une enfant non désiré par sa mère, un enfant battu, et Monsieur Lepic est un paysan taiseux qui se refuse à montrer ses sentiments, soit deux personnages comme on en trouve tant dans ce monde rural que Duvivier s'attache ici à dépeindre. Ce n'est pas une grande histoire que celle de Poil de carotte, juste un drame simple et banal, quotidien, que Duvivier met en scène avec beaucoup de justesse et de sensibilité.

La réussite du film tient d'abord beaucoup à ses acteurs. Dans le rôle titre, le jeune Robert Lynen nous offre une prestation tout en naturel. Sa gouaille et ses moues nous font sourire et dans le plan suivant un regard triste ou perdu suffit à nous briser instantanément le cœur. On ne sera pas surpris, après sa magnifique interprétation de Poil de carotte, de le retrouver deux ans plus tard dans le rôle de Rémy dans le Sans famille de Marc Allégret. Il retrouvera Duvivier sur La Belle équipe et Un carnet de bal mais sa carrière d'acteur s’interrompra brutalement au début de la guerre. Résistant, il est arrêté par la Gestapo en février 1943 et exécuté en avril de l'année suivante. Harry Baur en Lepic est admirable. Au vu de sa présence naturelle, on n'est guère surpris pas sa capacité à jouer ce personnage de taiseux incapable de montrer ses sentiments. Mais c'est bien à son immense talent d'acteur que l'on doit l'émotion qui nous étreint lorsque enfin il baisse la garde, s'ouvre et parvient à faire part de ses sentiments à François. Baur confiera que ce rôle n'était pas sans lui rappeler sa propre enfance et qu'il y avait mis beaucoup de lui-même, espérant y insuffler une grande humanité. Pari réussi pour l'acteur qui nous livre ici l'une de ses plus belles interprétations. Quant à Catherine Fonteney, elle est une parfaite Madame Lepic. Toujours en représentation, mauvaise et manipulatrice, elle effraye autant qu'elle dégoûte. Duvivier la caricature, comme il caricature d'ailleurs aussi le frère et la sœur de François. Seuls Monsieur Lepic et Poil de carotte sont ainsi humanisés, ce qui renforce le désir du spectateur de les voir se rapprocher.


La mise en scène de Duvivier vise constamment à épouser l'intériorité de Poil de carotte. La caméra se fait vive, virevoltante même dans ses moments de joie, comme ce travelling rapide qui l'accompagne alors qu'il joue à saute-mouton. Cette vitesse, on la retrouve aussi lorsque François fouette l'attelage qui doit le ramener chez lui après une journée de plaisir et qu'il voit les autres enfants continuer à jouer dans les champs. Travellings avant et arrière accompagnent alors la course folle de l'attelage, mouvements qui expriment toute la colère que Poil de carotte laisse à ce moment là exploser. La caméra se fait aussi grave et posée lorsque la fatalité l'abat, comme lorsqu'il essaye de se pendre et que la caméra s'immobilise longtemps devant la corde avant de s'attarder sur son visage en gros plan. Les images sont ainsi très souvent expressives, comme lorsque Madame Lepic enferme Poil de carotte pour l'empêcher de rejoindre son père : un premier plan la montre telle une créature des ténèbres issue d'un film expressionniste, un second l'accole à un chapeau de sorcière, image qui nous renvoie aux contes et aux peurs enfantines. Duvivier brille également par un montage très serré. Il utilise des plans courts et donne un véritable dynamisme à sa mise en scène, notamment lorsqu'il travaille sur le montage parallèle de deux situations. Il s'amuse également de quelques effets stylistiques, comme cette surimpression d'une ronde de fantômes sur Poil de carotte effrayé d'aller nourrir les poules en pleine nuit ou cette autre où il se parle à lui-même.


Au niveau du son, Duvivier propose également un travail très précis, ne faisant pas de cette nouvelle version une simple réactualisation parlante de son film muet. Ainsi, lorsque Poil de carotte va se pendre, on réentend un montage musical et sonore qui lui rappelle ses souvenirs passés (ce que nous, spectateurs, avons vu dans le film), un effet stylistique qui évoque de belle manière son trouble intérieur au moment du passage à l'acte. Cette tentative de suicide se déroule tandis que l'on célèbre un mariage en ville où officie le tout nouveau maire Lepic. Sa marche vers la mort est ainsi présentée comme un autre mariage, la musique passant du majeur au mineur lorsque la séquence se déplace de la noce au calvaire de François. La juxtaposition des deux ambiances rend encore plus émouvante cette scène en montrant combien Poil de carotte se sent en dehors du monde, rejeté, convaincu que la joie lui sera à jamais interdite.


Si ce climax s'avère bouleversant, Duvivier évite toutefois la dramatisation facile, n'appuyant jamais le pathos des situations, trouvant toujours le parfait équilibre pour chaque scène. Ainsi le "mariage" avec Mathilde, bucolique et doux, accompagné d'une chanson et d'un air joué à la vielle par le tonton, s'il pourrait sombrer dans la niaiserie se teinte au contraire d'une étrange mélancolie. Une mélancolie que l'on ressent par ailleurs très fortement tout au long du film et que l'on doit beaucoup à sa forme élégiaque. Poil de carotte rejoint ainsi par moment le courant romantique, Duvivier conférant à la nature et aux paysages un véritable rôle émotionnel et en les chargeant des joies et des tourments de son jeune héros.


(1)  « Julien Duvivier, le mal aimant du cinéma français » (L'Harmattan).

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 9 septembre 2016