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Critique de film
Le film
Affiche du film

Objectif 500 millions

L'histoire

Après avoir purgé 3 ans de prison pour sa participation au putsch d’Alger, le capitaine Jean Richau erre dans la nuit parisienne. Un homme dépressif qui trouve parfois un soutien moral et financier auprès de Douard, un ancien camarade de régiment qui tient une salle de boxe. Un soir, il y rencontre Yo, une femme étrange qui lui propose de participer au détournement d’un avion de la Postale, avec 500 millions à la clé. Un projet qui va redonner à Richau le frisson de l’action militaire mais également le confronter à Pierre, un ancien d’Alger qui a dénoncé ses camarades.

Analyse et critique

Après le succès public et critique de La 317ème section, Pierre Schoendoerffer se lance dans son cinquième long métrage avec une idée majeure en tête, celle de ne pas se laisser enfermer dans le film de guerre, dans le récit de l’histoire militaire moderne de la France. Il fait pour cela le choix de s’orienter vers un film de genre, en écrivant avec la collaboration de Jorge Semprún un récit s’inscrivant dans la dynamique classique du film de casse et en faisant le choix d’une esthétique typique de l’exercice, notamment par l’utilisation du noir et blanc. Et pourtant, on peut voir Objectif 500 millions comme un film qui s’inscrit dans la continuité presque directe du film précédent de Schoendoerffer avec, sous les traits de Bruno Cremer, un Capitaine Richau qui reprend un destin possible de l’adjudant Willsdorf.


Comme tout film de casse, Objectif 500 millions propose bien la constitution d’une équipe, la présentation d’un plan, sa préparation et son exécution, mais il est évident qu’il s’agit d’un prétexte, d’une toile de fond au propos qui intéresse réellement Schoendoerffer et qui s’incarne dans son personnage principal, un homme qui a fait toutes les guerres récentes de la France, probablement depuis la Seconde Guerre mondiale - Richau compare l’opération à son huitième débarquement - et qui se retrouve déboussolé dans la société du milieu des années soixante. Dès les premières images, dans la pénombre d’une chambre d’hôtel à peine éclairée par une enseigne clignotante, on le voit manipuler ses armes et mimer un acte suicidaire. Une scène visuellement remarquable qui doit beaucoup à la photographie d’Alain Levant, et qui en dit long sur l’état mental du personnage, son désespoir et son isolement. Voilà le sujet de Schoendoerffer : ces hommes qui ont été utilisés de guerre coloniale en guerre coloniale et désormais condamnés à l’inaction après des combats inutiles. Jean Richau est quelque part l’une des premières victimes du syndrome post-traumatique décrit au cinéma, un Rambo avant l’heure qui vit dans d’horribles souvenirs. Lorsque la télévision est allumée près de lui, c’est systématiquement pour nous montrer l’horreur de guerres en cours ; lorsqu’il parle, c’est souvent pour évoquer des massacres ou des traumas, comme ce premier dialogue avec Yo lorsqu’il évoque l’entraînement à tuer des sentinelles sur des cochons vivants. Dans l’univers visuel et verbal de Richau, il n’y a que sang et horreurs.


Schoendoerffer essaie tout au long du film de comprendre la tragédie de ce personnage. Ainsi, plutôt que de le juger pour ses actes et pour sa participation au putsch d’Alger, qui n’est jamais explicitement cité, il plonge dans ce qui a pu forger un tel homme. Nous voyons au fur et à mesure des scènes un homme qui n’a pas fait le deuil de la trahison qu’il ressent, celle de la France qui l’a utilisé puis abandonné, qui lui a demandé de mettre en jeu sa vie pour défendre des idéaux puis a tourné la page et l’a laissé sur le carreau. Lui n’est pas passé à autre chose, il est resté dans le combat, un combat d’arrière-garde qui reste bien vivant dans son esprit, au point que son rêve est d’aller refonder la France ailleurs, comme il l’exprime lors du diner avec ses anciens camarades. Schoendoerffer raconte une succession de traumas qui ont rendu fous ceux qui ont participé à la Libération, l’Indochine, l’Algérie, à des degrés plus ou moins importants. Objectif 500 millions en devient, principalement, un portrait de la France du milieu des années 60 et particulièrement de ceux qui, marqués par l’histoire récente, n’y trouvent plus leur place.


Tôt dans le film, dans un dialogue avec son ami Douard, Richau se définit ainsi : « On n’est pas mort et le diable marche avec nous. » Une référence directe à un chant de la légion, que l’on entendra plus tard dans le film, lors du dîner entre anciens, mais aussi finalement la vraie clé de tout le personnage, dont l’enveloppe corporelle est bien présente mais qui semble déjà ailleurs spirituellement. Il le dira d’ailleurs, lui et ses camarades « vivent dans le royaume des morts » avec tous ceux qui conservent l’esprit des guerres et du putsch d’Alger, et à l’inverse du personnage de Pierre, qui s’est désolidarisé de ses camarades en les dénonçant et qui lui dit : « J’en suis sorti vivant, moi. » Quant au diable qui marche avec lui, cela pourrait être Yo, ce personnage féminin ambigu, typique de la séductrice du Film noir. Yo rattache Jean à la vie, c’est la seule personne devant qui il sourit, et c’est le personnage qui lui redonne l’espérance, la perspective de l’argent qui lui permettra de refonder la France et surtout l’opportunité de retrouver l’action. Et c’est aussi elle qui l’attire définitivement vers la mort, vers une action dont il est évident qu’il sait lui-même, dès le début, qu’elle va le conduire à sa fin.


Le casse ne devient alors que la matérialisation de sa marche vers la mort. D’abord, parce qu’il remet Pierre sur sa route, l’homme qui l’a dénoncé, qui matérialise son exclusion de la société, ensuite parce que l’opération lui donne le prétexte de sa sortie. Son rêve de refonder la France à l’étranger, qu’il exprime lors du repas avec ses camarades, semble être une chimère même pour lui, il n’y croit pas vraiment. C’est ainsi qu’il rejette le plan concocté par Pierre et Yo pour une opération qui s’apparente bien plus à une opération militaire. Il rêve d’un nouveau débarquement, de sa dernière plage. Pierre cherche à mourir en soldat, et trouve dans cette affaire de détournement l’occasion de le faire. Le repas avec ses anciens camarades, qui ne font pas écho à ses rêves, scelle définitivement son plan. Alors qu’avance le récit d’Objectif 500 millions, la logique du film criminel disparaît ainsi petit à petit, le film de casse s’efface devant la dernière marche vers la mort d’un homme qui a déjà quitté la société, un personnage qui ne peut plus vivre et qui va organiser sa mort d’une manière noble, au moins à ses yeux. La belle conclusion du film, sur la plage de Lacanau, est l'objectif qui motive le personnage depuis le début du récit. Marcher vers l'océan, seul, et disparaître. Le casse et son association contre-nature avec celui qui l'a trahi n'étaient pour Richau qu'un moyen d'y arriver, un prétexte à sa trajectoire.


Et tout cela fonctionne grâce à la puissance d’acteur de Cremer. Puissant, menaçant, mais aussi fragile et attachant, il donne une profondeur formidable à Richau. Schoendoerffer lui avait donné son premier grand rôle dans La 317ème section, il prolonge ici son travail, continuant à forger le personnage de l’acteur, tantôt inébranlable roc, tantôt figure spectrale. Cremer domine tous les plans d’Objectif 500 millions, au point d’écraser quelque peu le reste du casting dans une démonstration de tous ses talents de comédien. Seul Marisa Mell semble exister vraiment à ses côtés, dans un rôle d’étrange femme fatale plutôt fascinant. Nous avons déjà mentionné la qualité de la photographie, il convient de le rappeler, tant ce film essentiellement nocturne est une belle réussite visuelle, avec une esthétique qui oscille entre un parti pris presque documentaire habituel chez Schoendoerffer et des moments presque oniriques. Il y a dans Objectif 500 millions des moments hors du temps, avec une volonté poétique godardienne, Godard auquel Schoendoerffer fait référence par des affiches de Pierrot le fou dans le décor de Lacanau, et une Marisa Mell qui, jusqu’à son accent, n’est pas sans évoquer Anna Karina. Ce ne sont pas les scènes qui fonctionnent le mieux, elles constituent quelques longueurs dans un film qui reste dans son ensemble réussi, constituant un film de casse qui n’en est pas un pour se transformer en récit d’un destin singulier sous une forme singulière, porté par un acteur hors du commun.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 24 novembre 2022