L'histoire
Dans le quartier du Marais à Paris, plusieurs femmes ont été assassinées à quelques semaines d’intervalles, toutes poignardées, les vêtements lacérés. Les forces de l’ordre sont désemparées car l’enquête n’avance pas. Maigret (Jean Gabin) décide alors de tendre un piège au meurtrier, prenant en compte qu’il semble avoir un orgueil démesuré pour avoir avisé lui-même la police juste après son dernier assassinat. Le célèbre commissaire arrête un faux coupable en espérant provoquer le véritable psychopathe en l’incitant à se manifester par vanité lors d’une reconstitution factice. Maigret déploie également de considérables forces de police pour quadriller le quartier afin d’éviter de futurs meurtres et fait appel à une vingtaine de ‘femmes-flics’ pour servir d‘appâts’ féminins. L’embuscade fonctionne : une auxiliaire de police est agressée ; l’assassin parvient à prendre la fuite mais il laisse un indice lors de l’empoignade, un bouton de veston…
Analyse et critique
Dans Maigret tend un piège, Jean Gabin endosse pour la première fois le pardessus du fameux commissaire Maigret, prenant la suite d’autres grands acteurs tels Pierre Renoir, Harry Baur, Albert Préjean, Charles Laughton, Michel Simon, et laissant lui succéder sans tous les citer, Gérard Depardieu voire pour la télévision Jean Richard ou Bruno Cremer. Ce personnage que tout le monde connait même sans avoir lu un seul roman où il officie et qui fait aujourd’hui quasiment partie de notre patrimoine national, trouve en la personne de Jean Gabin peut-être son interprète idéal, l’incarnation la plus proche du protagoniste le plus célèbre de George Simenon. D’ailleurs ce dernier, après avoir douté quant à la capacité du comédien à le personnifier comme il l’aurait souhaité, déclarera suite à sa vision du film : "Gabin a fait un travail hallucinant. Ça me gêne du reste un peu, parce que je ne vais plus pouvoir voir Maigret que sous les traits de Gabin". Le succès ayant été au rendez-vous (plus de 2 millions et demi de spectateurs), Gabin personnifiera l’inspecteur de police à deux autres reprises : la même année, toujours sous la direction de Jean Delannoy avec encore Michel Audiard aux dialogues dans Maigret et l’affaire Saint-Fiacre (cette fois adapté d’un des premiers Maigret datant des années 30 alors que Maigret tend un piège avait été écrit seulement trois ans avant le film) ; puis dirigé par Gilles Grangier en 1963 pour le plutôt décevant Maigret voit rouge. Mais Gabin était bien avant ça déjà familier de l’univers du grand romancier belge car il joua entre autres dans les excellentes adaptations que furent La Marie du port de Marcel Carné et surtout le magnifique Le Sang à la tête de Gilles Grangier. Il y aura encore ensuite En cas de malheur de Claude Autant-Lara, Le Président de Henri Verneuil…
En 1956, Gas-oil (encore de Grangier) avait été la première collaboration entre Jean Gabin et Michel Audiard ; un travail en commun qui allait longtemps se poursuivre et se révéler aussi fructueux que savoureux. A la même période que Maigret tend un piège, toujours dans le domaine du polar, le duo se reconstitua (toujours sous la houlette de Grangier) pour les très bons Le Rouge est mis ainsi que Le Désordre et la nuit dont l'élogieuse réputation n'est plus à faire. Jean Delannoy qu’en revanche l’on n’attendait guère dans ce registre, s’en sortit pourtant avec les honneurs : à partir d’un roman assez moyen (comme beaucoup des Maigret des années 50 - à quelques exceptions comme le superbe Maigret et le vieille dame - contrairement à ceux souvent remarquables écrits vingt ans avant à ses débuts) il tire un des Maigret de cinéma les plus satisfaisants, parvenant à restituer à merveille l’atmosphère de l’univers ‘simenonien’, l’intrigue n’ayant qu’une importance secondaire. Celle-ci raconte au cours d’un été caniculaire, la difficile appréhension d’un tueur en série s’en prenant à des jeunes femmes dans un quartier parisien (celui du Marais) qui, grâce à une photographie parfois expressionniste de Louis Page, fait beaucoup penser au district de Whitechapel à Londres où sévissait Jack l’éventreur avec ses ruelles sombres et étroites. Un maniaque vaniteux qui semble vouloir défier la police mais qui va se heurter à plus fort que lui en la personne d’un Maigret qui lui tend un piège aussi audacieux que périlleux. C’est d’ailleurs sa femme qui sans le vouloir lui suggère l’idée après lui avoir donné à entendre que le meurtrier semblait se moquer de lui par orgueil et défi. Il est rare de voir l’épouse du commissaire au cinéma ; c’est ici l’excellente Jeanne Boitel qui l'incarne, ce qui permet aux auteurs d’enrichir leur conséquente galerie de mémorables personnages secondaires.
Car plus que dans le roman, les scénaristes dépeignent avec humanité et respect toute une ribambelle de pittoresques personnages de second plan avec leurs qualités et leurs défauts, issus du Paris gouailleur de l’époque, qu’il soit populaire ou bourgeois. On y côtoie des journalistes à la recherche du scoop plus que de la vérité, des commerçants que l’on désigne coupables un peu trop rapidement, des gigolos roublards mais attachants, des bistrotiers goguenards, des policiers sympathiques et débordés (parmi eux un tout jeune Lino Ventura), malmenés par la populace mais à qui le commissaire leur demande de s’en faire une raison plutôt que de s’en ‘venger’ ("Injure au représentant de l’ordre ? Mais mon pauvre vieux, personne peut blairer les flics, c’est vieux comme le monde, on n’emballe pas les gens pour ça"), des notables qui auraient besoin d’une affaire faisant moins de bruit ou alors plus vite résolue… Parmi les protagonistes principaux, Maigret bien entendu, qui malgré son autorité naturelle et l’habitude des affaires les plus poisseuses est sur le point de craquer, prêt à prendre sa retraite plus tôt que prévu. Malgré son empathie pour ceux qu’il traque et les gens de condition modeste en général, il ne peut s’empêcher de piquer une colère monstre (la séquence anthologique du "vous êtes bêtes") lors d’une confrontation finale assez dantesque entre lui et les trois membres de la famille Maurin dont on comprend très tôt - et ceci voulu par les auteurs - qu’ils pourraient avoir des relations assez proches avec le tueur : Lucienne Bogaert dans le rôle d’une mère acariâtre et castratrice, Jean Desailly dans celui de son fils névrosé et torturé qui a souffert psychologiquement de cette emprise, remarquable comédien mais qui parfois ici montre un jeu un poil outrancier, et enfin Annie Girardot parfaitement à son aise dans un de ses premiers rôles d’importance pourtant pas facile car à la fois trouble et troublant.
Plus que la trame policière assez classique et pas inintéressante mais à postériori un peu lourde surtout en ce qui concerne le portrait psychologique du complexe et pathétique assassin à l'âme troublée, c’est une œuvre d’atmosphère assez envoutante que nous délivrent Delannoy, Audiard et Rodolphe Maurice-Arlaud. L’on ressent très bien la moiteur des bureaux, la torpeur des travailleurs qui ont du mal à se mettre à leurs occupations, la chaleur oppressante qui règne sur ce Paris estival avec les femmes réunies à discuter sur des chaises devant leurs perrons, les enfants courant et jouant dans les petites ruelles sombres du quartier du Marais (il s’agissait de Montmartre dans le roman). Une enquête rondement menée, pleine de vie et de mouvement, qui démarre tambour battant, une course contre la montre sans temps morts et qui monte en tension, lancée par un flic intuitif et posé contre un dangereux criminel provocateur. Une œuvre portée par un scénario bien construit, des dialogues brillants et savoureux mais qui sonnent vrais, sans encore trop de mots d’auteurs - travers dans lequel tombera un peu trop facilement Audiard la décennie suivante -, une musique assez réussie de Paul Misraki (dont un air entêtant qui servira de mélodie à la chanson du générique), une mise en scène très soignée, sans esbroufe ni fioritures, un casting hors-pair dominé par un Jean Gabin sobre mais charismatique et une Annie Girardot d’une rare justesse dans un rôle pourtant aussi difficile qu’ambigu, une photographie en noir et blanc de toute beauté qui resplendit notamment lors de la dernière image de l’averse apaisante et purificatrice qui tombe sur un Maigret qui retrouve enfin le sourire. Un des très bons polars français des années 50.
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MAIGRET TEND UN PIEGE
Combo Blu-Ray/DVD
Sortie le 08 octobre 2021
Editions Coin de Mire