Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Grandes manoeuvres

L'histoire

Une petite ville de garnison au début du 20ème siècle. Armand de La Verne (Gérard Philipe) est un séduisant lieutenant, véritable Don Juan dont les succès auprès des femmes attisent la jalousie. Il prend le pari de devenir, avant le départ dans 30 jours pour les grandes manœuvres, l'amant d'une femme que le hasard lui aura désigné. Marie-Louise Rivière (Michèle Morgan), une jeune divorcée, arrivée depuis peu de Paris pour ouvrir une boutique de mode, est ‘l'heureuse’ élue qui ignore évidemment l’enjeu dont elle est l'objet. Victor Duverger (Jean Desailly), l’un des hommes les plus en vue de la bonne société, lui fait également la cour, espérant l’épouser malgré ses sœurs acariâtres qui ne veulent pas qu'elle fasse partie de la famille. Ayant appris sa réputation de coureurs de jupons, Marie-Louise est d'abord réticente aux avances du bel officier des dragons, préférant la tranquillité que lui apporterait Victor…

Analyse et critique

Si après quelques courtes années au temps du muet, René Clair fut l'un des pionniers majeurs du cinéma français parlant, un des cinéastes les plus modernes de l’époque par son utilisation du montage et par son maniement de la caméra (il suffit de revoir Le Million, Sous les toits de Paris ou A nous la liberté pour s’en convaincre), et si sa parenthèse américaine aura accouché de quelques jolies réussites (Ma Femme est une sorcière ou C’est arrivé demain), sa deuxième période française fut souvent prise comme principale tête de turc des cinéastes de la Nouvelle vague lorsque ses membres, alors encore journalistes, vilipendaient hardiment la ‘qualité française’ ; avec Les Grandes manœuvres comme l’une de leurs cibles favorites, critiquant surtout son artificialité, sa futilité, sa théâtralité et son insouciance au vu de l’époque abordée, soit juste avant la Première Guerre Mondiale. Mais tel n'était évidemment pas le but recherché par René Clair que de faire de la politique ou du social, ce qui était tout à fait son droit. Ces anciennes querelles entre classiques et modernes ayant heureusement cessé car totalement injustes de part et d’autre, il n’est plus du tout choquant d’inclure ce film de René Clair, son premier en couleurs (et quelles couleurs !), parmi les plus beaux de notre cinéma français, un régal pour les yeux, les oreilles, la tête et le cœur.

Attention, quelques spoilers à venir au sein de ces deux paragraphes pour ceux qui ne voudraient pas en lire ! Les grandes manœuvres du titre sont certes militaires sauf que le départ pour celles-ci n’aura lieu qu’à la toute dernière minute du film. Sauf que "dans Les Grandes Manœuvres, la seule préoccupation, c'est l'amour" disait René Clair. Et Ce sont effectivement les grandes manœuvres de l’amour qui seront mises en branle tout au long de ce savoureux marivaudage navigant sans cesse, sur un rythme énergique jamais pris en défaut, entre drôlerie et gravité. Toutes sortes de manigances, qu’elles soient pour aboutir à un amour de passage, à la coucherie d’une nuit voire à un mariage ; qu’elles soient au contraire aussi pour faire échouer par jalousie ou méchanceté toutes ces romances d’un soir ou d’une vie, René Clair en profitant pour égratigner la bourgeoisie provinciale pleine de méfiance, d’hypocrisies et de préjugés, parfois capable de toutes les bassesses et calomnies pour faire échouer de sincères histoires d’amour. Si tout un petit monde s’agite pour et autour de cette grande affaire qu’est l’amour, les deux personnages principaux de ce récit sont Armand, le séduisant militaire et Marie-Louise, la femme divorcée. Rien qu’au vu de la première brillante séquence, le bel officier se révèle sans plus attendre un insatiable coureur de jupons, un goujat insouciant, arrogant, insolent et égoïste qui ne pense pas une seule seconde à ce que ses inconstances peuvent avoir comme conséquences morales et psychologiques sur ses conquêtes, capable de détruire une réputation pour un repas, oubliant même avoir donné un rendez-vous à celle qu’il vient de tromper. Il sera néanmoins pris au piège du véritable amour mais tombera comme il se doit dans celui du "garçon qui criait au loup", sa réputation empêchant Marie-Louise de lui faire confiance même après sa sincérité retrouvée, également trop intelligente pour être dupe. Mais sa résistance au lieutenant accroit pour ce dernier sa volonté de la conquérir.

Une situation assez pathétique d’autant plus que le couple sera ensuite empêché d’être formé par les mauvaises langues continuant à faire courir les rumeurs les plus humiliantes pour leur mettre des bâtons dans les roues. Sans dévoiler le final assez amer, il est intéressant de savoir qu’il existe une fin alternative tragique non retenue au montage. Il va sans dire que le couple constitué par Gérard Philipe au charme dévastateur et Michèle Morgan aussi douce que distinguée fonctionne à la perfection et que leur romance s’avère sacrément émouvante. Tournoyant autour d’eux, une imposante galerie de seconds rôles savoureux à souhait, avec parmi eux, non moins que Daniel Ceccaldi, Bernard Dhéran, Jacques François, Pierre Dux, Dany Carrel, Brigitte Bardot, Magali Noël ou encore, campant des protagonistes d’une plus grande importance, Yves Robert dans le rôle du meilleur ami et confident d’Armand ou Jean Desailly interprétant une fois de plus un amoureux transi mais éconduit. Le film de René Clair est non seulement un modèle d’élégance formelle de par sa mise en scène et son montage mais également un pur délice pour les yeux, pouvant sans soucis rivaliser avec les films de George Cukor ou Vincente Minnelli les plus esthétiquement recherchés dans ce domaine durant cette même décennie. Le soin apporté à la reconstitution des décors et des costumes est lui absolument remarquable, les couleurs pastels des vêtements féminins côtoyant celles plus pimpantes des uniformes des dragons pour un exquis mélange, le tout au sein de décors de studio paradoxalement magnifiquement épurés. Pour ce formidable travail, nos remerciements doivent se reporter sur Leon Barsacq, Rosine Delamare, Robert Le Febvre, Robert Julliard et Daniel Diot.

Cette troisième et dernière collaboration entre Gérard Philipe et René Clair, énième variation autour du thème du donjuanisme, est une admirable réussite après les non moins célèbres La Beauté du diable (classique des rediffusions télévisées en période de Noël dans le courant des années 70) et l'exquis Les Belles de nuit. Une œuvre maîtresse du réalisateur, un film aux dialogues brillants et à la mise en scène virtuose, d’un immense raffinement formel et d’une rare élégance, qui passe sans à-coups malgré un rythme effréné, mais au contraire avec délicatesse, harmonie et inventivité, de la drôlerie à la mélancolie, de la légèreté à la gravité, de la comédie au ‘drame’. Couronné par le Prix Louis Delluc et par un immense succès public attirant au total plus de 5 millions de spectateurs, cette comédie dramatique (rarement ce terme passe-partout aura autant mérité son nom) qui bénéficia d’un budget très conséquent peut être considéré comme un chef d’œuvre du cinéma français qui, sous son aspect de marivaudage sentimental léger, trépidant et enjoué s’avère finalement assez profond et somme toute bien cruel.

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La fiche IMDb du film

les grandes manoeuvres
Combo Blu-Ray/DVD
 

Sortie le 09 avril 2021
Editions Coin de Mire

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Par Erick Maurel - le 24 mars 2025