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Critique de film
Le film
Affiche du film

Nuits blanches

(Le Notti bianche)

L'histoire

Mario (Marcello Mastroianni), un jeune employé, vient d’être muté à Livourne, petite ville italienne traversée de canaux ; il ne connaît encore personne. En rentrant d’un week-end passé avec la famille de son nouveau patron, il erre dans les rues nocturnes et aborde sur un pont une jeune fille, Natalia (Maria Schell), qu’il prend pour une prostituée. Il se rend vite compte de son erreur. Tour à tour exaltée ou déprimée, son comportement étrange le fascine et l’attire irrésistiblement ; il décide de la retrouver au même endroit le lendemain soir. Natalia lui raconte alors son histoire. Elle était tombée amoureuse d’un des locataires de son immeuble (Jean Marais) qui avait dû ensuite quitter la ville durant une année en lui promettant de la retrouver sur le pont dès son retour. Un an s’étant écoulé, sachant son beau ténébreux de retour en ville, elle passe désormais des nuits blanches tous les soirs à l’attendre au bord du canal. Ne comprenant pas pourquoi il ne se présente pas à elle, et de peur d’être humiliée en allant le trouver, elle demande à Mario de lui apporter une lettre. « Il ne faut jamais faire confiance à personne et surtout pas à un homme amoureux » ; il ne s’acquittera donc pas de sa mission préférant essayer de se faire aimer de Natalia à son tour...

Analyse et critique

« Il faut que tout soit comme si c’était artificiel, faux. Mais quand on a l’impression que c’est faux, ça doit devenir comme si c’était vrai »,  tel était le conseil donné par Luchino Visconti à son chef-opérateur Giuseppe Rotunno.

Un homme fou amoureux d’une jeune femme elle-même éprise d’un autre qui semble l’avoir abandonnée. Le premier réussira-t-il à faire oublier à la femme son grand amour afin de se faire aimer à son tour ? Telle est l’intrigue très sobre et très simple de cet opus de Visconti assez unique au sein de sa riche filmographie. Après l’admirable fresque romantico-historique en couleur qu’était Senso, le contraste est assez radical ; Visconti tourne Nuits blanches en noir et blanc et ne fait se mouvoir, au milieu de décors entièrement reconstitués en studio, que pour ainsi dire deux personnages. Mais contrairement à ce qu’on aurait pu penser au vu du splendide résultat plastique, tout cela n’était pas une volonté première du cinéaste qui avait souhaité filmer cette histoire en décors naturels. Il s’est accommodé des décors en studio et du noir et blanc pour de simples raisons économiques, les moyens alloués à Nuits blanches ayant été expressément très restreints, également dans le but de prouver que le cinéaste pouvait s’en contenter après le dispendieux Senso dont l’échec au box-office fit couler la prestigieuse compagnie Lux. Mais aujourd’hui encore, on peut émettre un léger doute quant au coût dérisoire du film au vu de cet immense et fabuleux décor justement. En tout cas, on ne regrette pas que Visconti ait du "se contenter" de tourner son film à Cinecitta tellement le rendu final est remarquable ; et c’est d’ailleurs ce qui fait que Nuits blanches demeure une œuvre aussi singulière.

S’il se révèle bien différent de Senso, ce film possède néanmoins deux points communs essentiels avec son prédécesseur : bien évidemment la perfection plastique par la minutie de chaque détail et la beauté des éclairages, mais aussi un fort romantisme. Dans Nuits blanches, c’est Natalia qui en est la source, la poésie, l’irréalité et l’onirisme des décors pouvant bien être une représentation mentale de son monde intérieur à la fois naïf et fantasmé. « Je ne pensais pas qu’il existait encore des filles comme vous », lui avouera Mario ; Natalia est effectivement un personnage en marge du temps, un personnage de roman de gare tellement éloigné des réalités du monde qui l’entoure qu’elle pourra parfois passer pour folle aux yeux de Mario et de nous, spectateurs, qui éprouvons à son égard de temps à autre le même agacement. En effet, Maria Schell, la Gervaise de René Clément et la future héroïne rendue aveugle dans La Colline des potences de Delmer Daves, surjoue expressément ; ses pleurs et ses rires semblent souvent exagérés mais c’est aussi justement ce qui nous la rend ensuite touchante, après que ces sentiments exacerbés se sont calmés. Car en d’autres occasion, elle peut être d’un naturel confondant et nous nous mettons, à l’instar de Mario, à la trouver craquante. Nous nous trouvons donc constamment dans le même état d’esprit que le personnage interprété à la perfection par Marcello Mastroianni, tour à tour irrité et charmé par cette innocente croyant dur comme fer au grand amour, ne comprenant pas que son amant magnifique ait pu l’abandonner « alors qu’elle ne lui a jamais été infidèle durant sa longue absence, pas même en pensée. »

Mario, par contraste, est un jeune homme très terre-à-terre (« Votre histoire est tellement éloignée de ma façon d'être et de vivre ») qui apprendra au contact de Natalia la magie du rêve et le bonheur d’un instant ; c’est lors de la séquence finale où il découvre ce que peut avoir de beau le romantisme, où il arrive à comprendre l’idéalisme et les sentiments paroxystiques de Natalia, que l’acteur sera paradoxalement le moins crédible, ses larmes semblant être bien trop factices. C’est le seul moment au cours duquel le grand acteur italien nous semble à côté de la plaque ; tout le reste du temps, il s’avère remarquable et notamment lors de la longue scène du bal au cours de laquelle il se met à danser d’une manière tout à fait jouissive. Quant à Jean Marais, qui semble avoir beaucoup été critiqué, il est pourtant parfait dans son rôle. Censé représenter l’homme fantasmé aux yeux de Natalia, le locataire (dont on ne sait ni le nom, ni le métier, ni la raison mystérieuse pour laquelle il a été obligé de partir) ressemble plus à une sorte de fantôme qu’à un être de chair et de sang ; on se demande même à plusieurs reprises, tout comme Mario, si ce n’en est pas un ou alors une pure invention de l’esprit échauffé et vagabond de Natalia. Alors que Maria Schell a tendance à cabotiner quand Marcello Mastroianni mise sur le naturel, Jean Marais semble passer au milieu de l’histoire sans un froncement de sourcil, quasiment sans un sourire. Son "underplaying" contraste avec le jeu des deux autres comédiens mais c’est également son personnage qui veut ça ; il acquiert ainsi une certaine aura, celle imaginée par Natalia, celle de l’homme idéal renforcé par le fait que l’acteur soit d’une beauté irréelle et par son statut de star à l’époque. Marais ne pouvait donc rien faire de mieux que ce qu’il a accompli ici ; son mystère demeure intact et il représente à merveille au final le triomphe du rêve et de l’imaginaire sur la réalité.

Malgré son casting international attrayant, Nuits blanches fut malheureusement un douloureux échec, aussi bien public que critique. Si les premiers ont dû être décontenancés par l’austérité et le ton nouveau du film, les seconds n’ont pas pardonné au cinéaste sa "traîtrise" vis-à-vis du néoréalisme dont il fut l’un des premiers représentants, pour plonger dans une sorte de réalisme poétique qui n’avait pas la cote à l’époque. Ce type de cinéma esthétisant et théâtral était regardé avec un certain mépris. Alors c’est vrai que Nuits blanches est parfois guindé, voire même maniéré à certains moments, qu’il ne fait certes pas partie des œuvres majeures du cinéaste, mais il y a tellement de belles choses à en retenir qu’au final il ne méritait pas ce mépris et ces reproches, au point qu’en France nous ayons dû attendre les années 90 pour découvrir le film en version originale. Après le bide de Senso et ses dommages collatéraux, Visconti et sa scénariste Suso Cecchi D’Amico voulaient une intrigue simple et aisée à filmer. Ils se rabattirent alors sur la nouvelle homonyme de Dostoïevski dont d’autres cinéastes très différents se serviront à nouveau plus tard, que ce soit Robert Bresson, Sanjay Leela Bhansali ou James Gray pour son attachant Two Lovers.

A priori assez fidèle à l’écrivain russe, le film est découpé en trois parties nocturnes d’inégales longueurs (la rencontre, l’histoire de Natalia et l’épilogue), ponctuées de deux pauses correspondant aux réveils matinaux de Mario dans sa pension de famille. Ces deux moments assez courts cassent un peu l’unité de ton mais permettent en même de temps de respirer, de s’évader un peu de cet univers malgré tout un peu claustrophobe. On y croise la tenancière de la pension, personnage pittoresque de la mégère au grand cœur, n’arrêtant pas de crier sur ses employés et pensionnaires tout en prenant bien soin d’eux. Ces scènes avec Mastroianni apportent une rupture de ton en même temps qu’un bol d’air frais et d’humour non négligeable et même assez bienvenus.

Une intrigue parallèle vient également court-circuiter le duo d’amour entre Mario et Natalia, celle qui met en scène la prostituée interprétée par Clara Calamai, l’actrice qui était l’héroïne d'Ossessione, le premier long métrage de Visconti. Le cinéaste avait d’ailleurs voulu à l’occasion redonner vie à la Giovanna de ce dernier : « Quinze ans se sont passés, les choses ont mal tourné, après des années de prison elle est retournée chez elle, elle est devenue prostituée. » Cet épisode représente une sorte de variation inversée de l’intrigue principale, à commencer par le postulat improbable de départ : alors que d’un côté c’est paradoxalement le jeune homme prosaïque qui tombe amoureux fou de la fille innocente au point d’être jaloux des autres hommes qui la frôlent (voir la séquence de la danse), c’est la prostituée qui désire ardemment un homme rencontré dans la rue. Avant la conclusion, on aurait pu penser qu’elle cherchait à l’aguicher pour conclure une passe mais il n’en est rien. Deux séquences mettant en avant les deux "couples" vont, vers le finale, se suivre et en sorte se répéter. Mario est éconduit par Natalia alors qu’au cours d’un slow (filmé avec une forte sensualité) il a tenté de l’embrasser. Bouleversée, Natalia sort en courant de la salle de bal et s’enfuit à travers les rues (magnifique utilisation des sources de lumière) alors que Mario la traite de folle et regrette d’avoir écouté ses sornettes mielleuses durant ces quelques heures. Par esprit de vengeance et désillusionné, il accepte enfin de suivre la prostituée qui l’emmène sous un pont afin de lui faire l’amour ; mais Mario se défile au dernier moment. A son tour, tout aussi en colère et frustrée d’avoir été repoussée, c’est la prostituée qui convoque des passants, leur faisant croire que Mario vient d’abuser d’elle et qu’il mérite une leçon. Alors que Natalia a fini sa course effrénée en s’évanouissant, Mario finit tabassé. Au bout de ces épreuves, ils vont néanmoins se retrouver alors que la neige commence miraculeusement à tomber pour faire terminer le film dans une sorte d’émerveillement régénérateur. Un final miraculeux pour les uns mais très amer pour les autres dans un des plus beaux décors hivernaux vus au cinéma. On se souviendra longtemps des deux tourtereaux se lançant des boules de neige à l’aurore alors que la ville est encore endormie, ainsi que de la dernière apparition d’un Jean Marais charismatique comme jamais !

Des défauts certains (des séquences trop étirées, un maniérisme touchant certaines autres, un jeu parfois outré qui empêche la totale empathie envers les personnages...) mais des éclairages somptueux de Giuseppe Rottuno avec ses jeux savants sur les ombres et lumières, l’extrême élégance d’une mise en scène aux idées fourmillantes (à ce propos, voir comment sont amenés les différents flash-back), l’inoubliable prestation d’un tout jeune Mastroianni beau comme un dieu et des décors inoubliables font de cette œuvre - qui ne peut certes pas rivaliser avec les plus grands films de Visconti - un film entêtant à l’image des trois thèmes écrits pour l’occasion par un Nino Rota en grande forme. Un conte de fée doux-amer et intemporel qui mérite qu’on s’y arrête d’autant que Carlotta nous a mitonné un superbe écrin pour le film !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 14 juillet 2010