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Critique de film
Le film
Affiche du film

Miracle en Alabama

(The Miracle Worker)

L'histoire

La véritable histoire de la façon dont, dans le Sud peu après la Guerre de Sécession, Anne (dite « Annie ») Sullivan (Anne Bancroft), éducatrice malvoyante, parvint à apprendre comment parler à la jeune Helen Keller (Patty Duke), aveugle et sourde, à la demande (mais contre l’ingérence) d’une famille dysfonctionnelle de notables régionaux.

Analyse et critique


Quelque chose dans l’histoire d’Helen Keller et d’Anne Sullivan travaille les origines du cinéma d’Arthur Penn, sachant qu’il ne l’a pas traitée moins de trois fois. Miracle en Alabama est la troisième, après une production télévisuelle et une pièce à Broadway (plus de sept cents représentations avec, déjà, Anne Bancroft et Patty Duke dans les rôles principaux). William Gibson adapte pour lui l’autobiographie de Keller, enfant sourde et aveugle qui découvrit l’usage de la parole grâce au suivi (pour le moins hétérodoxe) d’Anne Sullivan, elle-même malvoyante. Il y a là l’amorce d’une émancipation qui verra, par la suite, Keller passer de cas « miraculeux » à celui de figure intellectuelle et politique notable dans l’histoire américaine. Ce récit potentiellement « édifiant » (il fournira la matière d’une production Disney assez médiocre, si l'on exclut le jeu d’une précoce Allie Heisenberg) aboutit chez Penn à un film non seulement intensément émouvant, mais troublant. Très peu sentimental par de nombreux aspects, il révèle un partage des émotions, des valeurs, qui, tout en s’inscrivant dans une continuité du cinéma classique américain, marque un désir de rupture, une tendance séditieuse, que le cinéaste ne réalisera jamais pleinement mais qui déséquilibre, pour le meilleur, les œuvres de ce précurseur de ce qu’on appellera (à tort ou à raison) le Nouvel Hollywood. Comme Helen et sa soignante avancent à l’aveugle, Penn tâtonne, et ce tâtonnement est porteur de promesses que sa filmographie, sans jamais pleinement les réaliser, n’oubliera pas complètement.


À l’évidence, le film est l’œuvre d’un jeune cinéaste impressionné par ce qu’il a vu de la modernité en Europe : son montage porte la trace (l’alibi de flash-back aidant parfois ces explorations formelles) du sens de la rupture imposé par Resnais et Godard, sa tonalité expressionniste dans un environnement réaliste (le rêve au sein d’un quotidien costumé) n’est pas sans évoquer le Bergman des années cinquante. Il y a la rapidité du filmage, du montage, héritée de son travail pour le petit écran, mais il y a également la durée, l’étirement des scènes... culminant à double dans un corps-à-corps de plus de dix minutes (une lutte proprement animale autour du fait qu’il est attendu d’Helen qu’elle consente à... plier sa serviette de table, duel furieux pas moins sidérant à sa manière que les plus de dix minutes d'Invasion Los Angeles de Carpenter pour qu’un personnage endosse, après les coups, des lunettes qui lui donnent la lucidité), puis dans une autre lutte, finale, où Helen trouve, littéralement à la source, sa voix. Miracle en Alabama est un film d’une grande signifiance, où le moindre élément convoqué entend prendre valeur de symbole, d’Annie cherchant dans un dictionnaire l’entrée « discipline », à la coquille d’un œuf, dont un poussin doit se libérer entre les mains d’Helen, en passant par l’eau, qui fascine la jeune fille, qui sera son premier mot, ramenant à la question maternelle. Celle par laquelle le film commence (la mère horrifiée de découvrir au berceau que son enfant ne la voit ni ne l’entend : ne la reconnaît pas) et se conclut (le premier geste d’amour entre Helen et Annie, figure adulte de substitution momentanée, alors que les parents ont démissionné).


Le secret d’Annie est que jusqu’alors elle n’ « aime » pas cette enfant, qu’à dire vrai, elle ne l’ « apprécie » même pas beaucoup (comme le suggère le père, avant de se voir renvoyé son propre reproche : apprécie-t-il tant sa fille, lui ?). La question n’est pas : « Do you  love » mais « Do you like her ? » On sait combien le capital sympathie compte dans la culture américaine. C’est à des figures peu amènes, désagréables, brusques (pour le dire franchement : violentes) que s’intéresse ici Penn. Helen n’apprécie pas grand monde et, de plus, n’est pas là pour être appréciée. Or ce manque, cette dureté (elle veut pour cette enfant ce qu’elle n’a pas eu elle-même, enfant handicapée placée à l’Assistance), est ce qui paradoxalement établit un rapport réel avec cette autre. Plus que par sa surdité, ou son aveuglement, Helen est handicapée par l’amour de ses parents - ou plutôt leur pitié, cette générosité qui se fait au détriment de l’accomplissement de l’autre. C’est une idée dérangeante, qui informe constamment le film et le rend secrètement inconfortable : son anti-familialisme en sourdine, le refus d’une éducation qui s’arrêterait à mi-chemin (une fois que la fille s’avère un peu mieux « dressée », les parents ne sont que trop impatients de la reprendre dans leur giron, serait-ce au prix du fait qu’elle ne parle « cela dit » jamais), sa brusquerie face aux petits arrangements.


L’alphabétisation d’Helen devient le lieu où se joue la lutte d’un être pour (serait-ce parfois contre soi-même) atteindre une expressivité, accomplir une individuation. Le corps de cette pré-adolescente (entorse révélatrice de Gibson aux faits : c’est encore tout à fait enfant que la vraie Keller a pu découvrir comment communiquer avec le monde extérieur), touché, malaxé, contrecarré, par une autre femme, gagne peu à peu en expression formée, apprend par mimétisme la capacité de transmettre une intériorité. De l’enfermement en elle-même, la prison intérieure d’états et d’émotions intransmissibles aux autres, elle sort de et par son propre corps vers les autres. Elle obtient la capacité d’affirmer une volonté et non pas strictement d’exprimer un manque (les yeux absents de la poupée que lui a confectionnée sa mère). Le potentiel d’aberration de l’histoire de Keller, de son double handicap, fournit à Penn le matériau d’un jeu passionnel, « théâtralisé » au sens d’une recherche motivée de l’outrance (c’est après tout sous forme de pièce qu’il a d’abord monté cette histoire), un jeu « hors-norme » pour des enjeux qui ne le sont pas moins.


Un stéréotype au sujet de l’observation psychologique (la vie intérieure exprimée par des comportements) veut qu’elle ne puisse se faire qu’au détriment de l’ « arrière-fond » - déterminations socio-historiques, contexte collectif, supra-individuel... Le cadre historique, chargé, que Penn convoque par cette histoire est ici constamment présent, c’est à lui qu’Helen se heurte, c’est de lui dont sa maladie émerge. Nous sommes en Alabama, juste après la Guerre de Sécession (le passage devant un cimetière ne manque pas de rappeler quel en a été le coût), dans une plantation de coton, une demeure dominée par une figure que sa famille elle-même appelle le « Capitaine » (un homme aux idées arrêtées, suffisamment désespéré toutefois pour consentir d’avoir recours à l’éducatrice que l’institution qui ne peut, ou ne veut, accueillir sa fille lui a recommandée). La propriété elle-même, de la bâtisse principale, théâtre des rixes centrales d’Helen et d’Annie, à l’annexe où elle retire le poussin de l’ombrage d’une mère poule, apparaît comme un personnage à part entière. C’est sur elle, plongée dans le noir, à l’exception d’un carreau où ces deux êtres s’enlacent, que se conclut le film. Elle a précédé l’arrivée d’Annie et lui survivra, avec ses fantômes, ses germes d’autres luttes. Dans une scène étonnante, à la fois embarrassante par sa rudesse (la manière dont le garçon est traité, commandé) et électrisante par ce qu’elle suggère, Annie tire de son lit le garçon noir qui cohabite avec elles dans la cabane du jardin, pour le mettre en contact, en communication, avec Helen. Au début des années soixante, alors que les mouvements pour les droits civiques sont appelés à s’intensifier, Penn filme l’image d’une jeune fille blanche, privée de la vue, apposant la main sur le visage d’un Afro-Américain du même âge qu'elle. Ce que cette image montre est à l’exact opposé du mythe d’un progressisme « aveugle à la couleur » : ce dont Helen fait alors l’expérience est l’existence d’une altérité, d’une peau qui la frappe, qui cesse alors d’être, symboliquement, invisible. La reconnaissance et la méconnaissance sont des enjeux centraux de Miracle en Alabama, où être reconnue se gagne de haute lutte, être méconnue s’accomplit en s’abandonnant à l’ordre des choses (c’est comme ça : on ne pourra rien en faire, alors laissons-la faire ce qui apparemment lui chante... serait-ce se heurter à elle-même en passant le temps avant d'un jour ou l'autre crever). Un film qui admet que c’est aussi, avant de quelconques bénéfices, une souffrance de s’émanciper dans cette demeure capitaliste, blanche et patriarcale.


L’enjeu d'un for intérieur, d'une intériorité de la personne (de son isolement des autres, de son expression à eux) est éminemment protestant. C'est à la lutte de Jacob avec l'ange qu'est comparée le combat de l'enfant pour l'individuation. Un peu lourdement, la motivation religieuse d’Annie est souvent réaffirmée, une certaine idée de la rédemption où  soigner cette autre revient à se guérir elle-même (de la négligence, de la perte conséquente d’un frère, d’avoir eu, elle, à se sauver par ses propres forces uniquement). Ses remontrances, ses lunettes noires, son accoutrement même, lui donnent une rigueur de prophète, l’austérité hérétique des sectes réformées. Une certaine sécheresse et raideur qui se voient mises en contraste avec l’aimable ironie, à la fois anti-autoritaire et légèrement lâche, du fils qui finalement se ralliera à sa cause, tiendra la porte du salon fermée tandis qu’au-dehors Helen atteint la source. Ces lunettes qui protègent ses yeux d’une lumière qu’elle ne peut supporter, sont aussi ce qui dispense les autres de son regard, d’avoir à souffrir ce qu’il y a dans la pupille et l’iris d’une figure, somme toute, d’opposition. La perspective qui la rend proche de sa « patiente » est celle-là même qui lui aliène la maisonnée. Si Helen gagne les outils qui lui permettront d’être reconnue (c’est d’ailleurs au coin de son œil qu’une goutte d’eau figure une larme), Annie est la figure finalement méconnue, celle qui n’est dévisagée que de manière oblique, qui doit pour sa survie laisser un écran opaque entre elle et le monde, à qui l'on obéit finalement de mauvaise grâce, mais qui n’est pas vraiment vue, regardée. D’une certaine manière, outre la position de son interprète Anne Bancroft, actrice très loin du style et des valeurs hollywoodiennes, elle évoque ce regard absent du Nouvel Hollywood - où ce ne sont que des jeunes hommes qui obtiendront la reconnaissance de leur point de vue.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 20 juin 2019