Menu
Critique de film
Le film

Plus dure sera la chute

(The Harder They Fall)

L'histoire

Eddie Willis, un journaliste sportif au chômage après la fermeture de son journal, accepte de travailler pour Nick Benko, un manager de boxe corrompu. Ce dernier lui propose de faire la promotion de sa dernière recrue, Toro Moreno, un colosse argentin naïf qui n’a malheureusement pas le moindre talent. Willis devient le complice de Benko, qui à coup de matchs arrangés fait de Moreno, qu’il exploite sans vergogne, la nouvelle star de la boxe. Willis, jusque-là un homme honnête, perd peu à peu son âme dans les combines de Benko jusqu’à ce que la situation tourne au drame.

Analyse et critique

S’il y a un acteur à retenir de l’histoire hollywoodienne, en tout cas pour moi, il s’agit incontestablement de Humphrey Bogart. Sa silhouette reconnaissable entre mille, sa voix inimitable et son charisme inégalable l’ont érigé en mythe absolu. Dès son accès aux premiers rôles, au tout début des années quarante, Bogart a lui-même entretenu ce mythe en construisant une galerie de personnages aux caractéristiques proches, souvent un homme idéaliste ou que l’on devine idéaliste mais que l’usure de la vie a désabusé au point, parfois, de le plonger dans le cynisme. C’est le modèle dont sont issus plusieurs de ses personnages de détective ou le Rick Blaine de Casablanca, soutien des républicains lors de la guerre d’Espagne transformé en personnage en apparence totalement détaché des affaires du monde dans son costume de patron du Rick’s café americain. Confronté à la bassesse de son environnement, ce personnage semble souvent y céder avant de connaître un sursaut salvateur qui le ramène sur la voie de ses plus intimes convictions. C’est probablement ce mélange de faiblesse passagère et de convictions profondes chez les personnages interprétés par Bogart qui fait sa légende et l’attachement que le public lui porte, tant l’empathie qu’il crée systématiquement à l’écran est grande. En tant que spectateur, nous connaissons bien ces moments de faiblesses et nous rêvons pourtant de faire triompher nos convictions. Pendant une petite vingtaine d’années, Bogart aura ainsi incarné à la fois notre réalité et nos rêves. Dans Plus dure sera la chute, pour ce qui sera malheureusement son dernier rôle au cinéma, Bogart trouve dans le personnage du journaliste Eddie Willis l’occasion d’interpréter une nouvelle variation de ce caractère typique. Et il nous offre l’une de ses performances les plus touchantes.


Eddie Willis est un journaliste sportif désabusé et au chômage depuis la fermeture de son journal, un homme que l’on sent blessé et usé. Dans les premières scènes du film, il accepte de travailler pour un manager de boxe notoirement pourri, Nick Benko, pour accéder à un confort matériel qu’il n’a probablement jamais eu au prix du sacrifice de ses convictions. Il s’en suit une véritable descente aux enfers dont la victime est un pauvre boxeur argentin dépourvu de talent, Toro Moreno, que Willis et Benko vont conduire à un match pour le titre de champion du monde - et à la déchéance certaine qui s’en suivra - en multipliant les matchs truqués et en transformant le pauvre homme en bête de foire. L’histoire est adaptée d’un livre de Budd Schulberg, lui-même ancien journaliste sportif et scénariste, auteur notamment du sublime Sur les quais d’Elia Kazan. Plus dure sera la chute est très fidèle au livre, et il convient d’évoquer ici la parenté du scénario, officiellement signé par Philip Yordan. Il est aujourd’hui de notoriété publique que dans sa prolifique carrière, Yordan a signé de nombreux scénarios qu’il n’avait pas écrits. Il est l’une des figures les plus étonnantes de Hollywood et son attitude suscite des positions partagées, puisque s’il s’est accaparé a peu de frais le talent des autres, il est aussi l’homme qui a permis a de nombreux scénaristes blacklistés par le maccarthysme de continuer à travailler en s’abritant derrière son patronyme. Si nombre de ses scénarios ont été depuis revendiqués par leurs véritables auteurs, ce n’est pas le cas de celui de Plus dure sera la chute. Le nom du véritable auteur du film reste donc une inconnue, mais de nombreuses figures du cinéma hollywoodien comme André de Toth ayant affirmé que Yordan n’avait jamais écrit une ligne de scénario, on peut légitimement penser qu’il n’est pas non plus l’auteur de ce script-là. Il est aujourd’hui envisagé, notamment par Bertand Tavernier, que Budd Schulberg est en fait lui-même l’auteur de l’adaptation de son livre.

Quel que soit l’auteur réel du script de Plus dure sera la chute, une chose est incontestable : il s’agit d’une réussite majeure. Le film est une charge unique, et particulièrement réaliste, contre le milieu de la boxe. Personne n’est épargné. Nick Benko, le grand promoteur véreux, représente évidemment la cible principale mais le comportement de tous les acteurs de ce petit monde est décrit comme néfaste. Plus dure sera la chute pourrait être vu comme un écho de Nous avons gagné ce soir, le chef-d’œuvre de Robert Wise, raconté à une toute autre échelle, puisque nous passons d’un match isolé à un sport dans son ensemble. Jusqu'au match pour le titre mondial, que Benko tente également de truquer avant d’essayer d'influencer les cotes chez les bookmakers, nous voyons un enchaînement de combats sans noblesse, où les boxeurs sont les victimes physiques et morales d’un système organisé ou soutenu par les grands promoteurs, les petits managers, la presse et le public. Devant la caméra de Mark Robson, la boxe n’a rien d’un "noble art" et, chose probablement unique dans le cinéma hollywoodien, le public est également la cible des critiques. A plusieurs reprises, notamment lorsque Willis discute avec Toro Moreno avant son match contre le champion du monde, les dialogues le désignent comme une masse assoiffée de sang, comme des fanatiques venant assister à la mort d’un homme. Cette mise en accusation violente fait passer le film dans une autre dimension. Le public de la boxe, c’est à l’évidence le peuple américain dans un pays où ce sport bénéficie d’une popularité énorme. Et la charge se dirige alors vers le modèle américain tout entier. On ne compte plus les moments ou le film parle d’argent, où il fait le parallèle entre le monde qu’il décrit et la société de consommation avec notamment ce bus qui fait voyager Toro Moreno aux quatre coins du pays comme la plus vulgaire des caravanes publicitaires. En s’attaquant à la boxe, mythe américain par excellence, Plus dure sera la chute s’attaque à la société dans son ensemble et prend une position claire contre le libéralisme absolu qui permet tout pour faire de l’argent, comme le revendiquent plusieurs de ses personnages. La conclusion est logiquement tout aussi engagée, particulièrement pour la mentalité américaine : un appel à l’interventionnisme du Congrès pour réguler les pratiques du milieu de la boxe qui peut se lire comme un appel à réguler la société américaine toute entière.


Artisan remarquable qui fit avec de belles réussites comme La Septième victime et Bedlam ses armes au début des années 40 à la RKO, comme Robert Wise et Richard Fleischer, Mark Robson n’est certainement pas étranger à l’engagement fort qui émane de Plus dure sera la chute. Philip Yordan, également producteur sur le film, confirmait d’ailleurs que Robson voulait durant le tournage systématiquement en rajouter dans la charge politique, ce qui confirme que le ton n’est pas anodin et que Robson avait, au moins pour ce film, une véritable dimension d’auteur. Avec le concours de l'excellent directeur de la photographie Burnett Guffey, spécialiste du film noir qui livre ici un travail remarquable, Robson installe dès les premières minutes une ambiance oppressante, et prend à la gorge le spectateur qui ne relâchera plus jamais son attention. Le rythme est soutenu, après une introduction rapide, nous sommes en quelques minutes plongés dans l’effervescence californienne où Toro Moreno va disputer ses premiers matchs. Tout le film est ramassé, les villes et les combats défilant à l’écran sans moment de répit, ce qui fait pour le spectateur l’effet d’une plongée sans frein dans les bas-fonds d’un milieu absolument détestable. Robson fait également le choix d’éviter systématiquement la dimension romantique que peut souvent prendre la boxe au cinéma. Il ne cherche en aucun cas à rendre les matchs spectaculaires d'un point de vue pugilistique, les filmant toujours comme un massacre brutal sans la moindre once d’esprit sportif. Sa mise en scène des combats se fait plus stylisée uniquement lorsque la vie d'un homme est en jeu. Le combat pour le titre, au cours duquel Toro est massacré en gros plan, est frappant. Et le contraste avec les nombreux matchs précédents crée un effet terrible pour le spectateur : ces hommes sont de la chair à canon massacrés pour enrichir des promoteurs véreux et satisfaire un public pervers. Le point culminant d’un film saisissant.

Le ton de Plus dure sera la chute n’a sûrement pas dû être pour déplaire non plus à Humphrey Bogart. L’acteur, publiquement engagé à gauche, incarne avec une conviction remarquable son personnage. Déjà très malade lors du tournage à la fin de l’année 1955, Bogart est pourtant absolument convainquant, et il incarne le rôle d’Eddie Willis avec une grande intensité. La rumeur selon laquelle sa voix était tellement faible qu’il dut être doublé pour certaines scènes est évidemment fausse, son intonation reconnaissable entre mille étant présente du début à la fin du film. Nous avons même l’étrange sentiment que Bogart donne une force particulière à chacune de ses répliques, à chacun de ses gestes, comme s’il savait consciemment ou inconsciemment qu’il s’agissait des ses derniers moments devant la caméra. Cerise sur le gâteau, cette performance remarquable ne se fait pas au détriment de ses partenaires à l’écran. C’est d’ailleurs une constante dans la carrière de l’acteur, qui a toujours su briller et faire briller les autres simultanément. La tâche n’était pourtant pas aisée devant Rod Steiger, acteur formidable mais qui cannibalise régulièrement à l’écran ses partenaires. Si Bogart ne prit pas un grand plaisir à travailler avec cet acteur aux méthodes excentriques de son point de vue, il sait toutefois lui laisser la place nécessaire à une performance marquante dans le rôle de Nick Benko, répugnant à souhait. Il faut aussi souligner les belles interprétations de Jan Sterling, habituée du film noir et d’une justesse confondante en épouse de Willis, et celle de Mike Lane qui pour sa première apparition au cinéma confère une naïveté et une dignité touchante au personnage de Toro Moreno.


Charge assez unique contre les pratiques de la boxe, Plus dure sera la chute conserve aujourd’hui grâce à son rythme et son ton une modernité sidérante. Cette adaptation romancée du destin du boxeur italien Primo Carnera transmet une sensation de vérité impressionnante, et son statut de dernier film de l’icône Bogart lui confère une aura toute particulière. Moins réputé que certains autres films de l’acteur, il mérite pourtant incontestablement une place de choix dans sa filmographie et il constitue l’un des chefs-d’œuvre du réalisateur Mark Robson.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 11 janvier 2018