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Critique de film
Le film
Affiche du film

Padre padrone

L'histoire

Le père de Gavino (Omero Antonutti) fait irruption dans la petite école sarde où vient juste de commencer à étudier son fils âgé de 6 ans : il a besoin de le récupérer pour qu’il puisse l’aider à garder les moutons. Séparé de sa famille, exclu de la collectivité du village, dans la plus grande des solitudes, sous l’impitoyable tyrannie de son père qui le rosse à tout bout de champs, voici comment se déroule l’enfance de Gavino. Au fur et à mesure, il prend conscience qu’il restera sous la sinistre tutelle paternelle tant qu’il n’aura pas acquis les moyens de communiquer avec les autres. Avide d’échapper à sa condition, encore totalement illettré à 20 ans, il décide de partir pour l'Allemagne avec quelques camarades mais son père l’en empêche. Suite à de mauvaises conditions climatiques, l’oliveraie de la famille est totalement détruite par le gel. Le père décide de tout vendre et d’envoyer Gavino à l’armée. C'est là qu'il se met à étudier la langue italienne et les lettres classiques avec l’aide d’un compagnon d’uniforme (Nanni Moretti). De retour au pays, tout en aidant aux travaux des champs, Gavino continue de se cultiver pour se libérer du joug du ‘père-patron’ (padre padrone). La tension entre les deux hommes reste toujours aussi tendue et à la suite d'une violente dispute, Gavino se rebelle enfin. A force de persévérance, il devient professeur de linguistique mais ne s’exile pas pour autant, préférant assumer ses racines culturelles pour pouvoir faire profiter de son expérience aux autres enfants de sa condition.

Analyse et critique

Palme d’or surprise du festival de Cannes 1977, Padre padrone n’avait au départ même pas été tourné dans l’intention d’être diffusé en salles. Les frères Taviani avaient été touchés par cette autobiographie et ne s’étaient pas préoccupés d’en faire une œuvre universelle ; ils avaient mis en chantier son adaptation afin de livrer un nouvel opus "franc-tireur" comme ils en avaient pris l’habitude. On connaît la suite : sélectionné par le plus grand festival cinématographique du monde, un Roberto Rossellini sur le point de mourir, alors président du jury, usa de son influence pour lui faire attribuer la récompense suprême, défendant ainsi sa conception du cinéma d’auteur contre "les servitudes mercantiles". Dès lors, le film fera le tour du monde et obtiendra un très beau succès d’estime un peu partout. Même les habitants de certains pays comme Madagascar ou la Turquie, issus de familles rurales patriarcales, se reconnurent au passage dans cette chronique âpre et rude de la vie de berger. Sur la communauté paysanne italienne, il y avait eu l’année précédente 1900 de Bernardo Bertolucci, il y aura l’année suivante L’arbre aux sabots de Ermano Olmi. Mais alors que 1900 était traité comme une grande fresque historique et que L’arbre aux sabots reposait avant tout sur son aspect documentaire, les frères Taviani firent une nouvelle fois preuve de leur engagement politique, prônant à travers cette histoire vraie la révolte et l’instinct de liberté face à l’oppression et démontrant l’importance primordiale de l’accès à la culture pour tous.

Mais attention, nous sommes aussi assez éloignés d’un intellectualisme austère ou d’un quelconque retour aux sources du néo-réalisme : au contraire, et nous en dirons plus par la suite, nous assistons ici à un véritable "organisme audiovisuel", expression des Taviani eux-mêmes à propos de cette oeuvre. Connaissant un peu la filmographie et le parcours des deux frères, Padre padrone se situe donc bien dans la continuité de leurs opus précédents. Cinéphiles passionnés, ayant appris à aimer le cinéma justement avec les films de Rossellini, ils arrivèrent à la réalisation par la voie du documentaire en collaborant avec l’immense Joris Ivens. Leur premier film seul sera Un homme à brûler (1962) dans lequel l’analyse intellectuelle est mise en avant mais soutenue par une tension lyrique qui leur est propre et qu’ils n’abandonneront jamais. Ils s’attacheront ensuite à se prononcer en faveur du concubinage (Les Hors-la-loi du mariage) puis à brosser un tableau sans concession de la situation sociale et politique de leur pays avec Les Subversifs en 1967. Ce seront ensuite les plus connus Sous le signe du scorpion (1969) Saint-Michel avait un coq (1971) et Allonsanfan (1973) qui finissent d’asseoir leur réputation ; un style immédiatement reconnaissable fait d’incongruités assumées et d’un mélange détonant d’intellectualisme et de souffle purement cinématographique. Les Taviani occupent une place vraiment à part au sein du cinéma italien, élaborant, écrivant et tournant leurs films sans qu’on sache quoique ce soit sur la répartition de leurs tâches sur chacun d’eux. Après Le Pré (1979) et La Nuit de San Lorenzo (1982), les frères s’orienteront vers un cinéma plus linéaire, moins militant mais tout aussi passionnant car il ne faut pas oublier que ce sont aussi de formidables conteurs, et leurs plus grandes réussites se nommeront encore Kaos (1984), Good morning Babilonia (1987) sans oublier le magnifique et très sous estimé Fiorile (1993). Après quelques ratés, ils travaillent pour la télévision, notamment avec l'adaptation du superbe roman d’aventure d’Alexandre Dumas, La San Felice.

Mais revenons sans plus attendre au 7ème film des Taviani, celui qui nous intéresse ici. Adapté de l’histoire vécue d’un berger sarde, Gavino Ledda, devenu linguiste diplômé, le film débute d’ailleurs par son apparition symbolique. C’est lui en personne qui ouvre ce long métrage, tendant à Omero Antonutti, censé jouer son père, le bâton de berger avec lequel il vient le chercher alors que son personnage n’est encore âgé que de 6 ans. Superbe mise en abîme suivie de cette fameuse séquence de "l’école" qui plonge sans plus attendre le spectateur dans le ton de violence morale et de crudité du film. En effet Paolo et Vittorio Taviani vont nous montrer la réalité dans toute sa barbarie, sans chercher une esthétique propre à caresser le public dans le sens du poil, ne souhaitant jamais faire non plus de "la belle image". Dans cette scène, le jeune Gavino, honteux et apeuré, s’urine dessus alors que son père entre dans la classe. A peine sorti, les autres enfants partent dans un brouhaha de moqueries. Entendant ces cris, le père rouvre la porte avec violence leur annonçant que ce sera bientôt à leur tour de devoir rejoindre les montagnes arides et sèches. Le silence retombe, un silence pesant que trouent les voix off de tous ces enfants aux idées morbides : l’un décide de sauter dans le vide plutôt que d’aller travailler alors qu’un autre souhaite que son père se fasse tuer… Un prologue abrupte et crue qui donne d’emblée la tonalité de cette première partie, celle de l’enfance.

Nous sommes ici aux antipodes de la poésie bucolique d’un Farrebique de George Rouquier ou du pittoresque méridional qui caractérise par exemple certains films de Pagnol : la vie arriérée dans cette campagne de Sardaigne sèche, muette et pierreuse est ici décrite dans toute sa dureté à l’aide d’un montage syncopé, abrupt et tranchant faisant écho à la brutalité et à la misère dégradante de telles conditions de vie. D’ailleurs les Sardes ont détesté la vision de leur pays par les Taviani, Gavino faisant même un bras d’honneur à sa patrie quand il décide de s’exiler en Allemagne. Mais si l’aspect réaliste est bien présent, avec entre autres des images chocs comme l’égorgement d’un mouton ou le meurtre d’un voisin, les Taviani s’en éloignent assez souvent pour mettre en scène de véritables moments de pur cinéma, c’est à dire avec tous les artifices dont ils disposent et avec une audace assez rare. Souvent, le ridicule n’est pas loin mais la sincérité des cinéastes fait que ces idées de mise en scène rendent le film encore plus fort. Ils n’hésitent pas à attribuer une voix off au mouton qui se fait maltraiter par l’enfant avec une rare violence et à tourner une séquence de "coït collectif", tous les personnages du village s’accouplant et haletant dans le même temps, les enfants ne disposant que des animaux pour assouvir leurs instincts et envies (chèvres, ânes, poules) alors que les adultes retrouvent une bestialité équivalente avec leurs épouses ou maîtresses. La pauvreté morale et avilissante de cette région est, en une seule séquence démontrée, avec une vigueur étonnante mais aussi avec quel lyrisme ! Point d’amour dans ces accouplements, juste des pulsions masculines ! Une surprenante ellipse suivra cette scène et nous nous retrouverons 15 ans après pour une seconde partie plus apaisée et poétique mais toujours traversée d’éclairs de violence sans oublier un humour sous-jacent surtout dû aux trouvailles stylistiques des réalisateurs.

Le passage de deux tziganes au milieu de son champs va ouvrir à Gavino des horizons inattendus. Ces garçons déambulent en jouant une valse de Strauss sur un accordéon et c’est un autre monde qui se dévoile à Gavino, celui d’un ailleurs symbolisé par la musique. Musique qui a d’ailleurs toujours été un élément capital dans tous les films des Taviani ; ils l’utilisent à des fins purement dramatiques, symboliques ou émotionnelles et elle devient quasiment un personnage à part entière dans Padre padrone. Dès le générique qui voit s’enchaîner une comptine enfantine et un thème plus sérieux et inquiétant, on ressent dès lors ce mélange d’éléments incongrus et de gravité qui se suivront sans arrêt tout au long du film. C’est aussi la musique qui va déclencher chez notre héros cette envie de s’instruire et de s’opposer à son paternel ; il se cache alors pour apprendre à jouer de cet instrument et, dans une scène d’une superbe poésie, sur l’autre versant de la montagne, une flûte entame un duo avec l’accordéon. Il s’agit là du premier contact qu’il établira avec ‘l’autre’. Dès cet instant, le père sent que son fils lui échappe et les réalisateurs utilisent une nouvelle fois une astuce purement cinématographique renforçant l’aspect fable que revêt le film malgré son âpreté. Gavino endormi, baragouinant dans son sommeil, son père se penche sur lui pour essayer de percer ses secrets et c’est la valse de Strauss qui surgit abruptement d’on ne sait où et qui fait sursauter le père, valse qui n’est évidemment entendu que dans le rêve de Gavino mais qui rejaillit sur le spectateur et par la même occasion sur le père.

D’autres exemples d’utilisation novatrices et (ou) agressives de la musique peuvent donner l’idée du ton déroutant du film : un vulgaire air pop vient nous déchirer les oreilles pendant le ramassage des olives, un chant sarde assez austère vient perturber un travelling sur les paysages nus et calcaires de la campagne ; au contraire le concerto pour clarinette de Mozart se fait entendre lors de la révolte au grand jour du fils et de l‘envie de meurtre du père… Pasolini avait déjà opéré de même dans L’Evangile selon St-Matthieu et, ce qui pouvait paraître déplaisant à la première écoute, renforçait aussi positivement l’étrangeté du film pour nous le rendre ensuite plus attractif. Mais, en plus des innombrables trouvailles visuelles et sonores, Padre padrone tire aussi sa force de la simplicité de son récit et du message que le film tient à véhiculer : le privilège que confère l’accession à la culture qui peut se révéler un instrument de lutte contre la misère morale et l’asservissement mais aussi un élément capable de redonner une dignité à tout un chacun.

Après avoir narré des échecs individuels liés au désir d’utopies souvent inaccessibles, les Taviani racontent ici une victoire remportée sur la solitude, l’analphabétisme, la pauvreté morale et le conservatisme, une apologie de la révolte par l’acquisition du langage et le l’apprentissage. Bel et honorable programme jamais gâché par un côté trop démonstratif, le lyrisme de la mise en scène emportant tout sur son passage. Alors que Gavino découvre le vocabulaire en lisant à haute voix à partir d’un dictionnaire tous ces mots nouveaux pour lui, les réalisateurs montrent un enjouement et une joie égale à leur personnage en faisant voltiger et se promener la caméra dans les paysages de Sardaigne. Et puis il y a l’une des dernières scènes, peut-être la plus belle : Gavino, décidant de partir poursuivre son enseignement qui le conduira à recevoir son diplôme de linguiste, s’agenouille devant son père pour attraper sa valise. Le père prostré et effondré (il vient de se faire gifler par son fils), s’apprête à lui caresser la tête en signe de tendresse mais au dernier moment se retient et lève le poing. Est-ce un geste de colère, de vengeance ou de désespoir ? Va-t-il une nouvelle fois abattre son poing sur le fils qui déserte le domaine familial ? Nous ne le sauront jamais, les réalisateurs préférant couper à ce moment là et passer à la conclusion. Sublime séquence pour un très beau film qui pourra rebuter mais qui ne devrait pas laisser indifférent !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 22 février 2004