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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Proies

(The Beguiled)

L'histoire

John McBurney (Clint Eastwood), soldat nordiste blessé, est recueilli dans un pensionnat sudiste pour jeunes filles. Il joue de son charme pour ne pas être dénoncé une fois soigné. D'abord fructueuse, l'entreprise finit par le mettre dans de plus sales draps encore.

Analyse et critique


Si Sergio Leone est une influence reconnue sur l’œuvre d’Eastwood cinéaste, il est un autre metteur en scène pour lequel il fit l’acteur à avoir décisivement exercé une tutelle sur son interprète : Donald Siegel. Leur collaboration est la matrice d’une image troublée de l’acteur, que lui-même en tant que réalisateur se plaira à obscurcir encore, entacher jusqu’aux limites de l’identification. Eastwood / Siegel ont, en duo, fait les films qui valurent au comédien républicain de se faire (à tort) taxer de fasciste, avant que les mêmes films ne se voient mis de côté pour alimenter (tout aussi faussement) l’image d’un Eastwood qui ne serait pas, ou plus, de droite. Il a beau avoir évolué, ces fondements restent, racines mortifères où, loin du jeu adouci qu’il affinera au gré des années (car la douceur d’Eastwood n’est pas à nier), s’exprime un âpre corps-à-corps avec soi-même, aux confins de la haine de soi : Eastwood n’aime pas beaucoup le mâle en lui, tout autant qu’il paraît inéluctablement fasciné par sa propre masculinité. Les Proies traite un postulat qu’il prolongera (et approfondira) lui-même avec Un frisson dans la nuit : un homme use et abuse du pouvoir de séduction qui, presque absurdement, lui est conféré, jusqu’à ce que cet usage et abus ne se retournent contre lui-même, n’en fassent une figure ultimement émasculée.


Rayon trouble de l’identification, le film fait assez fort, n’attendant pas ses cinq premières minutes pour montrer un soldat de l’Union blessé embrasser la fillette de douze ans achoppant sur lui. Le personnage a beau être "du bon côté", il n’en est pas moins une crapule peu ou prou invétérée, justifiant la méfiance des pensionnaires sudistes. Elles qui mélangent bourrage de crâne, propagande de guerre absurde (les Nordistes auraient des « queues » au sens le plus littéral du terme) à une crainte - fondée - du viol en temps de guerre. En plein conflit, elles ne sont plus en sécurité, cela face à n’importe quel soldat, de quelque camp qu’il soit. Le brouillage, tout en flirtant avec une confusion morale et politique, dit une vérité des périodes de conflit, de l’abomination guerrière. Siegel se coltine de désagréables porosités, n’hésitant pas ce faisant le recours à une certaine misanthropie. Il n’y a pas beaucoup de "sympathie" pour qui que ce soit dans cette comptine empoisonnée. Film de bayou, à la langueur toxique, où la douceur elle-même alanguit, piège et paralyse. A mi-chemin entre Pique-nique à Hanging Rock, pour les élans enfiévrés, et Wild Things, pour une sensualité désespérément moite, franchement vulgaire au besoin.


Introduit dans un gynécée par principe hostile (l’institution étant du côté esclavagiste que le sien combat), un soldat espère y gagner les faveurs lui permettant de ne pas être dénoncé comme il se devrait. Il joue pour cela à chaque pensionnaire, le soignant ou lui rendant visite de son plein gré, un morceau différent. Les numéros de pipeau, paraissant d’abord peu efficaces, finissent par faire mouche sur certaines. De la directrice de l’école à sa plus jeune pensionnaire, plusieurs portes de sortie semblent s’offrir... A ceci près qu’elles se contredisent entre elles. S’il s’expose avec quiconque, il se trahira auprès des autres. Dilemmes difficilement solvables, qu’une impulsion irréfléchie (une visite à la plus offrante sexuellement) résout en l’envoyant, par un concours de circonstances, tout en bas d’un escalier. S’ensuit l’amputation d’une jambe que, de rage justifiée (que le film soutient) ou de paranoïa (qu'il ne traite pas sérieusement), l’hôte perçoit comme une castration concertée. Celui-ci se lance dans une revanche au vitriol sur chacune d'elles, aboutissant à son propre empoisonnement. De blessé à invalide, d’invalide à dépouille, le corps-Eastwood est progressivement affaibli, diminué.


L’envers des photos sépia de la guerre de Sécession est incarné ici par un être veule, opportuniste, manipulateur à souhait qui, verdict sans appel dans le cinéma américain dominant, échoue simplement. Siegel œuvre à un conte étrange où les "vertus" guerrières révèlent leur laideur ramenées dans la vie civile (ou ce qui s'en approcherait) - dispositions égoïstes, fourbes, cruelles, libidineuses. Il est déplaisant d’offrir pour cadre à ce constat un conflit ayant à son centre un enjeu de droits humains, où s’est décidé l’abolition de l’esclavage (discutée avec une domestique noire, captive pour le moment consentante d’une institution obéissant aux Confédérés, dont le discours paraîtra moins étrange à se rappeler qu'elle était initialement métissée dans le roman de Thomas Cullinan)... cela d’autant plus que les retombées de la guerre civile n’ont pas encore été pleinement résolues. Dans le même temps, le film ne témoigne pas de la moindre sympathie sudiste, son Southern Gothic étant du plus inquiétant. Il n’en reste pas moins que le nihilisme violent dont Siegel fait preuve paraît saper sa légitimité à la position du Nord. Ambiguïté exprimée également, mais par une complicité inverse, dans le rapport au soldat McBurney. Son délire de persécution est validé par la mise en scène, son entreprise de séduction opportuniste presque approuvée (l’impression se trouvant partiellement rehaussée par le fait que la moins farouche de ses cibles soit interprétée par Jo Ann Harris, compagne de l’acteur et bientôt réalisateur). Il s'en aurait fallu d'une nuitée de plus pour qu'il ne quitte de lui-même les lieux, en tout bien tout honneur ou presque. Siegel touche ici aux limites d’une génération de francs-tireurs (traçant une ligne d’Aldrich à Peckinpah) qui, à force de constater la pourriture omniprésente, tout en ménageant des taches aveugles, peuvent parfois sembler, serait-ce à leur corps défendant, soutenir un statut quo en défaveur des plus démunis. (1)


La révision des Proies (l’auteur de ces lignes étant resté sur le souvenir impressionné d’une découverte adolescente), plus que laisser perplexe, déçoit légèrement. Les raisons, quoique obscurément liées à la confusion du propos, sont d’ordres formelles. Surimpressions maladroites, voix-off révélant paresseusement ce que les personnages pensent. La tentation de tendre à l’onirisme ne se traduit pas par des effets des plus heureux. Inspiré par des motifs de la modernité cinématographique, l’œuvre d’Ingmar Bergman étant ici la plus flagrante influence, Siegel en emprunte des éléments de surface. Les "trucs" auxquels il a recours paraissent dès lors éculés, datent paradoxalement a fortiori. Cet écueil offre un parallèle exact avec une impasse de fond - celle, en voulant renvoyer tous les membres en présence d’un conflit dos-à-dos, de justement faire le jeu des réactionnaires (à moins que le sacrifice du soldat par les pensionnaires ne soit à comprendre comme une mise en accusation finale du Sud). Ce qui tient le mieux est ce qui est le moins emprunté : la photographie, superbe dans les clairs-obscurs, de Bruce Surtees, une musique aventureuse de Lalo Schifrin, un casting féminin ayant tout juste (de Geraldine Page à la jeune Pamelyn Ferdin). Siegel considérait par ailleurs ce film, le plus personnel et risqué de sa carrière, comme celui dont il était le plus fier.


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Sofia Coppola, reprochant à l’original sa misogynie, s’est proposée d’en faire le remake ayant récemment obtenu un prix de la mise en scène cannois. Lecture loin d’être irrecevable : le point de vue de celles que le film transforme en harpies n’est pas si difficile à concevoir (face à un machiste peu à peu délirant), jamais pourtant Siegel ne l’endosse sous un angle autre que celui de la frustration d'internat. Il est, quoi qu’il en soit, toujours plus intéressant, en s’attaquant au projet de refaire un film, de souhaiter "l’améliorer" ou y répondre sous un angle critique. Que cette réponse ait paru nécessaire à une cinéaste dont la personnalité des choix n’est plus à démontrer témoigne, aussi, de l’aura de ce film qui, tout déséquilibré et irritant soit-il, possède une indéniable force de fascination, un engourdissement de tourbière, à la tombée de la nuit, quand les fantasmes semi-éveillés s'enfoncent dans un mauvais rêve.


(1) Aldrich autant que Peckinpah toutefois excellent, souvent dans les mêmes films, à accomplir l'inverse qu'entériner ce statut quo : adopter le point de vue des plus délaissés, d'une extrême marge que d'autres auraient de facto décrété "irrécupérables." Siegel, sur ces êtres en position faible dans le rapport social, porte un regard plus dur, distancié par son propre goût de la force. La réussite des Proies tient à sa fascination, contrant sa distance dure. Son humanité, toute ambiguë soit-elle, l'emporte sur le risque d'une inhumanité.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 22 août 2017