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Critique de film
Le film
Affiche du film

On murmure dans la ville

(People will talk)

L'histoire

Médecin charismatique et brillant, Noah Praetorius dirige une clinique privée et, par ailleurs, donne des cours dans une faculté de médecine, où il est très apprécié des étudiants. Cependant, le professeur Rodney Elwell, qui n’apprécie ni ce succès ni les méthodes peu conventionnelles de son collègue, entreprend de mener une enquête sur le passé de Praetorius, notamment ses liens avec l’étrange Shunderson, homme massif et silencieux qui l’accompagne partout.

Analyse et critique

Fin 1950, Joseph Leo Mankiewicz n’est pas seulement un cinéaste couvert de louanges pour Chaînes conjugales (couronné en mars de deux Oscars majeurs) ou Ève (qui sort en octobre et va connaître une immédiate consécration) ; il se trouve également être le président de la Screen Directors Guild, le principal syndicat des réalisateurs hollywoodiens, alors tiraillé par les tensions provoquées par le maccarthysme.

Alors qu’il revient d’un séjour en Italie, en octobre 1950, Mankiewicz apprend qu’en son absence, les plus virulents « chasseurs de sorcières » de l’organisation (en premier lieu Cecil B. DeMille) ont imposé de faire signer aux membres du syndicat un « serment de loyauté », document écrit par lequel on jurait n’avoir jamais appartenu ou ne pas avoir l’intention d’appartenir à des organisations subversives anti-américaines (lisez communistes). Mankiewicz est abasourdi, et convoque d’urgence une assemblée générale – celle-ci restera dans l’histoire, avec sa part de légende.

Durant la semaine qui précède cette fameuse assemblée, Mankiewicz apprend que DeMille missionne des détectives pour enquêter sur son passé et ainsi diligenter une procédure de mise en accusation (empeachment) à son encontre. Alors que les soutiens publics se font timides (George Stevens fut l’un des rares à s’afficher immédiatement à ses côtés), une vingtaine de jeunes cinéastes, à l’initiative d’Elia Kazan, décident alors de se réunir secrètement pour rédiger une injonction destinée à protéger le président de la SDG (parmi les signataires, John Huston, Fred Zinnemann, Joseph Losey, William Wyler, Billy Wilder). Le jour de l’assemblée, Cecil B. DeMille entreprend de lire un par un, avec une terrible méticulosité, chacun des noms de cette liste (1). Delmer Daves, en larmes, crie qu’il a honte. Frank Capra démissionne. Puis John Ford, muet jusqu’alors, se lève. Il aurait alors dit : « Mon nom est John Ford, je  dirige des westerns. […] M. DeMille, je vous connais depuis longtemps, depuis 1916. Plus que quiconque, vous avez fait les films que le public voulait voir, et, pour cela, je vous respecte. Oui, Cecil B. De Mille, je vous respecte en tant que réalisateur de films populaires, mais je ne vous aime pas, je n’aime aucune des valeurs que vous représentez. [...] Joseph Mankiewicz est un Américain de Pennsylvanie. Je pense que Cecil B. De Mille doit démissionner et qu’on doit laisser la Guild entre les mains du Polak. » (2)

C’est dans ce contexte que Mankiewicz, sensiblement à la même époque donc, remet à Darryl Zanuck le premier traitement de ce qui deviendra People Will Talk, film dans lequel un sympathique et atypique professeur de médecine (qui croit aux vertus thérapeutiques de la communication et cherche à apaiser les conflits) est sommé de s’expliquer devant une commission, réunie par un collègue mesquin et jaloux, fouillant son passé pour le faire choir.

Éternel diplomate, Joseph L. Mankiewicz s’est ensuite bien gardé de confirmer le parallèle entre l’opposition centrale du film et celle qui l’avait vu faire face à Cecil B. De Mille. Patrick Brion lui-même, dans l’ouvrage de référence qu’il a consacré au cinéaste (3), relativise cette lecture « politique », en précisant que l’essentiel de l’intrigue figurait déjà dans la pièce originale de Curt Goetz et que Mankiewicz n’a jamais été, d’une quelconque manière, un cinéaste « engagé ».

Sans exagérer, donc, l’influence contextuelle de la chasse aux sorcières – on ne nous empêchera toutefois pas de penser que lorsqu’il débute le tournage en mars 1951, les événements marquants d’octobre 1950 sont présents à son esprit – on peut tout de même insister sur les réels échos autobiographiques de cette œuvre, probablement la plus personnelle au sein de la filmographie du cinéaste : la médecine avait été le premier amour de Mankiewicz, dont il avait été éloigné, malgré lui, par ses difficultés face à l’abstraction théorique des sciences « dures » (physique, chimie ou mathématiques). Praetorius, en quelque sorte, c’est Mankiewicz qui aurait réussi à faire de la médecine selon son credo, en mettant l’humain (écoute, empathie, psychologie, bienveillance) au centre de la relation soigné-soignant.

Pour autant, ce n’est pas un film naïf, qui véhiculerait une conception romantique de la pratique médicale – Mankiewicz, là encore, était trop fin pour tomber ce travers. Il montre bien, notamment dans les chamailleries entre Praetorius et Barker (incarné avec truculence par le délicieux Walter Slezak) à quel point c’est du dialogue entre ses différentes composantes que peut émerger une conception absolue, la plus complète possible, de la médecine. Et au cas où quiconque aurait trouvé à redire sur sa vision, il se couvre en plaçant en préambule de son film un carton plein d’emphase (et d’ironie) sur la grandeur du monde médical, et en particulier... du patient. On touche déjà, sur ce point, à l’une des plus grandes forces de People Will Talk, qui a l’apparence de l’évidence ou de la simplicité mais s’avère en réalité souvent assez insaisissable, et dès lors, parfaitement passionnant.

À l’origine du film se trouve une pièce de Curt Goetz, dont la première version date de 1929 mais qui fut réécrite en 1934. Dramaturge, comédien et cinéaste, Goetz avait quitté l’Allemagne en 1939 pour travailler un temps à Hollywood, comme scénariste à la MGM, et de retour en Europe après la Seconde Guerre mondiale, il avait lui-même tiré un film, en 1950, de la pièce Frauenarzt Dr. med. Hiob Prätorius, en incarnant lui-même le docteur Praetorius du titre. Il faut d’ailleurs noter que l’auto-adaptation de Goetz comme celle de Mankiewicz délaissent toute une partie plus improbable de la pièce, faisant notamment intervenir Sherlock Holmes et le Docteur Watson !

Un autre moteur pour Mankiewicz fut l’opportunité de travailler avec Cary Grant, comédien au rayonnement particulier qui souhaitait donner de nouvelles orientations à sa carrière et qui seul pouvait, aux yeux du réalisateur, incarner Praetorius : « Cary possédait l’essence du bonheur, de la bonne humeur, de la vie […] c’était une chanson joyeuse, et je voulais l’associer à l’idée que je me faisais de ce docteur qui disait "Comment savez-vous qu’il est si terrible de mourir ? Cela vous est déjà arrivé ?" […] Nous nous sommes merveilleusement entendus, et chaque minute de travail avec lui était une grande joie. » (3) Cary Grant, régulièrement, cita ce rôle parmi ses favoris, et il est difficile de nier le charme et l’esprit dégagés par le comédien dans ce rôle à sa mesure : particulièrement efficace dans le registre léger qui a fait sa notoriété, il l’accompagne ici d’une délicatesse, d’une fébrilité presque, particulièrement émouvante, et son habileté à combiner les deux registres (par exemple dans son jeu de réactions/commentaires lors du monologue de Shunderson) rend son interprétation inoubliable. Si Joseph Mankiewicz, plus tard, émettra des réserves sur le choix de Jeanne Crain (qu’il avait déjà dirigée dans Chaînes conjugales), on peut ne pas le suivre sur ce point, tant la délicatesse autant que la force de caractère que confère la comédienne à son personnage sont touchants, offrant une belle complémentarité à son charismatique partenaire masculin.

Dans un premier temps, il serait tentant, notamment à travers ce couple et leur opposition au personnage d’Elwell (incarné avec une remarquable mesquinerie par le talentueux Hume Cronyn), d’associer People Will Talk à une certaine tendance, un peu désuète, de la comédie « à la Capra », humaniste et euphorisante, avec des enjeux et des protagonistes clairement identifiés – et cette lecture est facilitée par la fluidité avec lesquelles Mankiewicz mène son récit. La partie centrale – d’abord chez les Higgins, sur la terrasse puis dans la laiterie, ensuite chez le couple Praetorius, avec Deborah qui s’oppose à Elwell pour protéger Noah tandis que celui-ci joue au train électrique, et enfin dans la chambre avec la discussion bouleversante entre les époux qui s’ensuit – est à ce titre absolument exemplaire, tant pour la finesse de l’écriture que pour l’efficacité de la narration, limpide.

Cette première lecture se heurte toutefois à l’étrange parfum, mélancolique, presque mortifère, véhiculé par la mystérieuse silhouette de Shunderson, l’acolyte fidèle et silencieux de Praetorius, rien moins que l’un des personnages secondaires les plus étranges et les plus fascinants de l’histoire du cinéma hollywoodien. Symboliquement, c’est à travers ce personnage revenu d’entre les morts que s’accomplit le prodige d’un film qui, partant d’un cadavre ausculté par des étudiants médecins et s’achevant sur les coups de pied joyeux d’un fœtus, semble réinventer le miracle de la vie, avec tout le trouble et l’émerveillement mêlés que cela implique.

People Will Talk est, en quelque sorte, un film qui – tout en démontrant sa profonde lucidité, son amertume parfois – réaffirme malgré cela l’optimisme comme une vertu, comme un besoin (et on ne peut pas dire que ce soit, par ailleurs, une ligne directrice forte dans l’œuvre de Joseph Mankiewicz) – un optimisme jamais béat, mais constamment porté par une foi indéfectible en l’individu, en son talent et en son éclat, autant que par une défiance manifeste pour toute forme de soumission à une autorité prescriptive : à travers la petitesse procédurière d’Elwell ou la bigoterie de l’oncle John, Mankiewicz écorne tous les prêts-à-penser, et raille allègrement le culte de l’argent, l’arrivisme social, la jalousie et le qu’en-dira-t-on (le titre original est à ce titre explicite). Sans aller jusqu’à, comme le fait Marc Cerisuelo dans un article consacré au film, parler d’un film « nietzschéen et antiaméricain » (4) – ce qui a en partie le tort de circonscrire à une lecture idéologique – on peut s’étonner, encore et encore, de la force épurée de cette satire à nulle autre pareille, à la fois profonde et légère, qui – là encore, à travers le personnage fondamental de Shunderson – rappelle à quel point chacun, quelles que soient ses erreurs passées, peut reconquérir la vie qui sommeille en lui. En somme, People Will Talk est un film qui se joue des oppositions simplistes, et refuse les antagonismes fondamentaux : le monde ne se partage pas entre les bons et les méchants, ni même entre les vivants et les morts. La seule frontière, poreuse, qui se tienne éventuellement est celle qui s’érige entre ceux qui sont habités par la joie et ceux qui n’en éprouvent plus assez. Alors allons reconquérir cette joie qui dort, et laissons-nous porter par la lumineuse philosophie de ce chœur final, dirigé par un Praetorius guilleret : quoiqu’il advienne et quoiqu’il en coûte, réjouissons-nous.

(1) Le détail assurant qu’il le fit en insistant sur les noms à consonance étrangère, de façon caricaturale et antisémite, largement repris dans les descriptifs consécutifs à cette fameuse soirée, semble participer d’une mise en récit (un storytelling, comme on dit de nos jours) outrancière visant à faire de DeMille l’indécrottable méchant de cette histoire.
(2) Ce récit provient, en grande partie, de celui de Joseph Mankiewicz, relaté dans Joseph Mankiewicz et le maccarthysme in Le Monde, 21/08/1980.
(3) Joseph L. Mankiewicz, Patrick Brion, La Martinière, 2005.
(4) « Ludwig et Belzébuth », Positif n°526, décembre 2004

DANS LES SALLES

ON MURMURE DANS LA VILLE
Un film de Joseph L. Mankiewicz (1951)

DISTRIBUTEUR : Swashbuckler films
DATE DE SORTIE : 10 NOVEMBRE 2021

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La chronique du film

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Par Antoine Royer - le 10 novembre 2021