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Critique de film
Le film
Affiche du film

Never Fear

L'histoire

Carol Williams (Sally Forrest) danse en duo avec Guy Richards (Keefe Brasselle), son petit ami et le chorégraphe officieux de leur binôme. Lorsqu’elle contracte la poliomyélite et se voit soumise à un processus en hôpital de rééducation, leur union, tant sur le plan professionnel que sentimental, se trouve violemment remise en question... Par Carol elle-même, qui ne peut pas se voir comme l’amante d’un homme moins incapacité qu'elle. Par Guy, qui ayant perdu sa partenaire envisage d’abandonner la danse pour se reconvertir en agent immobilier. 

Analyse et critique

Lupino retrouve Sally Forrest et Keefe Brasselle pour cette seconde réalisation, elle aussi sur un sujet potentiellement édifiant. Never Fear (également appelé The Young Lovers (1), ce qui appuie sur l’angle conjugal privilégié par le récit de ce drame) esquive moins que Not Wanted cette dimension, mais conserve l’âpreté caractéristique de la cinéaste. C’est en partie une histoire de renoncement, d’acceptation de ses limites (et de refus de l’auto-apitoiement à ce sujet) qui exclut par principe le triomphalisme : atteinte de la poliomyélite, sa danseuse y réapprend à marcher, ré-accueille in fine dans sa vie le partenaire qu’elle a rejeté par amertume, mais il va de soi qu’elle n’exercera plus la même activité, ne sera de ce point de vue plus exactement la même personne. C’est précisément l’apprentissage difficile de cet état de fait et son intégration émotionnelle qui sont au cœur du film. Lupino critique sans relâche dans son œuvre le culte de la réussite, l’idée qu’une personne se définirait, plus encore que par ce qu’elle fait, par ce qu’elle accomplit et qui reçoit l’approbation des autres. Ayant grandi dans le milieu du spectacle, elle s’attaque souvent à l’idée même de prouesse, ou plus précisément aux risques inhérents au fait de constituer son identité en relation à celles dont on pourrait perdre l’usage, ou qui pourraient mener à l’épuisement physique et moral : la mère poussive de Hard, Fast and Beautiful qui s’offre une carrière sportive par procuration en exploitant sa fille ; le couple de danseurs de Never Fear dont l’existence commune se trouve chamboulée par le handicap de l’une. Car le film n’est pas que le récit de la rééducation d’une danseuse, il est aussi celui de son partenaire, laissé à lui-même et dont elle refuse l’amour par dégoût de soi-même.

Carol, jeune danseuse qui atteindra bientôt l'âge de vingt-et-un ans, danse en duo avec Guy, son compagnon à la ville, et qu’on découvre dans les premières minutes très exigeant vis-à-vis de sa partenaire (la tape sur les fesses qu’il lui donne quand elle se relâche est un geste beaucoup moins innocent qu’il ne le présume vraisemblablement). Dans leur duo, c’est lui qui assume la position la plus proche de celle d’un chorégraphe et il lui offre visiblement peu de répit. Carol chute, souffre d’un malaise, et apprend la mauvaise nouvelle : elle est atteinte de la polio. Dès lors, elle fait d’elle-même preuve d’une dureté qui témoigne de la manière dont elle a intégré au-delà de tout raisonnable l’exigence que d’autres exprimaient jusqu’alors. La crise professionnelle qui en découle n’est pas que la sienne, mais celle de son partenaire qui, refusant de continuer à danser,  propose ses services à une agence immobilière. Le patron parle évictions quand il pénètre dans son bureau et Lupino ne manque pas, une fois de plus, de nous faire savoir qu’il y a un revers à la médaille (sa course aux primes à la vente). Leur couple ne résiste pas à l’humiliation qu’éprouve Carol au sujet de son infirmité et qui la pousse à rejeter Guy toujours plus cruellement. Elle se tourne vers un homme lui aussi en chaises, Len (Hugh O’Brian), qu’elle n’aime pas mais qu’elle considère comme acceptable du fait de leur handicap commun, tandis que son ancien compagnon se met en couple avec une collègue, Phyllis (Eve Miller), substitut évident à la relation à laquelle il aspirerait réellement. Signe de l’humanisme indéfectible de la réalisatrice, Len autant que Phyllis sont non seulement présentés de manière sympathique, mais s’avèrent conscients d’être des seconds choix et ne s’accommodent ni l’un ni l’autre de cette situation (2) : le premier renonce à s’unir à une femme qu’il aime mais qui ne l’aime pas, la seconde (déjà déçue par un « mariage de guerre » dont témoigne un katana apposé au mur de son salon) fait immédiatement comprendre à son amant qu’elle ne s’investira pas outre-mesure dans une relation où l’autre a très visiblement l’esprit ailleurs (dirigé vers une personne absente, finalement très proche). La réunion de Carol et Guy sera aussi l’obstacle à l’épanouissement amoureux de ces deux personnes. Les codes hollywoodiens de ce qui caractérise le « bonheur » sont d’un bout à l’autre subvertis par Lupino : la victoire morale consiste à accepter de ne pas faire une certaine carrière (Carol abandonne la danse alors que Guy y revient en lieu et place de l’immobilier) ; l’union amoureuse des uns implique le délaissement et la solitude des autres.

Il y a une dimension presque documentaire au film, qui s'inspire d’une histoire vraie, tourné sur les lieux de celle-ci et filmant en figurants des malades de la polio. Les codes auxquels a recours Lupino, son rapport au réel annoncent ceux du cinéma indépendant américain (dont on pourrait dire qu’il descend, comme d’autres pans de la modernité cinématographique, de Rossellini). Cette défiance littérale vis-à-vis du studio s’avère congruente avec sa morale de cinéaste : faire spectacle n’est pas la fin de l’existence humaine. Plus que de se dépasser, il s’agit parfois d’accepter ses limites. Ainsi de ce médecin qui, explique-t-il, a renoncé à devenir chirurgien du fait d’une main paralysée par la même maladie (Lupino filme souvent, et avec beaucoup de tendresse, des hommes diminués ou blessés). Le courage dont Carol doit faire preuve en allant de l’avant n’est pas que celui, impératif également, d’avoir confiance qu’avec de l’entraînement il est possible de marcher de nouveau, mais de se regarder telle qu’elle est, sans se voir inférieure à ce qu’elle est réellement. Il lui faut cesser de dégrader l'image d'elle-même, comme ce visage féminin en terre glaise qu'elle ravage en cours de modelage par désarroi. Elle doit comprendre qu’elle ne peut accomplir ni plus ni moins que cela sur le plan physique, ce dont découlent d’autres possibilités de réalisations existentielles. Il est également vrai que ces possibilités, dans le contexte où elle vit, sont montrées comme facilement étouffées. Un leitmotiv du film présente des hommes ordonnant à des femmes (d’ailleurs pas spécialement bavardes à ce moment-là) de se taire, se plaindre de manière répétitive qu’elles parlent trop. Le paternalisme du médecin, qui oblige plus ou moins Carol à « accepter » un rencard avec Guy, ne mène malgré la complicité initiale de celui-ci qu’à ce que ce dernier soit encore plus brutalement humilié que la fois précédente, lors d'une balade en voiture dont la passagère se sent prise en otage. L’amertume de Carol face à son incapacité va plus loin que le strict dépit devant son handicap physique, elle témoigne de tout ce qui la limite dans cette société patriarcale et dont elle espérait sans doute s’émanciper par la virtuosité corporelle. En acceptant ses béquilles, Carol affirme également que sa valeur personnelle ne réside pas dans la possibilité, ou la nécessité, d’accomplir des prouesses particulières. C’est, une fois de plus, une histoire de dignité inconditionnelle.

(1) Ou Faire Face ou Je veux vivre, en français...
(2) Ce refus d'une dévalorisation aussi grotesque qu'attendue de certains personnages selon un schéma convenu trouvera sa plus belle expression dans The Bigamist, film sur une situation cruelle dont les personnages ne font preuve d'aucune méchanceté. 

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 14 octobre 2020