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Critique de film
Le film
Affiche du film

Madame Bovary

L'histoire

« C'est l'histoire d'une femme mal mariée, de son médiocre époux, de ses amants égoïstes et vains, de ses rêves, de ses chimères, de sa mort. C'est l'histoire d'une province étroite, dévote et bourgeoise. C'est, aussi, l'histoire du roman français. » Éditions Gallimard

Analyse et critique

Le Madame Bovary de Claude Chabrol commence par une dédicace, à sa mère. On ne saura pas si Madame Bovary c’est elle, mais il est en revanche visible que Chabrol ne reprend pas à son compte la formule, de toute façon apocryphe, qui identifie le personnage à son auteur. Il est ici plus question de fascination que d’identification. « Emma me poursuit depuis l’âge de treize ans. Avec elle, j’ai découvert l’amour et réussi mes examens. » De fait, son film, probablement l’adaptation la plus antiromantique du roman, s’avère beaucoup plus extérieur à la vie (intérieure) personnage que ne l’est le livre. Paradoxalement, ce recul, parfois presque glacial malgré la chaleur de l’enthousiasme qu’a Chabrol pour l’œuvre de Flaubert, tient à la fidélité sans failles de l’adaptation. Profitant des procédés quasi-cinématographiques du roman réaliste, qui trouvent une expression si achevée dans Bovary, Chabrol se sert du livre comme d’un guide strict pour le script et, avec une approche presque expérimentale malgré le classicisme que cela engendre, illustre, à la lettre autant que faire se peut.


Il en résulte deux conséquences malheureuses. Tout d’abord l’ironie de Flaubert, dont Chabrol est pourtant on ne peut plus conscient, passe difficilement de l’écrit à l’image (elle passe d’ailleurs au mieux quand c’est de l’écrit qui est filmé, comme la lettre de rupture de Rodolphe, ou l’enseigne de Homais se présentant comme un « Pharmacien de 1ère Classe »). Le montage alterné du discours des Comices Agricoles et du baratin de Rodolphe à une Emma enamourée, pourtant déjà présent dans le livre, ne produit en fait pas grand-chose sur le plan de la mise en scène. L’intention est visible, mais l’effet tombe à plat. Ce qui est férocité joyeuse et corrosive chez Flaubert devient sinistre chez Chabrol, qui alourdit l’écriture par son illustration. À de nombreuses reprises, le film ne dépasse ainsi pas le stade de l’intention. Ce point est peut-être le plus regrettable sachant que cette méchanceté alerte, vivante et paillarde, cette réjouissance devant la bêtise croquée par un esprit vif est ce que Chabrol doit tout au long de son œuvre à Flaubert, ce qui l’en rapproche le plus viscéralement. Toute sa filmographie doit à ce roman… et il était peut-être inévitable qu’il se casse (au moins partiellement) les dents à l’adapter une fois littéralement.


Le deuxième problème tient à la distance avec le personnage principal. Flaubert, pour mieux nous mener au dégoût qui finit par achever avec l’amertume de l’arsenic son héroïne, épouse sa rêverie, sa ferveur amoureuse, sa velléité, son incomplétude renversée en extase morbide. Aussi bête que soit la manière dont sa révolte s’incarne, Emma est elle-même en lutte contre la bêtise de Charles, de Homais, de la vie de province, en cela qu’elle a contrairement à cette inertie stupide une imagination (aussi dévoyée soit-elle, supposément par la lecture précoce des romans). Les pensées d’Emma sont ici citées par la voix-off, mais le résultat est souvent opposé en esprit à ce qui se passe alors dans le roman. Nous sommes extérieurs à elle, à son imaginaire, et elle se retrouve placée sur le même plan (de réalité sociale à laquelle elle ne pourra pas échapper) que les autres fats, butors et imbéciles sans imagination. Il en découle également un problème d’échelle : le Bal de la Vaubyessard (cela Chabrol le montre très bien) n’est par exemple en réalité pas très grand, c’est une noblesse périphérique étriquée à laquelle nous avons affaire (de même que le mieux pour l’opéra auquel les Bovary puissent rêver est Rouen, jamais ils n’envisagent même Paris les concernant). Or ce n'est pas ainsi (ou en tout cas pas la plupart du temps durant la soirée) qu’Emma le perçoit. C’est pour elle un émerveillement, le plus beau jour de sa vie selon ses dires. Il est impossible de rendre ces deux choses dans le même plan et Chabrol parvient à traduire la première (la réalité du lieu), non la seconde (comment un esprit peut l’enrichir pour soi).


Il y a autre chose que le réalisme, si minutieusement pratiqué, qui travaille le roman de Flaubert, qui est mis en dialectique avec : un romantisme constamment dénoncé (par la stupidité ambiante) mais incarné. Le film tient au mieux ses promesses quand il n’a pas lui-même à rendre ce déchirement – en penchant franchement pour la délectation devant la bêtise et la mesquinerie si actives qu’elles en inhibent tout romantisme (peut-on encore trouver du romantisme à Emma quand elle admire brièvement Charles pour une opération foireuse ?). C’est donc le cas concernant l’opération du pied bot, tentative de gloriole condamnée à l’opprobre, situation toute chabrolienne d’un personnage qui se condamne lui-même, encouragé par tous avant qu’ils ne se retournent contre lui. (C'est peut-être de Bouvard et Pécuchet dont Chabrol est le plus proche dans son adaptation quand il la réussit.) Ça l’est aussi concernant les échanges avec Lheureux, d’une vénalité sordide, cruel même, et surtout, dans son onctuosité, qui exprime sa haine avec une bonhommie terrifiante. Dans ces moments, Chabrol trouve comment exprimer la trépidation flaubertienne, cette excitation agressive, enjouée... notamment face à la fatuité de Homais (un Jean Yanne en forcément bonne forme) ou le cas désespéré de Charles (Jean-François Balmer au faîte du masochisme).


Puis il y a Isabelle Huppert, dont le visage et le physique collent si bien au personnage, qui participe du mieux qu’elle peut au sardonisme atroce de l’œuvre en jouant contre ce ton-là, c’est-à-dire avec un sérieux épuisant, déprimant, de celui des personnes qui ne comprennent pas, ou si mal, le grotesque de leur propre situation. Il y a eu à l’époque du Bovary de Chabrol une variation officieuse autour de ce roman : le Val Abraham de Manoel de Oliveira (adapté d’Agustina Bessa-Luís, qui a participé à l’écriture), dans lequel l’héroïne s’avère pleinement consciente de la dérision de sa situation, ce qui ne l’empêche pas le moins du monde de sombrer. L’amertume est un danger que des illusions soient perdues ou qu’elles ne soient même jamais venues pallier à des aspirations frustrées (plutôt que déçues, alors). L’ironie est ici à la fois plus subtile et plus opérante. Mais il est possible que ce ne soit pas vraiment l’ironie, au plus profond, que Chabrol recherche dans son adaptation. Il y a un fond de premier degré assumé à sa charge tous azimuts contre la bêtise, l’étroitesse d’esprit, la vulgarité terminale ou spécieuse (le bien inepte Léon empêtré dans ses bons sentiments qui n’engagent à rien, avant d'apprendre comment se comporter en homme du monde, c'est à dire en salaud). Ce n’est pas la fin de Barry Lyndon où un carton nous rappelle (avec élégance ou facilité, selon les sensibilités) que toutes ces personnes sont désormais les égales les unes des autres dans la tombe : Berthe, la fille de Charles et Emma, est une enfant mise au travail et Homais déambule tout fanfaron à Yonville avec sa nouvelle croix d’honneur. Failing upwards, selon la belle expression anglophone : il ne fait pas trop de doute que Flaubert (et un disciple ici trop obséquieux pour leur propre bien à chacun) parlent, et parleront encore pour un moment, de nous et de notre propre temps.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 13 juin 2022