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Critique de film
Le film
Affiche du film

Du côté de Robinson

Analyse et critique

« Quand il a fait Les Mauvaises fréquentations (on avait deviné qu’il faisait un film à cause de ce coursier qu’il avait pris comme acteur), et qu’il nous a demandé à Rohmer et à moi, de voir son film, on a été très stupéfaits : très franchement, je ne lui croyais pas tant de talent. Son film, c’était dans la veine des courts-métrages de la Nouvelle Vague et, en même temps, ça avait un ton totalement différent. C’était l’intrusion du voyou dans le monde petit-bourgeois qui était le nôtre » (1) déclarera Jean Douchet au sujet du premier film de son ami homonyme, aussi appelé Du côté de Robinson.

Inspiré d’une mésaventure arrivée à Jeanne Delos (s’étant engueulée avec Eustache elle était sortie dans les rues et s’était faite harceler par deux lourdauds profitant de sa détresse), le film suit le dimanche glandeur de deux petites frappes (Daniel Bart, Aristide), à errer dans les avenues, tenter les dancings miteux et se plaindre de la programmation des salles parisiennes (Hara-Kiri de Kobayashi comme tête de turc de circonstance). Ils abordent ensemble une jeune femme (Dominique Jayr), la mènent agressivement en club. Point peu à peu la misère ordinaire qu’elle incarne à sa façon. Elle repousse les avances des deux mâles, qui, en forme de revanche, lui raquent son porte-monnaie. Bons princes, ils décident le lendemain de lui faire rendre ses papiers et le portefeuille dérobé « parce que c’est plus correct ».


Tourné avec une somme volée dans la caisse des Cahiers du Cinéma où Jeanne Delos officiait alors, Du côté de Robinson reprend le style guérilla inventé par la Nouvelle Vague (cauchemar urbain des Bonnes femmes comme perspective), mais sans l’identification générationnelle, les jeux de connivence induits par les Jeunes Turcs. Les deux « héros » y sont des mufles, machistes, violents au besoin. La capitale parisienne y est surtout synonyme de galère et d’ennui poisseux. Si le film devait rappeler un contemporain, il s’agirait peut-être de La Carrière de Suzanne, avec son binôme louche, une domination masculine étalée jusqu’à la veulerie et le recours au larcin quand nécessaire. Eustache a suivi le tournage d’un autre conte moral, La Boulangère de Monceau, dont il ré-arpente certains boulevards et avec lequel il partage un procédé de la postsynchronisation déréalisant un parcours qui tendrait au naturalisme si enregistré en direct. Si Eustache ne sera jamais à proprement parler un ami proche de Rohmer, les deux hommes se sont bien connus, se croisant régulièrement dans le cadre de leur travail à la télévision scolaire, fréquentant les mêmes salons.

La jeune victime dans La Carrière de Suzanne lisait Le Journal du Voleur : c’est bien à Genet que l’on songe, devant ces deux chroniques cruelles, sèches, n’esquivant pas l’aveu de la méchanceté gratuite. Si son aîné ira vers une respectabilité appelée par son appartenance à une bourgeoisie lettrée, Eustache tiendra lui le haut du pavé quand il s’agira de décrire l’entre-deux des marges et de l’intelligentsia précaire, partageant avec le Rohmer des Contes Moraux un goût de la joute, de l’observation plutôt hautaine d’un microcosme, un sens aigu de la violence symbolique (les dandys de la Collectionneuse sont encore un duo de crevards en pull angora). Eustache reniera à demi ce premier essai, se reprochant, en bon débutant tardif, d’y avoir « trop » mis. De fait, son cinéma balancera de bout en bout entre une tentation de caser le plus d’observations possibles et une tendance à l’ascèse, asséchant jusqu’à l’os les rapports décrits. En l’état, avec sa grisaille et son bitume à perte de vue, Du côté de Robinson annonce que quelque chose s’est bien perdu, depuis que les jeunes premiers de la NV ont entrepris de faire chanter le pavé de leur ville.

(1) In Jean Eustache, Alain Philippon, 1986, Ed. Cahiers du Cinéma – Collection « Auteurs »

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Par Jean Gavril Sluka - le 25 août 2014