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Critique de film
Le film
Affiche du film

Liliom

L'histoire

Julie tombe amoureuse de Liliom (« dur à cuire » en magyar), jeune homme séduisant et provocant qui fait le bonimenteur dans une foire de Budapest. Ils se mettent en couple mais Liliom se révèle vite être machiste et intéressé par son seul bien-être. Le jeune blanc-bec passe ses journées à traînasser et à procrastiner tandis qu'elle s'échine à tenir le foyer et à ramener un peu d'argent. Lorsqu'elle tombe enceinte, Liliom est d'un seul coup pris de remords, mais la seule solution qu'il trouve pour subvenir aux besoins de sa future famille est d'accepter de participer à un hold-up. Celui-ci tourne mal et Liliom, pour épargner la honte à Julie, se poignarde et meurt...

Analyse et critique

Entre 1927 et 1929, Borzage signe pour la Fox une série de chefs-d'œuvre inoubliables. 7th Heaven, Street Angel, The River, Lucky Star : autant de films qui, avec L'Aurore de Murnau, participent grandement à la renommée du studio. Seulement, cet élan créatif se trouve quelque peu brisé par l'irruption du parlant. Le monde du cinéma est sous pression et même si la Fox prend les devants en embauchant des acteurs ayant fait leur preuveau théâtre ou à la radio, Borzage doit faire profil bas le temps que le studio prenne ses nouvelles marques. (1) Alors qu'il était parvenu avec ses dernières réalisations du muet à imposer son style unique et à signer des projets très personnels, la Fox lui confie de manière plus ou moins forcée la réalisation de deux films : They Had to See Paris - premier rôle parlant du légendaire Will Rogers - et Song O' My Heart, un film musical prestigieux tourné en Irlande et bénéficiant d'un budget très conséquent. Borzage met de côté ses ambitions d'artiste et met en scène avec professionnalisme ces deux projets impersonnels mais importants pour le studio. Le succès - à la fois critique et public - des deux films permet à Frank Borzage de revenir à un cinéma plus proche de ses préoccupations, aussi bien thématiques qu'esthétiques. C'est ainsi qu'avec Liliom il reprend le fil d'une œuvre interrompue par l'irruption du parlant, de manière presque suicidaire économiquement tant l'heure n'est plus alors aux expérimentations formelles héritées du muet...

Borzage était parvenu à ce moment-là à déployer tout son art de metteur en scène, cristallisant toute sa science du cinéma, son goût pour les expérimentations formelles et laissant libre cours à ce lyrisme tragique qu'il a si profondément ancré en lui. Avec l'avènement du parlant, il a été contraint de faire machine arrière et de livrer deux purs produits de studios, et il entend avec Liliom reprendre les choses là où il les avait laissées. Le cinéma est en profonde mutation suite à l’intrusion du son, et nombre de films tournés lors des premières années du parlant sont comme paralysés par cette nouveauté technologique : tandis que certains sont aussi statiques qu’une pièce de théâtre filmée à cause de la lourdeur des équipements, d'autres reproduisent à l’identique les formules du muet, se contentant d’ajouter quelques dialogues ou bruitages, ce qui a pour effet de rendre ces films déjà désuets au moment même de leur sortie sur les écrans. Borzage est à la limite de rentrer dans cette deuxième catégorie, tant ce qui l'intéresse dans ce film est de renouer avec cet art de la stylisation à la frontière de l'expressionnisme qui marquait ses chefs-d’œuvre muets, et ce au risque de décontenancer un public qui n'est déjà plus si sensible à cette forme de cinéma.

Le cinéma sonore favorise une approche plus réaliste du septième art ; or Borzage, s'il a su démontrer qu'il savait briller dans ce registre, préfère travailler sur des atmosphères oniriques et le symbolisme. On peut même dire qu'avec Liliom il radicalise cette approche : tandis que l'on trouvait dans 7th Heaven ou Street Angel tout un versant presque naturaliste, ici l'imaginaire et le rêve envahissent chaque mètre de pellicule. L'aspect sonore est ainsi relégué à l'arrière-plan, les dialogues ne servant pas vraiment un film qui repose encore entièrement sur son visuel.

Borzage fait appel à Chester A. Lyons, chef opérateur avec qui il travaille régulièrement depuis le tout début des années 20 et qui a notamment signé la photographie de Lucky Star. Les deux hommes ne feront plus que quelques films ensemble, le célèbre directeur de la photographie s'éteignant prématurément en 1936. Côté direction artistique, Borzage travaille à nouveau avec Harry Oliver, pilier artistique du studio Fox qui a déjà fait des merveilles sur 7th Heaven. Grâce à l'apport de ces deux collaborateurs de prestige, le film est visuellement une indéniable réussite. Borzage joue admirablement sur l'abstraction des décors, sur leur géométrie. Tout le traitement du film consiste en une forte stylisation des lieux, des lumières, des cadres ou encore du jeu des acteurs. Il suffit de voir les captures jointes à ce texte pour s'en convaincre : Frank Borzage sait d'admirable manière développer l'intériorité de ses personnages par le seul usage des cadres et des décors qui les environnent. La manière dont l'arrière-plan ressort ou s'efface dans l'ombre, le placement des acteurs, la présence ou l'absence de lignes de fuite, la construction géométrique autour de la verticalité ou de l'horizontalité, le cadre dépouillé ou submergé d'objets, la profondeur de champ... c'est l'ensemble de ces éléments qui raconte l'histoire et les personnages et non des dialogues qui semblent pour le coup très superflus.

On retrouve également ces grands mouvements de caméra (la première découverte de la foire par Julie et son amie) ou ces placements originaux (la caméra prise dans le mouvement hypnotique du carrousel) qui portent indéniablement la patte de l'auteur des inoubliables travellings de Street Angel. Borzage a ce génie pour trouver les équivalents visuels aux émotions qui traversent ses personnages, des choses très simples, évidentes, comme la rencontre de Liliom et Julie sur le manège, le mouvement tournoyant qui les emporte suffisant à tout dire du coup de foudre qui les saisit. On retrouve également intacte cette façon unique qu'a Borzage de filmer en gros plan : une manière de saisir un visage, un regard qui nous donne la sensation de presque toucher l'âme de l'acteur à travers ses yeux.

Comme pour marquer encore cette volonté de raccrocher à cette série de films qui a fermé sa période muette, Borzage retrouve Charles Farrell et lui offre le rôle de Liliom. Le cinéaste pense bien entendu à Janet Gaynor pour lui donner la réplique, mais l'inoubliable interprète de Lucky Star est en conflit avec la Fox et ne peut honorer la proposition de celui qui a fait d'elle l'une des plus grandes actrices du muet. Elle est remplacée par Rose Hobarth qui a l'avantage de connaître la pièce sur le bout des doigts, ayant déjà interprété le rôle de Julie dans la première de la pièce aux Etats-Unis. Seulement, le courant ne passe pas entre le réalisateur et son actrice, ni entre celle-ci et Farrell. Rose Hobarth est professionnelle, convaincante mais elle n'est pas habitée comme l'était Janet Gaynor, si bien que l'on est très loin de l'apothéose des sentiments qui éclatait dans sa grande trilogie du muet. Il faut dire à la décharge des acteurs que le script de Liliom est assez problématique et que l'adapter se révèle au bout du compte être une fausse bonne idée de la part de Borzage. Le cinéaste a certainement vu dans la pièce du hongrois Ferenc Molnar d'immédiates correspondances avec son propre univers : l'irruption du fantastique dans un cadre réaliste, le monde des forains et des laissés-pour-compte, le pardon, l'ascension... Tout cela est bien présent mais la pièce - qui reçut un accueil glacial lors de sa présentation en 1909 – est dès l'origine peu convaincante.

Michael Curtiz a déjà essayé de l'adapter dans une production hongroise de 1919, mais celle-ci s'est trouvée soudainement interrompue par la guerre. A l'occasion de sa première américaine à Broadway, la pièce fait l'objet en 1921 d'une nouvelle adaptation, cette fois hollywoodienne et sous le titre A Trip to Paradise, avec Maxwell Karger derrière la caméra. Mais la version la plus connue des cinéphiles et du public restera celle que Fritz Lang met en scène en 1933 pour le compte d'une filiale de la Fox, Borzage ayant entre-temps essuyé une cuisant échec avec sa propre adaptation, échec qui donne raison au studio qui voyait d'un mauvais œil ce projet. Pour la Fox, l'histoire de Molnar pose deux grands problèmes : l'aspect fantastique qui a déjà décontenancé les spectateurs de théâtre et qui risque de perturber encore plus ceux du cinéma parlant et le fait que le héros – et donc la star maison Charles Farrell – disparaisse à la moitié du film ! Borzage a bien sûr eu raison de tenir sur ces deux points qui sont la substance même de Liliom, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait mieux valu tout simplement qu'il pose son dévolu sur une histoire moins caricaturale et simpliste.

L'écriture du script est confiée au novice S.N. Behrman et à Sonya Levien qui, elle, a déjà une longue carrière de scénariste derrière elle et qui a collaboré avec Borzage sur Lucky Star. Leven est l'archétype de la scénariste de studio (elle passera après la Fox dans les années 30 par la RKO, la Warner et la MGM), ce que deviendra également Behrman qui travaillera sur des titres aussi divers que La Valse de l'ombre ou Quo vadis. Ils se contentent ici d'adapter, sans regard personnel, la pièce de Molnar, suivant en cela les vœux du cinéaste qui souhaite rester le plus fidèle possible à l'auteur hongrois. Frank Borzage refuse ainsi de céder aux injonctions de la « Motion Picture Code » qui lui demande de nombreuses coupes ou modifications : il garde l'idée, choquante pour l'époque, d'une fille-mère et s'amuse même à mettre en scène de manière plus que suggestive la rencontre de Julie et Liliom sur un manège. On retrouve dans ces deux exemples la volonté du cinéaste de ne pas céder au puritanisme, aux codes religieux interdisant l'amour libre, ainsi que son courage lorsqu'il s'agit d'évoquer la sexualité dans l'environnement pourtant très pudibond du cinéma américain. Le film sera d'ailleurs purement et simplement interdit dans les pays du Commonwealth à cause de la manière dont y sont représentés les cieux. Dans d'autres pays, comme la France, il est distribué dans une version amputée de toute la partie fantastique, le film se terminant avec la mort de Liliom ce qui est une aberration totale.

Comme dans L'Heure suprême, L'Ange de la rue ou plus tard des films comme Trois camarades ou L'Adieu aux armes, Borzage joue sur la porosité entre un style réaliste (le quotidien difficile des petites gens) et ce qui tient de l'imaginaire ou du spirituel (le purgatoire, le train céleste, les anges…), traitant sur un quasi même plan le monde trivial des hommes et les visions de l'au-delà, à l’inverse de Fritz Lang qui décidera pour sa part de scinder violemment son film en deux parties aux esthétiques opposées. Toujours présent chez Borzage, l'aspect mystique aura de plus en plus d'importance au fil des années et prendra de plus en plus de place dans ses films, jusqu'à en rendre certains indigestes voire ridicules. Mais pour l'heure, et même si l'on sent que la balance penche déjà fortement du côté mystique, Liliom se nourrit de ces deux courants, l'idée de purgatoire correspondant bien à cette place entre la terre et les cieux, entre le trivial et le divin où se situe le film.

La façon dont Borzage visualise les cieux est directement issue des pensées de Liliom, le train et les rails correspondant à des images qui l'obsédaient pendant sa vie terrestre. Liliom est un fanfaron mais c'est aussi un homme qui doute, et sa vision de l'existence se concentre dans deux images : celle du carrousel qui tourne sur lui-même et celle des rails qui filent en ligne droite et disparaissent dans la nuit, l'inconnu. Liliom est prisonnier du confort d'une petite vie routinière, il est l'homme à femmes, le hâbleur au mille succès amoureux. Il se laisse porter par la vie, persuadé que celle-ci lui offrira tout sur un plateau. Lorsqu'il rencontre Julie, l'image des rails commence à le hanter. Il se rend compte de la futilité de sa vie et aspire à autre chose, un ailleurs, une existence plus riche, plus remplie. Dès lors, il est partagé entre son naturel égocentrique et l'envie de construire quelque chose avec Julie, entre la peur qu'entraîne le changement et l'impossibilité de continuer ainsi à tourner en rond. Il ne sait pas ce qu'il y a au bout de ce chemin, il ne voit pas où mènent les rails, mais cet ailleurs l'attire irrésistiblement. La mort est ici l'incarnation de cet inconnu et, paradoxalement, la continuation de la vie, les rails et le train faisant dans l'imagerie du film le lien entre la Terre et le royaume des cieux.

Si le film recoupe bien les grandes thématiques du cinéaste (la compassion, le pardon, l'amour fou), celles-ci sont mises en œuvre à travers des situations trop simplistes qui ne laissent finalement, malgré leur aspect fantastique, que peu de place au mystère et à l'imagination. Le parcours de Liliom est par trop exemplaire pour vraiment convaincre, et les péripéties du scénario par trop artificielles pour que l’on accepte complètement la fable. Autant de défauts rédhibitoires auxquels il convient d'ajouter une morale plus qu'embarrassante qui se résume à l'idée que l'amour fait que l'« on peut être frappé, frappé et encore frappé et ne pas sentir les coups »... Mais Liliom recèle de telles beautés et fait preuve d'une telle inventivité que l’on pardonnera les faiblesses du récit pour se laisser porter par la poésie de ses images.


(1) Hervé Dumont développe cette période de transition dans son indispensable Frank Borzage, Sarastro à Hollywood.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Borzage à travers ses films - Partie 1 : le temps du muet

Par Olivier Bitoun - le 20 février 2011