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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Fiancées en Folie

(Seven Chances)

L'histoire

James Shannon (Buster Keaton) ne trouve, une année durant, pas comment se déclarer à la jeune femme qu’il aime, Mary Jones (Ruth Dwyer). Un beau matin advient la nouvelle qu’une somme importante lui reviendra par voie d’héritage, à la condition qu’il se marie avant 19h00 le jour de son vingt-septième anniversaire... soit à la fin de cette journée. Il s’empresse de l’annoncer à Mary, qui prend cette demande comme une insulte. Après avoir écumé quelques lieux où il se propose à littéralement toutes les femmes, il passe une annonce dans le journal.

Analyse et critique


Fait étonnant pour un artiste du burlesque le plus physique, Les Fiancées en folie est l’adaptation d’une pièce de théâtre de David Belasco, remaniée par Roi Cooper Megrue. Stéphane Goudet note (1) comment le caractère statique de son ouverture (un plan fixe, répété au gré de quatre saisons, d’une position qui serait celle d’un public de boulevard) pourrait indiquer le peu de cas que Keaton faisait de ce matériau initial. Au statisme de ce prologue, tragicomédie de l’empêchement amoureux, répondront les prouesses physiques de la course contre la montre sur laquelle se concentrera une portion plus importante de ce moyen métrage. À la crise d’expressivité du personnage, son incapacité à se déclarer en mots (c’est sa raideur, et non l’aisance de ses gestes, qui dit la portée, ici paralysante, de son sentiment) viendra pallier un registre de la virtuosité athlétique, un burlesque des corps où la psychologie ne passerait plus par le répertoire langagier mais sportif, dans une optique à proprement parler de survie : un art de la fuite. James a la langue qui fourche, comme d’autres se prennent les pieds dans le tapis. Revenu se déclarer, enfin, à Mary, la déclaration commence bien... tant qu’il la fait se croyant seul sur un banc (il la répétait pour son arrivée). La voit-il soudain à ses côtés qu’il s’empêtre dans une explication oiseuse dont elle retire des formules mal tournées, de sa grammaire ambiguë, le sens qu’il ne cherche pas à la marier elle mais n’importe qui. Il lui faudra, par de drôles d’aventures, finir par lui prouver son attachement à sa personne - et non le caractère fonctionnel qu’elle prendrait dans un cadre matrimonial (le fait qu’elle lui fasse indirectement toucher le gros lot).


Les Fiancées en folie est une réflexion très acerbe sur l’institution du mariage, la fonction économique de la logique matrimoniale, sur la manière dont elle déshumanise les rapports, trahit de nombreux intérêts. (2) Ce serait une erreur de voir de la misogynie dans son double mouvement (il se fait rembarrer par toutes, avant qu’une masse féminine ne le poursuive une fois la nature du contrat publicisé ; pour ne rien arranger, les premières correspondent à des critères de beauté strictement respectés, les secondes volontairement pas) : Keaton ne pointe pas un tort personnel, mais institutionnel. Si James approchant, vraiment, n’importe qui, finit par s’emparer par inadvertance de la tête d’un mannequin dans une boutique, c’est sur lui que retombe cette incapacité à traiter les autres en personne. Seven Chances (le titre original), son chiffre empreint de religiosité (nous avons affaire au chiffre divin), dit aussi l’arbitraire de cette quête, hors du pavillon de devant chez Mary. Sept soit 4+3, l’arbitraire du coup de dé, le hasard qui fera bien (ou en l’occurrence, mal) les choses, Dieu comme enfant qui joue aux dés dans les matières importantes. Le parcours de James à travers la ville agit également comme un révélateur des tensions de l’époque, pas du tout arbitraires, elles, au vu de qui il ne prend pas en considération dans sa quête : la jeune femme assise à un banc qui s’avère lire un journal en yiddish, une passante noire. Ici le gag fondé sur « l’erreur » sur la personne ne charrie pas la charge gênante d’autres décisions révélant les impensés de l’époque (l’ignominieux blackface d’un personnage caractérisé comme lent et stupide, tout comme La Croisière du « Navigator » n’allait pas sans un élément d’homophobie ordinaire), mais s’inscrit dans un geste critique. Ce ne sont pas elles qui sont à ce moment le dindon de la farce.


Plusieurs gags se construisent sur un malentendu (à quelques reprises : un panneau qui aurait évité au jeune homme des déconvenues s’il avait pris le temps de le lire, avant d’entrer dans l’espace qu’ils protégeaient ou expliquaient), motivé par l’empressement du héros. Sans répit, il fonce, d’abord chez Mary, ensuite pour demander la main de sept malheureuses candidates plus ou moins sélectionnées au hasard... finalement de la masse humaine des fiancées du journal qui, après avoir conflué individuellement vers l’autel, se retournent collectivement en une foule prête à la lapidation, où elles se transformeront, croyant à sa mort des suites d’une chute, en veuves éplorées. C’est le grand moment de virtuosité physique où Keaton se donne à plein. Les dangers mortels se multiplient : la rame du tram, le sommet d’une grue, le vide entre deux monticules, un éboulement de pierres à même un flanc de coteau (dans une longue scène rajoutée in extremis au film), une grille de barbelés, un essaim d’abeilles. La fuite du mariage devient, au figuré, une question de vie ou de mort, mais également au sens propre. Le burlesque des débuts du cinéma se joue sur un risque physique réel, où le comédien acrobate peut bel et bien mourir ou se blesser (Keaton s’enorgueillissait à la fin de sa carrière de s’être cassé tous les os possibles). Ce risque objectif est ce qui rend pour le cinéaste si impérieux d’appréhender l’espace du cadre avec une extrême rigueur, pour y protéger autant que faire se peut l’acteur (à savoir lui-même).


Le film se construit sur une dialectique de l’immobilisme (ce que les mots n’arrivent pas à prendre en charge pour l’homme timide) et de l’agilité (il n’est donc jamais meilleur qu’à prendre ses jambes à son cou). De sa solitude (l’assoupissement dans une église encore vide), il est réveillé par le cauchemar de se retrouver noyé dans une masse (les fiancées arrivées une à une, par différents moyens de transport, qui maintenant forment un corps indistinct). Personne et foule, individu et masse entrent ici dans un conflit où l’affirmation de soi, qui échoue à se faire par le langage, devra passer par la prouesse corporelle. Il y a un individualisme évident dans cette terreur de la masse (pour reprendre la dichotomie établie par Elias Canetti dans un livre passionnant sur le rapport entre ces deux concepts : Keaton y répond par la réaffirmation d’une puissance, en l’occurrence héritée d’une enfance circassienne), mais il y a également un souci de l’autre. C’est parce que Mary ne veut pas compter parmi cette masse, être une prétendante parmi d’autres, qu’elle ne peut d’abord accepter la forme que prend la déclaration de James sans en être déshonorée. Il lui faudra lui fournir la preuve qu’il la considère comme une personne à part entière. Ce qu’il accomplira, paradoxalement, en exprimant son angoisse d’un mariage pauvre quand cette perspective sera la sienne pour un moment : « There’s nothing before me but failure and disgrace and you mean too much to me to let you share it. »


Comme viennent le rappeler les inserts abondants sur de nombreux réveils et horloges, le problème de James, avant d’occuper un espace, tient à quoi faire du temps. Il passe une année à ne rien dire, puis gâche tout en quelques secondes. Cycle des saisons, chiot de l’ouverture qui devient molosse du dernier plan, déroulement d’une journée transformée en course contre la montre. Les autres problèmes découlent de cet écoulement inéluctable. Moyens de communication (le télégramme, la lettre), de transport (des patins au cheval, chacune des fiancées a sa préférence quant au moyen d’arriver à temps à une cérémonie annoncée à la dernière minute) tirent ici leur précarité de ce qu’ils ne se font pas avec l’immédiateté qui pour Keaton résorberait les malentendus (il pourrait s’expliquer tout de suite avec Mary, son offre à elle de rabibochage lui arriverait plus vite ; il n’aurait pas le temps de s’assoupir seul pour se réveiller cerné devant l’autel). Le fond paranoïaque de ce phobique de la masse humaine aime la technicité, croit en l’ingénierie. Si James finit sa fuite dans la nature, celle-ci ne lui réserve que de mauvaises surprises, le paysage a beau être splendide, il n’en reste pas moins un territoire de survie. S’il revient en vie, c’est à la civilisation et à un consentement, même relatif, à ses codes. On définit parfois, à tort ou à raison, le comique comme de la mécanique plaquée sur du vivant. Peut-être Keaton est-il si sérieux, impassible, du fait qu’il croit sérieusement à cette mécanique, que de fait elle le passionne (son film est un des premiers, sinon le premier, à utiliser, dans sa première partie, un Technicolor bichrome par soustraction). Si James pouvait se déclarer plus vite, si les choses n’échappaient pas si souvent à son contrôle... Si plus rien en somme n’était soumis aux caprices du temps (trop tard) et du hasard (tant pis), mais roulait comme sur des rails. C’est pourtant sa vulnérabilité à ces aléas qui le rendent, et en premier lieu aux yeux de l’aimée, finalement humain.

(1) Cf supplément du Blu-ray : Sculpter le temps. 
(2) Dans le répertoire de la comédie voir pour plus acerbe encore sur la question A New Leaf, pure merveille signée Elaine May (1971).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 7 mars 2019