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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Sièges de l'Alcazar

L'histoire

Guy Moscardo, ancien critique aux Cahiers du Cinéma, se souvient de l'Alcazar, ce cinéma de quartier qu'il fréquentait assidument et où il a un jour rencontré Jeanne Cavalero, journaliste à Positif. Il se souvient de cet amour impossible, né du cinéma et détruit par lui...

Analyse et critique

Régulièrement, Luc Moullet réalisateur fait des clins d’œil au petit monde de la critique cinématographique. C'est ainsi que dans Un steak trop cuit, Françoise Vatel déchirait un numéro des Cahiers et que notre réalisateur apparaissait déguisé en Godard. On se souvient également que dans Brigitte et Brigitte, ses deux héroïnes s’improvisaient critiques, s’amourachant du cinéma américain alors que leur professeur d’université (interprété par Eric Rohmer) leur avait commandé un exposé sur la nocivité de ce même cinéma. A force de tourner autour de la cinéphilie dans ses réalisations, il était logique qu’un jour Moullet consacrât l'un de ses films à ce sujet.

Le titre, Les Sièges de l'Alcazar, fait allusion au célèbre siège de l'Alcazar de Tolède qui opposa  les insurgés du coup d'Etat militaire, mené par le général Moscardo, aux troupes républicaines. Un des évènements les plus célèbres de la Guerre d'Espagne que Moullet reprend à son compte pour raconter une autre guerre, toute aussi terrible, toute aussi sanglante : celle qui oppose Les Cahiers du Cinéma et Positif...

Tolède devient Paris et l'Alcazar, où se réfugie le héros du film, le bien nommé Guy Moscardo (1), n'est plus le palais fortifié où s'étaient retranchés les miliciens de Franco mais un cinéma de quartier, repère des cinéphiles forcenés de la capitale. Moscardo, critique aux Cahiers, est le maître des lieux. Du moins le spectateur le plus exigeant et fidèle de cette place forte de la cinéphilie. Moscardo y trouve la meilleure programmation de toute la France, sans même que le directeur n'en ait conscience, comme « sans le savoir, Feuillade réalisait des chefs-d'œuvre. »

Intransigeant, il se bagarre avec le caissier pour avoir une place au premier rang, un rang pourtant réservé aux enfants mais qu'il réclame car ce sont les meilleurs places. On découvre à l'occasion de cette scène très amusante, où Moscardo se confronte aussi bien au caissier qu'à l'ouvreuse, qu'une véritable hiérarchie des places avait alors cours, des sièges en mezzanine qui sont les plus chers de la salle jusqu'au trois premiers rangs proposant des tarifs au rabais (les rangs « au service de l'indice »). Si l'ouvreuse surveille de près les clients qui sont tous des resquilleurs en puissance, elle n'a pas à s'en faire pour Moscardo pour qui il est inconcevable de « dépenser plus pour avoir une image plus petite » !

Puis c'est la valse des bonbons et les sachets qui craquellent, les pubs qui envahissent l'écran, le court métrage (que notre héros subit un bandeau sur les yeux)...déjà à l'époque, le chemin était long et douloureux pour parvenir jusqu'au film ! Et c'est sans compter sur les pépins techniques, le je-m'en-foutisme du projectionniste qui a la flemme de changer d'objectif entre le documentaire en 1.33 et le film en 1.66, les gamins qui hurlent à la vue de John Wayne, les bobines de films escamotées pour gagner du temps sur les séances du dimanche, la salle que le patron refuse de chauffer sauf pour l'entracte pendant lequel celui-ci est poussé à fond pour que les spectateurs se ruent sur les esquimaux (les confiseries étant, comme dans un multiplexe aujourd'hui, l'endroit où l'exploitant fait son beurre, le film n'étant qu'un produit d'appel)... L'Alcazar a tout de l'enfer pour le cinéphile, mais malgré tout ce cinéma est LE cinéma de Guy Moscardo. Cette citadelle, il en connaît chaque recoin, chaque secret, et il a même donné des noms aux sièges (Castor, Pollux, Titanic, Élastique, les deux fauteuils Cupidons). Guy Moscardo est ici chez lui et rien ne laissait présager que l'ennemi allait un jour pénétrer la forteresse. Mais c'est au son d'une musique hitchcockienne qu'apparaît soudainement en amorce du cadre la veuve noire, la femme fatale du récit : Jeanne Cavalero, critique à Positif !

Luc Moullet construit son film autour de deux lignes, signant d''une part un très beau et amusant hommage au lieu cinéma, se moquant gentiment d'autre part des critiques et des chapelles. Rien de nouveau, on connaît tous cette guerre des clans, les pré-carrés, les poses, la mauvaise foi, la propension du critique à défendre le cinéaste que l'ennemi méprise. Mais Moullet le fait avec humour et amour, sans esprit vachard, sans faire dans le règlement de comptes, sans regarder ce petit monde de haut. Pour lui, la critique de cinéma est une maladie mentale et c'est ce qui l'amuse, c'est ce qui fait qu'il en fait partie. Ainsi, quand pour une projection d'un film de Cottafavi les trois premiers rangs de la salle se remplissent de critique, Moscardo est à la fois heureux d'avoir convaincu ses collègues et énervé que le réalisateur ne soit plus qu'à lui. Schizophrénie symptomatique du cinéphile qui est aussi un homme frustré, timide, péremptoire, extrémiste... Bref, tout entier à sa passion comme cet ami de Guy qui fête l'obtention de sa carte verte en déclarant qu' « il y a trois grands jours dans la vie : la naissance, le premier article et la carte verte. »

La rencontre entre Moscardo et Cavalero c'est Romeo et Juliette chez les cinéphiles, avec les Cahiers et Positif en guise de Montaigu et Capulet. Entre le deux revues c'est la guerre, et Jeanne a pour commande un article sur « la cinéphilie et son substrat réactionnaire » qui vise bien entendu l'idéologie des Cahiers. Mais Moscardo tombe sous le charme de l'ennemie, doutant (« Elle déteste les films que j'aime, comment pourrais-je être amoureux d'elle ? ») mais finit par voir dans ses rêves les couvertures des deux revues se mélanger. L'amour l'emporte vraiment lorsqu'il détourne les yeux de l'écran, oubliant la projection d'un film de Cottafavi pour embrasser sa voisine... Un trahison au Dieu cinéma qui ne manque pas de se manifester en faisant brûler la copie dans le projecteur ! Un signe qui rappel à l'ordre Moscardo qui comprend que s'il se sentait attiré par Jeanne, c'est simplement qu'il voyait en elle la possibilité de joutes infinies autour des films !

Pas de guérison donc à la cinéphilie qui demeure une maladie incurable. C'est la morale de ce film très drôle, tout simple, certes ironique mais avant touchant et personnel.


(1) Interprété par Olivier Maltinti qui deviendra un habitué de l'univers de Moullet (Le Système Zsygmondi, Toujours plus, Les Naufragés de la D17, Le Prestige de la mort...)

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 9 janvier 2014