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Critique de film
Le film
Affiche du film

Paris n'existe pas

L'histoire

Paris, 1968. Simon est un jeune peintre talentueux, qui connaît une crise d'inspiration se répercutant sur sa relation amoureuse avec la belle Angéla. Au cours d'une soirée, il expérimente une substance qui lui permet de développer une étrange capacité, aussi stimulante que perturbante : Simon peut en effet, à chaque instant et en chaque lieu, se projeter dans le passé, en 1925, et suit ainsi, non sans fascination, le quotidien d'une beauté du passé ayant vécu autrefois dans le même appartement que lui. Inquiète, Angéla va demander à leur ami commun, Laurent, son aide pour extraire Simon à ses hallucinations.

Analyse et critique

Un homme arrive à la gare et constate, en regardant sa montre, qu’il a raté son train... Une femme apprend au guichet d’une agence de voyage que, pour des raisons de fuseaux horaires, son avion partira à 12h00 et arrivera à 11h30 le même jour... Le client d’une horlogerie vient déposer sa montre, qui « retarde tout le temps de 5 minutes »... Le directeur de la publication d’un journal annonce à son rédacteur, par téléphone, qu’il veut son article « sans faute pour hier soir »... De jeunes gens participant à une fête ferment toutes les fenêtres et arrêtent toutes les horloges de leur appartement, ne se rendant ainsi pas compte qu’il est déjà demain...

Tout l’esprit, malicieusement paradoxal, de Paris n’existe pas se trouve dans ces premières séquences, très brèves, qui s’amusent de notre rapport au temps, aussi bien par le biais des objets permettant de le mesurer que par la subjectivité totale de notre perception de son écoulement. Paris n’existe pas aurait pu s’appeler Le temps n’existe pas, ces assertions obéissant quelque part à la même logique, espiègle et métaphysique à la fois, que celle qui conduisit René Magritte à écrire Ceci n’est pas une pipe sur son tableau La Trahison des images. Il est en effet ici question de perception, de représentation, ou d’interprétation de la réalité.

A l’âge de 22 ans, Robert Benayoun était entré en contact avec le groupe d’André Breton, et avait ensuite collaboré, pendant plusieurs années, à diverses publications associées au mouvement surréaliste (Medium, Le Surréalisme, L’Archibras...). En 1951, il avait créé avec Ado Kyrou la revue L’âge du cinéma, consacrée entre autres au cinéma expérimental ou avant-gardiste, et à laquelle collaborèrent Man Ray, Breton, Artaud ou Péret. Puis en 1954, il avait rejoint Positif, pour laquelle il écrira jusqu’à la fin des années 80. Benayoun était ainsi passionné de cinéma, mais plus globalement de toutes les formes artistiques, entre lesquelles il aimait à dresser des ponts subjectifs, poétiques, avec érudition et humour. Selon son ami Michel Ciment, « sa critique n’était nullement historienne (…), mais opérait par ellipses, rapprochements fulgurants, style imagé, et exégèses singulièrement approfondies. » (1) La variété de ses travaux, qui vont de la traduction de poètes anglo-saxons à des études sur Tex Avery ou les Marx Brothers, en passant par le théâtre, le collage ou des travaux sur la psychanalyse  freudienne, témoignent de l’ouverture et de la singularité d’un esprit libre et alerte, animé d’une curiosité et d’une fraicheur insatiables.

Ainsi, lorsqu’il passe à la réalisation avec ce premier long métrage, et que son film est sélectionné à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 1969, Robert Benayoun est déjà connu de ses pairs. Ce qui explique en partie l’accueil mitigé qui est réservé au film, comme le résume Marcel Martin dans son compte-rendu du festival : « Du critique lucide et caustique, dont on connaît les positions combattives et volontiers provocantes, on attendait inconsciemment autre chose, et le premier sentiment est celui de la déception. » (2) De fait, le film, bien que primé au Festival de Locarno, sera progressivement oublié, et si son titre refait ponctuellement surface dans les encyclopédies les plus fines, c’est souvent davantage pour souligner que sa bande originale - au passage remarquable - offre la première collaboration entre Serge Gainsbourg et Jean-Claude Vannier, deux ans avant Histoire de Melody Nelson. (3)

On peut aujourd’hui trouver que le film a, au fil des années, gagné un charme dont il était probablement en partie dépourvu au moment de sa sortie, un an après Mai-1968 : avec ses dandys à jabots et ses poupées yéyé discourant, avec désinvolture et gravité mêlées, sur l’art et le sens de la vie, le film traduit à merveille l’esprit pop des sixties autant que les préoccupations - autour de la liberté ou de la responsabilité individuelles - qui animaient la jeunesse de l’époque. Entre les inserts BD durant la première soirée ; les tenues sophistiquées de la froide beauté de Danièle Gaubert ; ou les évocations récurrentes des vertus diverses des psychotropes, le film déploie allégrement un décorum « sixties » qui peut, par exemple, rappeler Blow Up (1966) de Michelangelo Antonioni (lequel, à sa manière, travaillait également autour de la perception du réel, du rapport à l’art ou de la question du désir...). Mais cet aspect « temporel » vient en réalité enrichir le film d’un écho supplémentaire : au « hoquet » chronologique qui voit l’esprit de Simon naviguer entre 1925 et 1968, s’ajoute en effet le décalage propre à la contemporanéité du spectateur qui découvrirait le film aujourd’hui : la superposition des deux images de la brasserie du Dôme, par exemple, donne irrésistiblement envie d’aller voir à quoi ressemble la façade de nos jours. (4) Ce faisant, le film peut inviter son spectateur à ressentir cette forme de mélancolie si particulière, celle liée à la nostalgie d’une époque que l’on n’a pas connue et qui n’existe dans notre esprit que sous forme idéalisée. Le drame de Simon, d’une certaine manière, pourrait être par ricochet le nôtre : à sa tristesse de ne pas vivre en 1925 succèderait la nôtre de ne pas être en 1969. (5)

On pourrait ainsi offrir une lecture du titre à travers l’impossibilité de « représenter » une ville comme Paris, qui existe paradoxalement autant dans son apparente immuabilité, dans son éternité, que dans son mouvement perpétuel, dans son instantanéité. Paris, est-ce l’architecture haussmannienne, ou est-ce le flot continu qui la traverse ? Alors puisque l’on ne peut pas filmer une ville en se contentant de la figer sur le celluloïd, et puisqu’à chaque instant, Paris cesse d’être celle qu’elle était l’instant auparavant, alors c’est que Paris n’existe pas... Fort heureusement, le cinéma, plus que tout art, permet, par approximations successives, d'esquisser la réalité et de rendre palpable l'immatérialité de la mémoire ou du passé : Simon, spectateur passif de ses rêveries, est en un sens le double du spectateur face au film, lui-même projeté dans cette autre réalité qui s'incarne.

Pour suggérer formellement la confusion constante entre la dynamique et la fixité de la ville, autant que pour évoquer le trouble aussi intérieur que métempsychotique de Simon - auquel ses proches semblent ne pas être sensible - Robert Benayoun utilise mille artifices éminemment cinématographiques : cela passe évidemment par la direction artistique, qui regorge d’objets de décoration archétypiques de leurs époques respectives, mais aussi par l’utilisation bienvenue d’images d’archives. Le montage n’est pas en reste, ré-utilisant les figures les plus primitives de façon astucieuse : à un champ situé en 1969 pourra ainsi succéder un contrechamp situé en 1925, tandis que des fondus ou des superpositions viennent littéralement confondre les deux époques. A ces astuces, efficaces mais classiques, Robert Benayoun n’hésite pas à adjoindre d’autres procédés plus expérimentaux : dans la dernière partie, il n’hésite ainsi pas à offrir plus de 50 secondes d’un enchaînement de photogrammes uniques (ce qui représente dans l’affaire l’équivalent de plus d’un millier de plans subliminaux !), le tout sur une bande-son dissonante. Plus convaincante, quoique un peu trop appuyée (le dispositif, dans un premier temps surprenant, tourne ensuite au systématique), est l’utilisation de l’animation image par image mettant en mouvement les objets (lampes, téléphone, aliments...) de l’appartement de Simon.

Ce faisant, Paris n’existe pas s’avère un film très riche, plutôt ambitieux, mais qui pâtit parfois de sa nature un peu trop théorique, ou tout du moins un peu trop abstraite. Certains procédés ne transcendent ainsi jamais leur nature de gimmick formel, et atténuent ainsi la force poétique de l’œuvre au lieu de l’amplifier. On se doit également d’évoquer le jeu froid des comédiens, volontiers monocordes, susceptible d’agacer. Demeurent toutefois, dans ce premier film audacieux et imparfait - à la fois très avant-gardiste et daté - le plaisir et la fascination de voir un amoureux fou de cinéma jouer avec les outils propres au médium pour dresser subjectivement un portrait transi, facétieux et lyrique à la fois, de la ville qu’il aime tant.

(1) Extrait d’un article paru dans Positif n°430, décembre 1996
(2) Cinema n°137, Juin 1969
(3) Même si Vannier a accepté, à la demande de Gainsbourg, que seul ce dernier ne soit crédité au générique
(4) Pour ceux que cela intéresse : 108, boulevard Montparnasse, 75014 Paris
(5) Idée assez émouvante qui habitait la partie la plus intéressante du Minuit à Paris (2011) de Woody Allen, film par ailleurs assez inégal.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Jean-Claude Vannier parle de la musique du film (Viva Cinema - Caïmans Productions)

Par Antoine Royer - le 11 mars 2014