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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Belle équipe

L'histoire

Cinq amis - Jean, Charlot, Jacquot, Mario et Raymond, dit Tintin - traînent leur misère d'ouvriers au chômage. Mais un jour, miracle, ils gagnent 100 000 francs à la loterie ! Chacun commence à rêver de ce qu'il va faire de son pactole mais Jean n'a pas envie de voir leur petit groupe s'éparpiller. C'est ainsi qu'il propose à l'équipage de rester soudé et d'acheter un terrain en commun sur les bords de la Marne afin d'y construire une guinguette. Plutôt que de partager l'argent, la bande serait ainsi réunie autour d'un projet commun. Mais la troupe, au départ pleine d'espoir et de joie, peine à tenir alors que les histoires de cœur et les coups durs s'accumulent...

Analyse et critique

Du lundi jusqu'au samedi pour gagner des radis
Quand on a fait sans entrain son boulot quotidien
Subi le propriétaire, l'percepteur, la boulangère
Et trimballé sa vie d'chien
Le dimanche vivement, on file à Nogent
Alors brusquement tout paraît charmant
Quand on s'promène au bord de l'eau
Comme tout est beau, quel renouveau...
(Quand on s'promène au bord de l'eau, paroles de Julien Duvivier et Louis Poterat)


Tandis que Julien Duvivier est à Prague en train de tourner Le Golem, Charles Spaak travaille sur deux scénarios : La Grande illusion pour Renoir et cette histoire d'une bande de copains qui gagnent au loto et ouvrent une guinguette qu'il destine à Duvivier. Lorsque ce dernier rejoint Spaak pour retravailler cette première mouture, le ton s'assombrit avec l'idée du groupe qui se retrouve détruit à cause d'une femme. Le thème de deux amis se battant pour une même femme était déjà présent dans plusieurs films de Duvivier : Haceldama, Coeurs farouches ou encore dans le court métrage fantastique Le Logis de l'horreur. (1) Comme dans Coeurs farouches, c'est ici toute une bande d'amis qui se délite à cause de l'amour et des femmes. Car, au final, il n'y a pas une mais deux perturbatrices venant mettre à mal l'amitié virile qui soudait la bande : Huguette, la fiancée de Mario qui ne fait rien d'autre qu'être mignonne mais qui le fait si bien que Jacques tombe secrètement amoureux d'elle, ce qui pousse à partir au Canada ; Gina la vénale qui revient vers Charles lorsqu'elle apprend qu'il a gagné au loto puis séduit Jean, brisant leur amitié et achevant de dissoudre la bande. Ingénue ou manipulatrice, la femme chez Duvivier est souvent annonciatrice de malheurs...

Jean Gabin arrive très tôt sur le projet et c'est ainsi que se retrouve réuni le trio gagnant de La Bandera. Gabin et Duvivier se sont rencontrés sur le tournage de Maria Chapdelaine - qui les a amenés au Québec - et se sont tout de suite entendus, appréciés, devenant très complices sur le tournage. Ils se retrouvent sur Golgotha pour lequel Gabin accepte le rôle en jupette de Ponce Pilate - c'est dire s'il fait confiance au cinéaste - et surtout La Bandera, leur premier véritable premier grand duo d'acteur / metteur en scène (c'est aussi la première collaboration de Duvivier et du scénariste Charles Spaak). Mais plus encore que cet inoubliable rôle de criminel en fuite engagé dans la Légion étrangère, c'est celui du Jeannot de La Belle équipe qui va véritablement installer le mythe Gabin. On trouve dans ce film toutes les caractéristiques de ce personnage de prolétaire que l'acteur va trimballer dans les années 30 et 40, que ce soit chez Grémillon, Carné ou Renoir. Tout est là : le port fier de l'ouvrier, presque aristocratique ; le charisme naturel qui rend "grand" le personnage le plus populaire ; la capacité innée à échapper au typage, au folklorique... bref la capacité à faire "vrai"... Il y a le leader naturel mais aussi la victime expiatoire (d'une histoire d'amour, d'un déterminisme social...), l'homme si fort un instant, si fragile celui d'après et chez qui la faiblesse, la colère, les remords se retrouvent si intériorisés qu'ils mènent à l'explosion. Le final original de La Belle équipe annonce ainsi - jusque dans les cadrages - le crime du Jour se lève.

Face à l'acteur, en passe de devenir un monstre sacré, Rafael Medina (qui avait déjà fait une apparition dans La Bandera) ou Charles Dorat (qui a joué dans David Golder puis interprété un rabbin dans Le Golem) font assez pâle figure. Quand à Charles Vanel et Viviane Romance (qui avait un petit rôle dans La Bandera et qui voit sa carrière décoller avec ce film), ils tiennent la dragée haute à l'acteur et tous trois forment une formidable et tragique trio. Vanel se voit d'ailleurs l'égal de Gabin dans le film et il fera quelques esclandres en découvrant le nom de son compère trônant seul en haut des affiches...

La première projection du film reçoit un accueil très mitigé, les spectateurs ne goûtant guère la noirceur de la fin imaginée par Duvivier et Spaak. (2) Les producteurs demandent alors aux deux acolytes de tourner une nouvelle fin. Le cinéaste rechigne mais finit par accepter de soumettre deux versions à un panel de spectateurs et de choisir la fin qui sera plébiscitée. Il tourne donc un happy-end (3), en profitant au passage pour retoucher un peu le montage. La projection test à lieu au cinéma Le Dôme à La Varenne. Le verdict est sans appel : le public veut la fin heureuse (305 voix sur 366 spectateurs). Duvivier se plie à la vox populi mais regrettera toujours, tout comme Spaak, cette fin béate qui dénature complètement le propos du film.

Le destin du film, s'il avait conservé sa fin noire, aurait certainement été tout autre. Mais avec son changement de dernière minute, il devient le symbole d'une époque. Le film sort en septembre 1936, soit cinq mois après la victoire du Front Populaire aux élections législatives. C'est ainsi qu'il se retrouve propulsé comme emblème de ce mouvement politique et social, tout comme la chanson qui en devient une sorte d'hymne. Ce n'était pas dans les intentions de Duvivier et Spaak qui, même s'ils sentaient parfaitement l'air du temps, n'avaient pas vocation à voir leur film associé aussi étroitement à ce moment de l'Histoire de France. Renoir aurait voulu, dit-on, échanger avec Duvivier ce scénario contre celui de La Grande illusion. Si cette assertion est loin d'être vérifiée, l'histoire est plaisante tant elle est conforme à la personnalité des deux cinéastes. On imagine tout à fait Renoir sauter sur ce projet, lui si engagé auprès du Parti Communiste et croyant dans la solidarité et l'entraide des travailleurs. Sous sa houlette, on peut gager que le film aurait été tout autre. Car au contraire de Renoir, Duvivier ne croit pas dans le groupe. Lorsqu'il en met un en scène, c'est pour en faire soit une meute hostile et carnassière, soit pour en démonter les artifices. C'est éclatant ici, avec cette fraternité de surface qui se lézarde et cette idée prégnante que la victime du groupe c'est avant tout l'individu.


Avant même la dislocation du groupe, le postulat de base est peu compatible avec les idéaux du Front Populaire. Si la bande d'ouvriers se remonte les manches pour s'élever socialement, ce n'est pas par idéal mais grâce à un opportun billet de loterie gagnant. Certes, en montant leur guinguette, ils prennent en main leur destin mais avant tout, ce qui les pousse, c'est de devenir leurs propres patrons. Ils ne rêvent que de danses, de chants et de festins pendant les beaux jours et d'un chez eux où ils se la couleraient douce pendant les autres mois de l'année. On est bien loin d'une quelconque vision politique ou sociale et à aucun moment ils n'agissent pour le bien de la communauté, tout étant centrés autour de leur petit groupe. On peut parier que Renoir aurait transformé leur aventure en quelque chose de plus universel et idéaliste.


Surtout, le film sort très vite du programme a priori tout tracé. Il débute avec la description d'ouvriers exploités, puis la joyeuse reprise en main de leur destin, la solidarité, avec en toile de fond les emblématiques virées au bord de la Marne. Dans toute la première partie, ils surmontent ainsi l'adversité, trouvant dans la cohésion du groupe des solutions à tous les problèmes. Mais dans la deuxième partie, après le départ de Jacques pour le Canada, cette solidarité éclate, le groupe se brise de l'intérieur et le ciel s'obscurcit sur les week-end radieux et insouciants. L'amour secret que Jacques porte à la fiancée de Mario est déjà une trahison. Il cache cet amour mais, démasqué par Jean, décide de s'enfuir. Si le problème est ainsi écarté, le fruit est dans le ver. Mario, réfugié illégal, est retrouvé par un policier (délicieusement interprété par Charpin) à cause de l'appel amoureux de sa fiancée Huguette. Il s'agit bien d'une bourde, mais là encore l'idée de la trahison - même si elle est dans ce cas le fruit de la malchance - est à nouveau présente. Lorsque Jean devient l'amant de Gina, là la trahison éclate au grand jour, elle ne se cache plus. Lorsque Charles découvre Jean dans la chambre de sa femme, Duvivier filme le face-à-face des deux hommes dans un champ / contre-champ qui brise la ligne des 180°. Il appuie par cet effet violent le fait que quelque chose est profondément brisé et que malgré l'apparente réconciliation des deux hommes, cette blessure est inguérissable. Le dernier plan de cette scène montre les deux amis campés à un bord et l'autre du cadre, le vide laissé entre les deux montrant le fossé infranchissable qui désormais les sépare.


[SPOILER] Ne reste plus alors qu'à se jouer le dernier acte, tragique. Une résolution par ailleurs maladroitement menée, le retournement de Charles par Gina et l'éclair de folie qui pousse Jean à tuer son ami étant très peu crédible. Duvivier force sur le destin, faisant fi de tout réalisme (mais d'où sort ce revolver ?) et de toute progression psychologique crédible, satisfaisant très artificiellement son goût pour la noirceur et le drame. Mais cette fin tragique, aussi mal amenée soit-elle, demeure logique dans le mouvement du film. Les dernières paroles de Jean lorsque les policiers l'amènent - « C'était une belle idée... une belle idée » - apportant un éclairage rétrospectivement très sombre sur tout le parcours de ces rêveurs rattrapés par la réalité. La fatalité reprend ses droits sur le rêve, on ne peut échapper au malheur, la cruauté et le calcul triompheront toujours de l'amitié, la solidarité n'est qu'un mirage... : le constat n'est pas franchement celui que l'on pourrait attendre d'un film réputé célébrer la fraternité et l'entraide ! [FIN DU SPOILER]

On le voit, La Belle équipe est très éloigné de l'image de film emblématique du Front Populaire qu'on lui accole si facilement. Duvivier et Spaak ont semble-t-il été rattrapés par l'histoire, le Front Populaire ne faisant pas partie de leurs préoccupations premières. A sa sortie, le film est d'ailleurs reçu très différemment, certains réactionnaires y voyant une apologie du collectivisme alors que d'autres à gauche déplorent au contraire qu'il en montre l'échec. Si la vision sociale du film est il est vrai assez floue, c'est que Duvivier n'a jamais été quelqu'un de très politisé et ses opinions ont tout au long de sa vie étaient fluctuantes. Ce film ne fait pas exception et c'est uniquement parce que sa sortie a coïncidé avec l'avènement du Front Populaire qu'il en est devenu l’emblème. Et même si ce rapprochement ne tient pas l'analyse, c'est l'image qui aujourd'hui encore demeure.


C'est peut-être que malgré le mouvement foncièrement pessimiste du film, ce qui nous reste c'est sa fraîcheur. Duvivier rend admirablement le plaisir simple d'une balade au bord du fleuve. Sa caméra virevoltante passe magnifiquement d'un personnage à un autre lors des scènes de danse, montrant l'énergie et la joie qui passent dans un groupe humain uni par la simple joie de partager un moment de vie. On pense également à ce magnifique travelling qui quitte les danseurs pour se perdre dans les feuillages, le chant des oiseaux se mêlant à la musique, forme de communion dans le bonheur. Il y a aussi ces bons mots, le plaisir de la belote et du vin (cet ivrogne irrésistible incarné par Raymond Cordy !) ou encore cette scène d'orage qui emporte les ardoises du toit et dans laquelle les cinq amis se couchent sous la pluie pour les maintenir, se souvenant le lendemain de leur plus belle nuit ! A l'image de cette scène dramatique (c'est quand même toute leur entreprise qui est menacée) qui devient une occasion de se réjouir, il y a quelque chose de très positif qui ressort du film malgré sa noirceur. Même dans le mouvement descendant du film, Duvivier ménage des petits éclats de bonheur et au final La Belle équipe s'avère moins sombre que mélancolique.

L'une des grandes forces du film, c'est de mêler étroitement les moments de bonheur et de malheur, retrouvant le mouvement même de la vie. Duvivier a le don pour interrompre brutalement une scène heureuse pour faire soudain surgir le drame. (4) Mais au final, il donne bien plus de place aux moments de bonheur, les exaltant même. Les drames sont quant à eux traités sèchement, très rapidement, le cinéaste ne s'attardant jamais dans ces moments-là. Cette brutalité les rend plus abruptes, plus inadmissibles, mais dans un même temps, ils passent et cèdent la place à des moments de calme et de joie. De petites joies certes, mais suffisantes pour continuer à vivre, à chanter et à danser.


(1) Relevé par Eric Bonnefille dans « Julien Duvivier, le mal aimant du cinéma français » (L'Harmattan), fantastique travail de recherche et d'analyse de l'oeuvre du cinéaste. Un ouvrage qui a très largement nourri l'écriture de cette chronique.
(2) [Spoiler] C'est le soir de l'inauguration de la guinguette. Gina souhaite se venger de Jean qui la rejette par fidélité pour son ami Charles. Elle s'arrange pour trouver ce dernier et lui raconte qu'il a été son seul amour et que Jean a tout fait pour les séparer. Elle le manipule tant et si bien que Charles, rendu fou de jalousie, accuse Jean d'être à l'origine du départ de Jacques et même de la mort accidentelle de Raymond. Jean, n'en pouvait plus d'entendre ces accusations, sort un pistolet de sa poche et tue son ami.
(3) Dans cette version, Gina arrive presque à ses fins mais Jean fait entendre raison à son ami et lui tend un télégramme de Jacques qui annonce son retour du Canada. La vile manipulatrice repart bredouille et les deux amis, main dans la main, s'en vont animer la soirée d'ouverture.
(4) On pense bien sûr à la chute mortelle de Tintin qui stoppe nette la fête de Pâques.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : PATHE

DATE DE SORTIE : 6 AVRIL 2016

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 5 avril 2016