L'histoire
Le Japon de l’après-guerre. Les sœurs Munakata se rendent à Kyoto, là où leur père (Chishû Ryû) est condamné à mourir d’un cancer à brève échéance. Les deux femmes sont très dissemblables. L’aînée, Setsuko (Kinuyo Tanaka), est gérante d’un bar à Tokyo mais incarne la tradition ; elle s’est mariée par convention avec un homme (Sô Yamamura) qu’elle n’aimait pas forcément et regrette de ne pas avoir osé quelques années auparavant avouer son amour à Hiroshi (Ken Uehara), d’autant que son époux revenu du front est de plus en plus violent, alcoolique et taciturne surtout par le fait de ne pas parvenir à retrouver d’emploi. Sa sœur cadette, la pétulante Mariko (Hideko Takamine), qui travaille avec son aînée, clame au contraire à tout va sa modernité qui passe par l’occidentalisation de ses mœurs et de sa façon d’être. Sans l’aval de la principale intéressée, Mariko va cependant tout mettre en œuvre afin que sa grande sœur puisse former un couple avec Hiroshi…
Analyse et critique
Les Sœurs Munakata est le deuxième des treize films de la période la plus riche et la plus admirée du cinéaste, celle que l’ont fait majoritairement débuter l’année précédente avec Printemps tardif, encore aujourd’hui considéré comme l'un des sommets de son œuvre. Film certes magnifique, cependant à mon avis plombé par quelques très longues séquences assez austères, dont une particulièrement interminable de théâtre No qui décontenancera probablement une bonne partie des spectateurs occidentaux peu habitués à cet art de la culture japonaise. Ce préambule pour dire que, sans aucunement dénigrer ce classique qui n’a pas volé sa réputation, loin s'en faut, il n’est pas nécessairement honteux ni interdit de lui préférer certains de ses films suivants, tels les plus universels Eté précoce, Printemps précoce mais également le film qui nous concerne ici, le seul des treize à avoir mis plus longtemps à arriver chez nous, jusqu’à tout récemment encore inédit, tout au moins sur support physique. Considéré par beaucoup comme mineur, je le conseillerais au contraire à beaucoup comme porte d’entrée dans l’univers de cet immense cinéaste qu’était Yasujiro Ozu.
Le réalisateur abandonne pour l’occasion le studio de la Shochiku pour la Shintōhō qui lui octroie l’un des plus gros budgets qu’il aura dans toute sa carrière (même si ce n'est pas flagrant à l'écran), une offre lucrative pour une production de prestige tournée dans plusieurs lieux (Tokyo, Kyoto, Kobe ou Nara) avec à la clé parmi les plus grandes stars japonaises de l’époque. On y croisera ainsi Hideko Takamine plus connue pour ses films sous la direction de Mikio Naruse ainsi que Kinuyo Tanaka qui après sa fructueuse collaboration avec Kenji Mizoguchi n’allait pas tarder à se lancer dans la réalisation, fait peu négligeable pour le Japon des 50's. Parmi les rôles masculins le jeune premier Ken Uehara ainsi que Sô Yamamura, sans oublier Chishû Ryu qui restera jusqu’à la fin l’un des comédiens fétiches d’Ozu, tenant à de très nombreuses reprises dans ses films le rôle du père voire du grand-père. Les Sœurs Munakata n'abordant pas, une fois n'est pas coutume, la thématique des conflits générationnels, Ryu est ici un peu en retrait même si l'importance de son personnage est considérable pour le déroulement du récit : c’est d’emblée lui qu’iront voir les deux sœurs à Kyoto en tout début de film, son médecin les ayant appelé pour leur annoncer la mort prochaine de leur père. Il réapparaît une seconde fois à mi-parcours, expliquant et faisant comprendre à sa fille cadette les différences entre tradition et modernité, l'importance que les deux ont à cohabiter, pour conclure que ni l’une ni l’autre des deux sœurs ne détient la vérité et qu’elles sont en fait tout à fait complémentaires, ce qui se vérifiera dans la toute dernière et sublime séquence.
Car le thème principal des Sœurs Munakata - très librement inspiré d’un roman de Jirō Osaragi, dont il ne garde parait-il que le postulat de départ - est bien l'opposition entre tradition et modernité que le réalisateur décline à plusieurs niveaux et sous plusieurs formes, non seulement à travers l'antagonisme entre les deux sœurs mais aussi celui entre le mari de Setsuko et l'homme qu'elle a toujours secrètement aimé depuis son adolescence, les quatre personnages étant en quelque sorte les représentants des différentes strates de la société japonaise chamboulée et malmenée de ce début des années 50. Très attachée aux traditions, Setsuko, l’aînée, s’est autrefois pliée à un mariage arrangé alors qu’elle était amoureuse de longue date d’un ami d’enfance, ancien flirt parti voyager un peu partout dans le monde et depuis revenu au Japon pour vendre des meubles occidentaux. Setsuko préfère tricoter plutôt que lire des revues, s’habille en kimono et, malgré son métier (gérante d’un bar), reste résignée à son sort de femme mal-mariée et soumise à son époux, même si ce dernier est devenu violent, alcoolique et taciturne depuis son retour de la guerre, ne parvenant pas à retrouver un emploi malgré un statut d'ingénieur, ou plutôt, toujours traumatisé, préférant en rester à la bouteille et à la paresse, comme il l’avouera cyniquement dans un de ses moments de désespoir. Impassible et flegmatique, plus tournée vers la contemplation à l’instar de son père, Setsuko survit mais n'est pas heureuse d’autant qu’elle a du mal à joindre les deux bouts, le propriétaire des locaux de son bar lui réclamant des sommes qu’elle n’a pas. Pour ne pas fermer son établissement dans lequel travaille également sa sœur, elle se verra dans l’obligation de demander de l’aide à son ami d'enfance... sauf que le mari entretenu imagine alors un adultère qu’il lui fera payer par une cruelle violence verbale et de retentissantes gifles. Scène détonante chez Ozu, peu habitué à nous mettre devant les yeux des séquences d’une telle noirceur.
Face à la placide Setsuko, l’extravertie Mariko, 20 printemps, de quinze ans sa cadette, incarne la farouche et fougueuse modernité, n’hésitant pas à se donner en spectacle comme pour contrer toute austérité : s’habillant à l’occidentale, se faisant coquette, fumant, s’estimant une femme émancipée par son franc parler, son exaltation, son égoïsme assumé et la mise à terre des tabous. Hideko Takamine n’est absolument pas pénible dans un rôle qui lui tendait le piège du cabotinage outrancier, mais au contraire avec un abattage spontané s’avère assurément irrésistible et d’une grande drôlerie, notamment lorsqu’elle imite théâtralement ses interlocuteurs ou mime des situations qu’elle imagine s’être passées, lors des séquences que l’actrice partage avec le sympathique Ken Uehara, liant avec son personnage bienveillant des relations d’amitié assez touchantes, essayant par tous les moyens de le décider à former un couple avec sa sœur, persuadée – à raison - qu’ils se sont toujours aimés sans se l’avouer, ce qui la désespère. Faisant table rase du passé, elle ne vit qu’au présent et accuse sa sœur d’être vieux jeu, cette dernière lui rétorquant pleine de sagesse : "la modernité, c'est ce qui ne vieillit pas avec le temps". Pour en revenir au jeu des deux actrices, si Hideko Takamine nous surprend - car peu habitué à la voir camper ce genre de personnage très expansif dans les films de Naruse - et apporte fraîcheur et dynamisme à l’ensemble, Kinuyo Tanaka n’est pas en reste et n’a évidemment pas à rougir de sa prestation expressément bien plus sobre, formidable de retenue, de délicatesse et de sensibilité.
Si Ozu prouve une fois encore son féminisme avant l’heure, ayant souvent offert aux femmes les plus beaux rôles de ses films, les plus marquants, les deux personnages masculins sont également richement décrits. Plus que le jeune amoureux transi symbolisant lui aussi la percée de l’occident par son métier (il vend des fauteuils, tables hautes et même des objets en provenance de Bretagne), c’est surtout le mari qui restera gravé dans nos mémoires, faisant basculer le film d’un ton léger et guilleret vers une deuxième heure qui s’assombrit. Cela caractérise un opus décidément un peu à part dans la filmographie de Ozu, où le mélange des tons est vraiment plus flagrant ici que dans la plupart de ses films suivants. Mimura est un homme amer qui a été rudement marqué par le conflit mondial, humilié par la défaite, un ingénieur au chômage qui se considère désormais comme inutile à la société, alors rendu agressif, taciturne, méchant et alcoolique. Le film ne brasse d'ailleurs pas que la thématique de l’opposition entre traditionnel et moderne, passé et présent, puisqu'il décrit aussi avec lucidité les traumatismes que la Seconde Guerre Mondiale a engendré chez ceux qui y ont participé ou chez ceux qui l'ont tout simplement subi. Abordant la maladie, l’alcoolisme, la mort et la violence conjugale, le film ne sombre cependant jamais dans le morbide ni le misérabilisme, comme certains de ses films précédents (Une femme dans le vent par exemple). À de rares exceptions, grâce au talent de son scénariste et de ses comédiens, l’atmosphère reste toujours assez légère et du coup, à l'instar du personnage de Mariko, assez déconcertante - surtout au vu des virages parfois mélodramatiques pris par l’intrigue.
Le final de ce film, à la mise en scène et aux cadrages irréprochables, s’avère également l’un des plus émouvants de sa filmographie, après une situation dénouée à l’encontre de tout ce que nous aurions pu imaginer voire même souhaiter, comme l’explique très bien Jean-Michel Frodon dans le passionnant bonus contenu sur le Blu-ray, mais que j'éviterais de vous dévoiler. Il ne faut jamais se mentir à soi-même ; c’est là que réside le secret du bonheur ou tout du moins de l’apaisement, semble vouloir nous dire Yasujiro Ozu au travers du personnage de Setsuko, lors de ces dernières minutes. Si tout ou presque oppose les deux sœurs, point trop de schématisme chez Ozu car après avoir confronté leur vision du monde, de la vie et de l’amour, les Munakata finissent par converger vers un point de conciliation qui les satisfera l’une et l’autre, au point de se retrouver et de repartir à nouveau ensemble vers l’essentiel, tout simplement le bonheur de vivre. Cette conclusion se concrétise au travers de ce dernier plan d’une sublime simplicité, celui où les deux jeunes femmes s’émerveillent de la teinte mauve qu’ont pris les montagnes au-dessus de Kyoto. Un face à face magnifique et passionnant entre ces deux grandes comédiennes, et pour ma part l’un des Ozu les plus attachants de sa prolifique filmographie.