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Critique de film
Le film
Affiche du film

Not Wanted


 

L'histoire

Suite à un incident (elle s’est penchée sur le landau de quelqu’un d’autre pour en prendre le bébé dans les bras) qui lui a valu d'être arrêtée, Sally (Sally Forrest), une mère célibataire ayant récemment laissé son nouveau-né à l’adoption, revient sur le parcours qui l’a conduite à la situation de détresse où elle se trouve.

Analyse et critique

Après presque vingt ans d’une carrière d’actrice, Ida Lupino a de quoi se faire une opinion sur les sujets traités par l’industrie dans laquelle elle travaille : des perspectives féminines et le traitement sérieux de problèmes réels rencontrés par beaucoup de ménages américains ne sont pas exactement à l’ordre du jour. Qu’à cela ne tienne, les rôles qu’on ne lui a pas proposés, elle les proposera à d’autres (ou dans le cas The Bigamist s’en offrira un) en réalisant ses propres films, bientôt pour sa propre compagnie de production (The Filmakers). Not Wanted, au sujet d’une mère célibataire fuyant le domicile parental pour se retrouver dans un foyer où effectuer sereinement sa grossesse avant que l’enfant ne soit selon ses vœux ambivalents donné pour adoption, est sa première réalisation. Bien qu’elle en ait écrit le scénario avec Paul Jarrico, elle n’envisageait pas au départ de le mettre elle-même en scène. Elle remplace toutefois au pied levé Elmer Clifton, victime d’un infarctus, qui restera le cinéaste officiellement crédité au générique comme réalisateur. En excluant sa participation officieuse à celle de La Maison dans l’ombre, il s’agit de la seule de ses réalisations pour le cinéma qu’elle n’effectuera pas pour la compagnie indépendante (pourtant déjà existante) qu’elle dirige avec son mari Collier Young, ce qu’elle paiera au montage : la protagoniste y passait initialement une nuit avec d’autres femmes pauvres, noires d'origines hispanique ou asiatique (s’agissait-t-il d’une chambrée ou de plans supplémentaires de son passage en cellule ?), image à la laquelle un investisseur mit son veto. Exploité plus tard sous un titre alternatif putassier (The Wrong Rut, alors que Not Wanted n’était déjà pas celui du scénario : Unwed Mothers) le film servira d’exposé à des étudiants en médecine, avec adjoint au montage au moment opportun un extrait (en couleur au milieu d’un film en noir et blanc) d’une césarienne réelle commentée en voix off. (1) Bien que ces aléas témoignent de ce que le film ne soit pas à proprement parler une réalisation indépendante, c’est déjà dans l’esprit (et avec le ton) de ses réussites suivantes que Lupino le met en scène.

Tout le style de la cinéaste est déjà là, fait de sécheresse et de sobriété, d’une rectitude rêche qui n’est pas sans évoquer celle d’un Raoul Walsh, cinéaste plusieurs fois côtoyé par la comédienne et à qui elle témoignait une affection et une estime réciproques. Le film s’ouvre par un incident dans la rue quand une jeune femme s’approche d’un bébé dans un landau, le prend dans ses bras et s’apprête à l'emmener, au dam de la mère du nourrisson. La « kidnappeuse » est conduite au commissariat, où elle passe la nuit en cellule avant d’être sommée, la mère déposant une plainte, d’expliquer son geste. Sally (Sally Forrest, que Lupino retrouvera pour Never Fear et Hard, Fast and Beautiful) explique qu’elle n’avait pas l’intention consciente de partir avec l’enfant, qu’il s’agissait en somme d’un épisode délirant (proche en cela des bouffées d’angoisse qui envahiront après coup la victime d’un viol dans Outrage). Elle a cru un instant que ce bébé était « le sien ». Cet épisode de  confusion est explicable par ce qu’elle vient de vivre. Retour sur le drame en question.

Dans une ville provinciale où elle vit chez ses parents, entre un père absent et une mère l’accablant le plus souvent de reproches, Sally est présentée un soir à Steve (Leo Penn), un pianiste désabusé. Il y en a tant comme lui, des musiciens qui voudraient percer, il s'en trouve à chaque coin de rue, en un écho du regard très sceptique que Lupino porte sur la poursuite de la réussite. Il est un être sans joie et, comme Sally l’apprendra bientôt à ses dépens, sans attaches. Elle commence à le fréquenter, mais il part bientôt pour une autre ville, comme il l’a déjà fait, comme il le fera encore. Fuguant de chez ses parents, elle se rend dans cet autre patelin, et rencontre dans l’autocar de nuit qui l’y conduit le type plutôt bonne pâte, Drew (Keefe Brasselle) qui sera bientôt son collègue. C’est avec lui qu’elle finit par sortir, quand il s’avère que l’homme qu’elle aime n’éprouve pas de sentiments suffisamment forts à son égard pour l’accueillir dans sa vie, avant de disparaître à nouveau (acte de l’amant dont elle reconduira la violence avec son nouveau partenaire). Drew est éclopé (vraisemblablement par la guerre qui vient de s’achever), Steve présente des signes de stress post-traumatique : c’est une génération d’hommes blessés, physiquement et psychiquement diminués, que Lupino observe, non sans une certaine tendresse. Comme la mère étouffante (Dorothy Adams) avait droit, une nuit où sa fille était absente, à un gros plan témoignant d’une inquiétude réelle, Drew chassant Sally de chez lui aura aussi droit à un plan de lui seul, décontenancé et abattu. Il y a dans ces choix d’isoler une personne (qui serait facile à diaboliser) de façon à montrer son mal-être intime, la trace de l’humanisme qui anime Lupino. Le drame que vit Sally va au-delà de l’étude de cas, de l’observation d’un malheur individuel, il s’inscrit dans une communauté déstabilisée, dont les membres (secrètement pour la mère, ouvertement pour l’amant) sont touchés par l’anomie. Son cas témoigne (en plus de l’enjeu informulé de l’interdiction de l’avortement) d’un problème de la société d’après-guerre.

Quand Sally se découvre enceinte, elle fuit de nouveau. Elle rejoint un foyer où les pensionnaires sont distraites par diverses tâches domestiques, tandis qu’un corps soignant s’enquiert de leur bonne santé de mères porteuses d’enfants destinés (si elles le choisissent) à l’adoption. C’est la décision que Sally, après avoir accouché, finit par prendre, pour la regretter très vite. Au-dehors, tout ce qui évoque la naissance et l’enfance l’accable. Elle demande, dans un état de détresse, à revenir sur son choix, ce qui est impossible. C’est dans ces conditions qu’advient l’incident initial, la perte (on ne peut plus temporaire) de raison d’une personne seule et désespérée. Les conséquences de son impulsion à la fuite s'avéreront d’autant plus cruelles que Drew paraissait être le genre d’homme à même d’entendre qu’il est en couple avec une femme portant en elle l'enfant d'un autre homme. Quand il retrouvera sa trace (au cours du séjour en foyer de Sally), il se verra éconduit, avec toute la gentillesse possible dans ces conditions, par la directrice du lieu, qui doit respecter la décision de sa patiente de ne voir (ni n’entendre parler de) personne, d’être abritée du monde extérieur. Par un hasard qui ne paraît en premier lieu guère heureux à Sally, Drew croise son chemin à sa sortie du commissariat (acquittée, la plainte ayant été retirée). Il cherche à l’approcher. Elle tente, une fois de plus, de fuir. Dans un renversement du motif attendu, ce n’est pas lui qui au bout de cette course la rattrape et la prend dans ses bras (pour l'empêcher de se jeter dans la vide comme elle semble disposée à le faire) mais elle qui revient à lui quand il chute, en raison de sa jambe estropiée. Ils sont tous deux, certes différemment, des êtres blessés, spoliés de quelque chose, et cette reconnaissance (de sa propre humiliation par Sally chez Drew à terre) permet l’égalité qui faisait jusqu’alors défaut à tous les rapports de cette femme en fuite.

Le talent de Lupino consiste à ne pas traiter cette histoire, potentiellement mélodramatique au vu de son résumé, selon des codes très mélodramatiques. Le film est rapide, sec, chaque scène va à l’essentiel. Beaucoup de ses personnages témoignant d’une faible capacité à articuler leurs problèmes (celui le plus à même de le faire, Steve, n’en sort d’ailleurs pas spécialement grandi, comme si son verbe ne faisait que renforcer son aigreur), c’est leur comportement que Lupino fait parler... voire les objets auxquels ces personnages ont recours. Ainsi de cette robe de sortie portée par Sally les épaules nues, avant que sa mère ne lui ordonne de mieux se couvrir. Le soir venu, alors qu'elle danse avec l’homme qu’elle aime, une des bretelles en est abaissée, l’autre remontée. Sally ne choisit pas, adopte simultanément deux lignes de conduite contradictoires. Ou de ce mégot que Steve jette dans un cours d’eau après avoir déclaré à Sally qu’il serait là pour elle. L’image prend une double valeur significative : du caractère jetable de Sally et de celui, fuyant, de Steve. Une pensée précise, concrète, très incarnée, de la mise en scène informe l’approche de la réalisatrice qui évite, tout en traitant de sujets spécifiques et documentés, l’écueil des films « sujets de société » (au sens d’un exposé dissertatif quant au fond et illustratif quant à la forme). L’esthétique du Film noir (celle qui exprime par excellence le sentiment de fatalité d’après-guerre) n’est pas toujours loin, avec cependant une aspérité interdisant les excès expressionnistes, un surpoids en pathos. C’est à l’os que Lupino filme, aborde le drame d'une fuite en avant, et vers le vide, qui expose une désolation d’ordre plus général, une crise de sens témoignant d’un néant partagé. Il n’y pas de place pour un nouveau-né, au sein de ce chaos-là. Ce n’est pas en premier lieu par les mots, mais par la précision de ce qu’elle filme, que Lupino n’aura de cesse de capturer (de cadrer) ce désarroi-là.

(1) J’ai eu le privilège (amusant, car j'avais déjà vu le film) de voir cette version lors d’une rétrospective Ida Lupino au Festival International de Films de Fribourg (2016). Pierre Rissient, qui présentait ce programme, au premier rang dans la salle durant la projection, était horrifié de cette mauvaise surprise, assurant de vive voix qui aurait eu besoin d’en être informé que cette scène n’est pas dans le film original.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 7 octobre 2020