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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Fleurs de Shanghai

(Hai shang hua)

L'histoire

Grandeur et misère des courtisanes dans les maisons de plaisir du Shanghai des années 1880. D’une « enclave » à l’autre, riches clients et belles catins jouent (?) la comédie du sentiment, entre spleen et langueur.

Analyse et critique

Le cinéma de Hou Hsiao-hsien n’est pas le plus facile d’accès. Les plans-séquences y durent plus que de raison, ou plutôt de coutume dans le cinéma. Ils interpellent notre patience et bousculent notre propension à attendre d’un film qu’il nous livre simultanément l’idée et sa mise en forme, le beurre et l’argent du beurre. On pourrait facilement invoquer que la critique française, pour ne nous en tenir qu’à elle, n’en a plus fini, à partir du milieu des années 80, de s’esbaudir devant le plus sublime (ou peut-être, avec Kiarostami, un des plus sublimes) des réalisateurs à émerger sur la carte du Tendre de la cinéphilie, et s’abriter derrière l’évidence d’un tel unisson. Mais ce serait pêcher par stratégie d’évitement en esquivant d’assumer la nuance duelle et a priori contradictoire que, d’une part, on a le droit de s’interroger sur l’adéquation entre dithyrambes (« splendeur », « sublime », « immense » reviennent souvent dans la presse de 1998 quand sort Les Fleurs de Shanghai) et ressenti du spectateur, et d’autre part, qu’à la réflexion, oui, en effet, il se pourrait que non seulement ce cinéma soit sublime, mais qu’en plus il ne soit pas interdit au spectateur de faire, de temps à autre... un effort. Parce que faire un effort n’est pas se forcer à une adhésion contre nature. C’est, dans ce cas, inventer une passerelle mentale entre ses habitudes de spectateur et ce qui, sur l’écran, n’attend que la surface d’un astre (en l’occurrence la réceptivité du spectateur) sur lequel irradier.


Le grand cinéma taïwanais, tel qu’une certaine nouvelle vague née dans les années 80 nous le fait apparaître, possède l’attribut suivant qu’il offre une qualité de disponibilité avant même que celui qui la perçoit ne lui abandonne la sienne en retour. L’écriture d’un Hou Hsiao-hsien, comme celle d’un Edward Yang, procède d’une même séduction étouffée, rétive à l’exotisme malgré les ors raffinés que distille l’image. On trouve chez ces deux cinéastes la même obsession de laisser affleurer à travers le tamis du plan un niveau de réalité qui saisira le spectateur et le récompensera de son acceptation de se tenir captif du dispositif ainsi déployé. Chez Hou tout particulièrement, et à la manière d’une marque de fabrique, il s’agit de faire miroiter, à la surface et en profondeur du plan (comme on dirait profondeur du champ), une certaine strate de temps, arrachée au souvenir, comme hypnotique et suspendue. Ainsi se trouve là le secret de l’intense succès rencontré par ce cinéma auprès de la critique, dans cette façon perçue comme inédite d’atteindre l’universel par le particulier, de donner à percevoir l’intime pour mieux laisser infuser le hors-champ de l’Histoire (en l’occurrence celle de Taïwan). Il serait regrettable que ce qui vient d’être énoncé prenne la forme d’un épouvantail à laisser le spectateur sur le pas de la porte. Les films de Hou requièrent certes une certaine disponibilité mais pas plus : rien de hautain, ni d’abscons dans leur démarche. Et il suffit, pour s’en assurer, de visionner le documentaire que lui consacre son ami Olivier Assayas (en bonus sur ce disque) pour faire connaissance avec un gars banal, râblé, mâchant le chewing-gum, et prendre la mesure du côté autodidacte de sa trajectoire, et d’une démarche artistique mue par la stricte nécessité d’avoir à exprimer l’expérience de la vie. Chez Hou, ce qu’il y a à ressentir est sur l’écran, mais aussi « tout autour ». Délaissant le contexte taïwanais (et le climat moral déraciné qui en émane), cette méthode imprègne entièrement Les Fleurs de Shanghai, film à costumes évoquant une Chine continentale passée, mélancolique et élégiaque (de même qu’elle s’appliquera avec bonheur au Japon contemporain de Café Lumière, l’hommage très libre et sans complexe qu’a rendu Hou à Ozu).

Adaptant, pour ce quatorzième film, un roman de Han Ziyun, fleuron complexe (une centaine de personnages) de la littérature chinoise, contemporain de l’action du film, Hou ne rompt qu’en apparence avec sa veine autobiographique autant qu’avec celle de l’auscultation impressionniste de l’Histoire de Taïwan. En apparence parce que la méthode est la même. Mais aussi parce que le cinéaste reconduit inlassablement cette recherche patiente, méticuleuse, d’une vérité spatio-temporelle non pas convoquée par le déploiement d’une reconstitution spectaculaire (et ceci, bien que Les Fleurs de Shanghai, produit en grande partie par la Shochiku, soit son film le plus coûteux, avec peut-être The Assassin) mais par l’emboîtement obsessionnel de séquences dont la dramaturgie engourdie sert l’avènement à l’écran d’un saisissant appel à l’immersion. C’est aussi que Les Fleurs de Shanghai est l’adaptation d’un roman et que ce dernier puise son inspiration dans une réalité aussi contemporaine (les maisons de plaisirs chinoises de la fin du XIXème siècle) que précise dans son évocation (une certaine complexité des codes en usage sous-tend un matériau dont on ne trouvera pas d’échos véritables dans ses équivalents japonais, par exemple). Le style du réalisateur s’en trouve canalisé, et sublimé en quelque sorte, par les contraintes historiques et sociologiques avec lesquelles il doit composer. D’autant que ces dernières doivent s’agencer au sein même d’une contrainte supplémentaire : celle du huis clos, ou plutôt, puisqu’il s’agit ici de plusieurs « enclaves » (on va dire « bordels » plus communément) dont le passage de l’une à l’autre se fait « sans transition », d’un monde en vase clos au sens large du terme. Un monde coupé du Monde, reconstitué en studio, qui ne laisse que par intermittences les rumeurs de l’extérieur s’immiscer en son sein.


Aidé de ses fidèles collaborateurs, Chu Tien-wen au scénario et Mark Lee Ping-bin, qui commet des prodiges à l’image, Hou nous offre à contempler, dans une tension entretenue par la fascination hypnotique de l’écriture, un univers unique en son genre, dont l’érotisme semble interdit de représentation, relégué hors-champ, alors que clients et courtisanes (Perle, Emeraude, Rubis et Jasmin sont leurs noms, pour les principales) semblent rejouer à l’infini la comédie sociale de l’amour, de la légitimité et de la promesse de mariage (les clients sont riches et prometteurs d’émancipation). Promesse, principe de permanence savamment cultivé par le film, qui paraît destinée à ne jamais être tenue tandis que les jeunes pousses, élevées au sérail, attendent leur heure, endurant les brimades des anciennes. Pour autant, le film ne dénonce rien. A tout le moins sans volontarisme. Il n’est pas un plaidoyer, ne fait pas de constat accablant (on est pas chez Mizoguchi, comparaison flatteuse mais erronée). Les intrigues de « bordels » importent tractations et contrats moraux de l’extérieur pour les reformuler « au dedans », tandis que peines de cœur, jalousies, déceptions amoureuses sont commentées par d’avisés observateurs lors de ponctuelles libations où l’on s’adonne au mah-jong et à l’alcool. Engourdie par les effluves de l’opium, que les pensionnaires des enclaves consomment sans modération (les comédiens ayant dû s’initier à la gestuelle idoine, tout comme ils furent soumis à l’apprentissage du « shanghaien » ancien, ce que les dispositions confortables de la production ont pu permettre), la mise en scène de Hou Hsiao-Hsien s’accorde jusqu’à l’obsessionnel à cette temporalité à la fois cruelle et ouatée, où le sexe est acheté en même temps que les sentiments.

Les catins sublimes de la « Maison des Fleurs » règnent sur ces enclaves avec leur ego, leur vanité, et semblent imposer aux hommes leurs humeurs, leur jalousies, et sont prêtes à tout pour ne pas « perdre la face ». Étrange licence qui leur est accordée par ceux-là mêmes qui ont instauré ce système. La beauté extraordinaire du film est corrélée à la restitution méticuleuse de cette complexité autant qu’au détachement comportementaliste qui en constitue l’écrin formel. Le réalisateur, et c’est lui-même qui le dit, se laisse porter par les lieux et le sujet, et semble découvrir, en même temps que le spectateur, le rythme particulier de son film. En d’autres termes, le cinéma de Hou s’invente sous nos yeux, la caméra semblant surprendre un monde à un instant T de son inscription dans le temps, un monde qui n’aurait pas attendu l’installation du dispositif filmique pour exister, et qui perdurera (jusqu’à quand ?) bien après la levée de la captation. Pour Hou Hsiao-Hsien, le tout est toujours inscrit dans le fragment (et cette phrase pourrait servir d’exergue à toute l’œuvre) et c’est bien d’un balayage esthète de fragments auquel nous assistons pendant 1h53 sans que la caméra ne se pose pour orienter le regard du spectateur et forcer le sens de ce qui lui est rapporté. Des exceptions confirment pourtant cette règle : ainsi, tel gros plan, magnifique, d’une broche servant temporairement de macguffin, plan qui dérégule, le temps de quelque secondes, l’horlogerie métronomique de l’ensemble, qui « dessoude ce que l’on croyait soudé », ou bien ce plan subjectif, mystérieux sur le plan formel, inattendu, de Wang (la star Tony Leung), jeune, beau et riche fonctionnaire qui promène sa mélancolie tout du long, écartelé qu’il est entre Jasmin et Rubis, amoureux de cette dernière, laquelle partage cet amour dans une perpétuelle fuite de sa concrétisation. Plan subjectif, donc, avec un contre-champ obscur (sommes-nous sûrs de ce que nous avons entraperçu ?) qui lui prouve que Rubis le « trompe » avec un autre client : prélude à une des deux scènes de « violence » des Fleurs de Shanghai (Wang saccage la pièce dans une crise de jalousie). Ces rares ruptures font entorse à la stylistique maîtresse de la caméra, rompue à l’exiguïté des lieux, qui consiste à balayer le champ de droite à gauche, puis de gauche à droite, obligeant à se tenir à l’affût du moindre frémissement, du plus infime changement d’humeur du visage d’un comédien à même le plan, de la plus ténue des vibrations.


Ce cinéma sensoriel emprunte sa méthode à l’art d’un documentaire qui ausculterait une réalité inscrite dans les replis du temps, mais une réalité recréée par l’artiste. D’autres l’ont fait auparavant mais jamais avec un tel détachement, un tel retrait émotionnel qui n’est en aucun cas de la froideur. Tout le film apparaît formellement comme la coulée tranquille d’une lave d’or et de pourpre aux effluves opiacées, accompagnée d’un entêtant magma musical. On a évoqué Mizoguchi, comme dit plus haut, parce qu’une certaine cruauté sociétale préside à la dramaturgie. Mais les nuances, le papillonnement hypnotique des séquences, le sentiment de perpétuation des rituels, la mouvance lascive de la caméra, tout cela invite à convoquer plutôt Max Ophuls et sa ronde des sentiments, sa lucidité entomologiste et ses bijoux égarés. D’ailleurs lorsque Wang entame sa dernière pipe d’opium avant que le rideau ne se ferme sur une note infiniment mélancolique, c’est Le Plaisir qui nous vient à l’esprit et son fameux « bonheur n’est pas gai » susurré par Jean Servais juste avant que le mot « Fin » ne s’inscrive. Dans le documentaire d’Olivier Assayas, HHH-Portrait de Hou Hsiao-hsien, le cinéaste nous livre son « Rosebud », sa matrice personnelle. Dans sa jeunesse tumultueuse à Taipei, il lui arrivait de grimper le long d’un manguier pour lui subtiliser quelques fruits. Et du haut de cet arbre, il nous dit qu’il pouvait « ressentir l’espace et le temps. Et aussi une certaine solitude. » Sentiment qu’il n’a eu de cesse d’essayer de transcrire à travers son œuvre comme le remède, par l’exercice de son art, à l’engloutissement des choses par le temps. Et Les Fleurs de Shanghai donne parfaitement l’illustration d’un cinéma du continuum, entre passé et avenir, incroyablement proustien, se proposant et parvenant, le plus « simplement » du monde malgré ses entrelacs complexes, à faire contenir dans un plan-séquence le sentiment de l’Histoire, en tant que gigantesque agglomération de petits faits infinitésimaux.

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La fiche IMDb du film

Par Alexandre Angel - le 21 septembre 2021