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Critique de film
Le film
Affiche du film

Messidor

L'histoire

Jeanne (Clémentine Amouroux), Genevoise qui n’en plus de potasser ses examens dans un studio trop petit avec son copain part faire du stop. Marie (Catherine Rétoré) a raté le train qui doit la ramener de Lausanne à Moudon chez sa mère et ne tient pas à racheter un billet. Elle choisit le même mode de transport. Elles se rencontrent alors. Commence une flânerie entre le rat des villes et le rat des champs qui, quand deux hommes tentent de les violer au détour d’un bois et que Marie frappe l’un d’entre eux avec une pierre, puis qu’elles volent un peu plus tard son arme à un soldat qui les a également prises en stop, se mue en une cavale désespérée à travers la Suisse.

Analyse et critique

« Je me suis dit : je vais faire mon premier « film de vieux », les « films de jeune », c’est terminé. Je n’ai pas fait d’enquête auprès des jeunes. J’en rencontre, je les entends, je vois leur terreur, leur difficulté à se situer dans le monde des adultes. D’ailleurs, d’un côté ils veulent devenir indépendants, et de l’autre, ils ne désirent pas devenir adultes, jamais. Ils ouvrent les journaux et tous les jours ils n’en reviennent pas qu’on leur ait fait une mélasse pareille. Les producteurs m’ont dit : “ Problème de jeunes ? Ça va marcher. ” Je n’ai pas de marketing. Les problèmes des jeunes, je m’en fous un peu. Messidor parle d’autre chose. (…) Et puis il y a tellement de discours… J’ai eu envie d’un peu de silence, d’écouter, de me promener, d’aller dans la montagne. Mais ce silence n’est pas innocent non plus. » Alain Tanner (1)

C’est la Gaumont qui co-produit ce film suisse d’Alain Tanner, qui révèle des sentiments très noirs et oppressés quant à son propre pays. De fait, c’est vers l’étranger que le cinéaste se tournera ensuite, sortant de la claustrophobie nationale à ciel ouvert qui culmine ici (avec ses deux fuyardes qui jamais ne traversent la douane), celle qui dans plus d’intérieurs faisait déjà l’ironie tragique du Retour d’Afrique, avec son couple insatisfait incapable d’effectuer un départ annoncé (et devant le simuler auprès, ou plutôt loin quoique juste à côté, de leurs proches). Tanner reprend un projet initialement dévolu à Maurice Pialat (sous le titre de Meurtrières) inspiré d’un fait-divers : la cavale armée de deux adolescentes dans la France des années 1970 où elles avaient fini par être arrêtées avec l’aide d’un jeu télévisé encourageant la délation. Bien que le territoire suisse soit beaucoup plus petit que le français, les récits de fuite et de planque y existent (le formidable Signé Renart de Michel Soutter) et l’on y doit en outre à Robert Walser l’un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale quand on vient au vagabondage (Les enfants Tanner, par un beau hasard). Le cinéaste calque l’intrigue de ce fait-divers en Suisse, cela en pensant cette transposition à fond : 10'000 km sont effectués par lui à travers le pays durant une année préparatoire pour dessiner son arpentage ; il demande à deux jeunes femmes d’effectuer elles-mêmes durant le temps de cavale que décrit le film une telle errance en autostop (où ces deux filles rencontreront souvent le refus d’être aidées à se nourrir ou se loger que le film décrit (2)). Quant à l’encouragement télévisé à la délation (ici sur une chaîne nationale suisse-allemande) si nulle émission ne la pratiquait alors, dénoncer son voisin étant en Suisse pas loin d’être un sport national, celle-ci ne paraît pas si invraisemblable et plutôt dans le ton.

Ce récit de rebelles en fuite, en avance sur, et supérieur à, Thelma et Louise, dresse le portrait terrible d’une nation sans véritable horizon, à l’horreur glacée, réfractaire à tout idéalisme, conçue pour faire basculer la marginalité dans la misère et la criminalité. La Suisse, c’est un peu les États-Unis d’Europe, et en faisant se confronter deux Romandes au monde alémanique, au rappel constant de leur minorité socio-politique, c’est le fait qu’elles n’habitent pas un État-nation au sens propre qui leur pète à la gueule et à celui du public. Passé un générique d’ouverture qui sur un Lied de Schubert survole la beauté des monts tant jurassiens qu’alpins, le film abandonne tout surplomb, pour se mettre à ras le bitume, à la place des passagères (dans une certaine Mercedes, le chauffeur en off n’est jamais visible), pour décrire de leur point de vue l’engrenage qui les mène d’un simple désir de vacances à une cavale frondeuse. La systématicité de la mise en scène (toute de travellings latéraux réversibles qui enferment les personnages dans un même cadre au mouvement illusoire), la photographie très travaillée de Renato Berta, contribuent non pas en premier lieu à célébrer la variété des paysages, des environnements, mais à en tirer une homogénéité – notamment celles d’un certain urbanisme routier, de l’organisation de petites villes helvétiques qui finalement se ressemblent pas mal (les « grands » centres urbains étant globalement évités par le film). Rat des villes ou rat des champs, future diplômée ou future prolo (avec un point particulier : Marie a grandi en France et non pas dans le coin), ces deux filles qui se reconnaissent et s’unissent, parce que faisant selon Jeanne parti des « pas-cons » (et le film va surtout, quoique pas seulement, les confronter à d’autres qu’elles perçoivent, avec Tanner, comme des cons), vont en marchant droit devant elle faire le tour, en rond, d’un pays où elles ne trouvent pas d’ancrage véritable.

Il pourrait y avoir une forme de systématicité à un film aussi peu patriote s’il n’était aussi spécifique dans sa description du territoire (et de ses frustrations quant à la mentalité helvétique et l’organisation du pays). Il est vrai que sa description d’une révolte individuelle (plus exactement couplée) dans un pays sans révolte collective possible confine à l’abstraction (le symbolisme, forcément phallique, de l’arme à feu) voire à l’idéologie, celle-ci serait-elle fataliste (la grande présence de l’armée, à commencer par le soldat à qui l’arme est volée et sur le pare-brise de la voiture duquel un drapeau du pays vient se refléter). Messidor, nom d’emprunt que Jeanne donne à un policier les interrogeant (ajoutant qu’elle se nomme Clio, comme la Muse de l’histoire, et l’autre Thalie, comme celle de la comédie) désignait une période estivale dans le calendrier révolutionnaire français. C’est ce jubilé du solstice que les deux jeunes femmes voudraient vivre, en s’émancipant pour un temps d’une société régulée par l’argent, dont elles ne supportent plus les diverses formes de babil bien-pensant et d’égoïsme pratique, mais ce geste les condamne à leur perte et à la violence (si leurs braquages sont filmés, Tanner élude le meurtre de l’homme qu’elles soupçonnent d’avoir appelé la police dans l’auberge où elles seront arrêtées, se refusant à montrer l’acte de brutalité qui couperait finalement court à l’identification avec leur idéalisme rageur). Ce qui rend le film émotionnellement complexe est l’impuissance et l’impasse de leur révolte, la platitude factuelle du dernier plan rompant on ne peut plus avec le sublime des premiers.

Le récit avance par ellipses (des fondus au noir à la fin des séquences), passages éludés (on ne saura pas comment se sera résolue l’offre faite en montagne par Jeanne à Marie d’être sa « marmotte », mal reçue sur le moment) : c’est un montage qui, par pluie ou beau temps, lui, broie du noir et s’avance vers le néant final, la sécheresse d’une fin froide et sans lyrisme. Lyrique, pourtant, peu de films suisses l’auront été autant en cours de route, plein d’une allégresse des corps, de leur sensualité au naturel, au moment du bain, de leur trivialité obscène aussi (le moment de pisser face aux Alpes), d’une fascination sans hébétude de la nature traversée, pleine d’une magnificence qui fait ici tant défaut à la manière de l’habiter. Pointer son arme contre le ciel, est-ce immédiatement s’attirer l’ire des dieux ? Quoi qu’il en soit, il y a là un panache mémorable, à danser bourrée face au lac, se languir contre la roche, se rappeler comment faire un feu… quelque chose de proto-punk où le pouce levé serait plutôt l’envers de la positive attitude que son emblème. Le cinéma suisse n’a jamais été aussi noble que dans cette mauvaise humeur de peuple lacustre et montagnard.

(1) https://alaintanner.ch/1978-messidor/ Source utile à la rédaction de cet article, comme le site d’Alain Tanner l’est pour se renseigner au sujet de tous ses films.

(2) Ce qui révolte deux adolescentes de ces années (qu’on ne les laisse pas toujours dormir dans une grange, par exemple) n’est même plus vraiment une option au sujet de l’absence de laquelle éventuellement s'emporter aujourd’hui. Quant à la chambre d’hôtel à 80 CHF qu’elles ne pourront bientôt plus se payer, il faudrait ces temps-ci a-minima compter le double pour son usage.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 13 décembre 2023