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Critique de film
Le film
Affiche du film

Lettre d'amour

(Koibumi)

L'histoire

Après guerre. Reikichi (Masayuki Mori), un soldat démobilisé, vit chez son frère cadet dans son appartement à Tokyo. Homme brillant, il vit pourtant de petits boulots de traduction que lui amène son frère. Toujours marqué par le conflit mondial récent, il est également obsédé par Michiko (Yushiko Kuga), une amie d’enfance qu’il a aimée avant la guerre et qui a été obligée de se marier durant son absence. Errant dans les rues de Tokyo à la recherche de son amour perdu, il rencontre un ancien camarade de régiment qui lui offre de l’aider dans son travail d’écrivain public. Ils rédigent des lettres en anglais pour les jeunes femmes abandonnées par les G.I. américains à qui elles réclament de l’argent. Un jour, Michiko fait irruption pour qu’on lui écrive une lettre…

Analyse et critique

Pour son premier film - qui représentera le Japon à Cannes en 1954 - Kinuyo Tanaka prend pour cadre urbain de son histoire le Tokyo de l’après-guerre dont elle brosse un magnifique portrait empreint de néoréalisme, les premiers plans montrant d’emblée que le film a été tourné en extérieurs réels, le plus souvent dans l’effervescent quartier de Shibuya avec ses vendeurs ambulants, ses minuscules échoppes éphémères, ses chaussées non encore goudronnées et ses logements de fortune, lieux que l’on retrouve souvent dans le cinéma de Mikio Naruse. Ce dernier, qui a grandement aidé Kinuyo Tanaka à se lancer dans la carrière de réalisatrice, s’est d’ailleurs rendu sur le tournage pour mettre en boite quelques plans. Il y a en quelques sorte deux films assez différents dans Lettre d’amour : le premier est une sorte de document sociologique sur le Tokyo de cette période difficile pour les Japonais : celle des femmes ayant dû se débrouiller pour survivre durant le conflit suite à la mort au front de leurs époux et qui continuent de le faire quitte à en arriver jusqu’à escroquer leurs anciens amants de passage, les G.I. américains à qui elles soutirent de l’argent ; celle des hommes encore traumatisés par la violence des combats et qui ont du mal à reprendre une vie civile dans ce "chaos sociétal d'après-guerre" comme le décrit Yola le Caïnec au sein des bonus du coffret ; et tout un tas d’autres petits détails très intéressants - comme par exemple cette spéculation sur les revues occidentales - que nous donnent à voir et à nous faire connaitre Tanaka et son scénariste Keisuke Kinoshita et qui font que pour ceux qui ne sont pas habitués au cinéma japonais, ce premier film pourra paraître ‘exotique’ malgré la grisaille d’ensemble du tableau.


Après une très longue mais passionnante mise en situation quasi documentaire (une bonne demi-heure), l’autre facette du film se dévoile au spectateur et c’est celle du mélodrame. Cette histoire d’amour contrarié met en scène Reikichi, un homme psychologiquement instable et résigné, ancien marin démobilisé qui, entre deux petits boulots n’a de cesse d’aller essayer en pleine ville de se retrouver face à face avec Michiko, son amie d’enfance avec qui il a eu une grande histoire d’amour avant la guerre et dont il a depuis perdu la trace ; cette dernière a entre-temps été obligée d’accepter un mariage arrangé par sa famille, a perdu son époux mort au combat et a ensuite fréquenté un soldat américain avec qui elle a eu un enfant. Reikichi tombe sur elle par hasard alors qu’il faisait une sieste à l’arrière du petit local dans lequel il travaille en tant qu’écrivain public ; sans immédiatement la reconnaître il l’entend alors dicter à son collègue et ami une lettre dans laquelle pour pouvoir s’en sortir financièrement elle demande de l’argent au G.I. avec qui elle a eu une liaison. Les deux amoureux finissent par se retrouver mais, alors que Reikichi rêvait depuis plusieurs années au bonheur qui découlerait de cet instant, après une brève pause extatique c’est une certaine aigreur qui fait surface : il lui reproche très acerbement de ne pas avoir cherché à le revoir après le décès de son mari, d’avoir eu une relation avec un Américain et enfin de ne plus avoir de fierté au point de s’abaisser à réclamer de l’argent à un homme. Son frère et son ami le rabroueront avec vigueur pour avoir été si bête et ne pas avoir saisi la chance de pouvoir renouer avec le grand amour de sa vie, la réalisatrice pointant à cet instant du doigt avec subtilité la difficulté des hommes à se remettre en question ou à sortir du carcan des codes patriarcaux ancestraux mais sans aucun jugement ni sur les uns ni ni les autres, plutôt au contraire compréhensive envers chacun.


La séquence des retrouvailles de Michiko et Reikichi dans une rame de métro bondée prouve l’aisance de la réalisatrice dans le maniement de la caméra - son lyrisme étant souvent enfoui sous beaucoup de pudeur - tout comme la scène encore plus mémorable sous la pluie au cours de laquelle Michiko et le frère de Reikichi se rencontrent alors qu’ils se trouvent sur les rives opposées d’un canal 'bucoliqu'e, ou encore ce long plan fixe voyant Michiko, après une dispute avec Reikichi, s’en aller sans se retourner jusqu’au fond du cadre, s’évanouissant petit à petit dans la brume lointaine du parc. Le jeu tout en sobriété de Masauyki Mori et celui tout aussi remarquable de Yoshiko Kuga (à qui la réalisatrice offre quelques sublimes gros plans) font que le couple fonctionne à merveille ; sauf que malheureusement les deux comédiens seront rarement réunis à l’écran. Leurs partenaires les secondent néanmoins parfaitement bien, que ce soit Juzo Dosan qui tient le rôle du jeune frère volubile de Reikichi (qui apporte un peu de légèreté au sein d’un tableau global assez sombre) ou encore JuKichi Uno qui interprète l'ami l’ayant aidé à trouver un travail stable. Malgré un certain déséquilibre entre les deux aspects du film, le drame romanesque prenant à mi-parcours un peu trop le pas sur la description de la société japonaise de l'immédiate après-guerre avec notamment une surenchère dramatique dans le final, Lettre d’amour s’avère être un très beau premier film à la mise en scène fluide et élégante, non dénuée pour autant de moments de pures fulgurances stylistiques et de délicats mouvements de caméras, la réalisatrice portant un regard empathique, mélancolique et naturaliste sur ce Tokyo meurtri, témoins ces deux amoureux qui ne parviennent qu'avec beaucoup de difficultés à recoller les morceaux.

Lire le dossier 6 films de Kinuyo Tanaka

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 7 novembre 2022