Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Espions

(Spione)

L'histoire

Haghi, le directeur d’une puissante banque, est en réalité à la tête d’une puissante organisation criminelle secrète. Disposant de nombreuses ressources humaines et technologiques, Haghi sème le chaos en volant des informations confidentielles et en perpétrant des crimes politiques. Jason, le chef des services secrets allemands, charge l’agent numéro 326 d’infiltrer le mystérieux réseau. Mais Haghi connait cet agent et charge Sonja Baranikowa, une séduisante espionne russe, de se glisser dans son intimité. Mais Haghi n’avait pas prévu que le couple tombe amoureux.

Analyse et critique

Pour Fritz Lang, l’aventure Metropolis, projet titanesque qui l’a occupé durant de long mois, est une désillusion. Ce film monumental qui occupe aujourd’hui, malgré ses défauts, une place majeure dans l’histoire du cinéma est alors pour son auteur synonyme d’un double échec. D’une part un échec public, et donc financier, qui fragilise son statut à la UFA, et d’autre part un échec artistique, le film ayant été remonté après la première par le studio sans l’accord du réalisateur. Alors qu'il est insatisfait, trois paramètres sont alors incontournables pour Lang lorsqu’il doit se lancer dans un nouveau projet. D’abord assurer son indépendance, ce qui sera fait par la création de sa propre société production la Fritz Lang-Film. Ses films seront toujours financés par la UFA, mais le studio ne peut plus interférer sur le montage de ses films, lui laissant une vraie liberté artistique. Deuxièmement le cinéaste souhaite réaliser un film de son temps, loin du futurisme de Metropolis ou des légendes évoquées dans Les Nibelungen. Enfin, il est important pour lui d’aller au bout de ses idées sur le cinéma. A une époque où, notamment, les formalistes russes connaissent un franc succès en Allemagne, il veut démontrer sa virtuosité de narrateur et de plasticien tout en se montrant capable de tenir un budget. La réponse à ces enjeux sera Les Espions, un film au rythme qui rappelle celui des serials et qui annonce simultanément ce que sera la carrière américaine de Lang.


Fritz Lang qualifiait lui-même Les Espions de « petit film, mais avec beaucoup d’action ». L’adjectif petit peut paraitre réducteur, mais si l'on compare cette production, entre autres, à l’aspect monumental de Metropolis, il est incontestable que Les Espions parait moins grandiose, plus raisonnable. C’est bien sûr lié à l’économie du tournage, puisque suite à l’échec commercial de son précédent film, Lang se voit attribuer par la UFA un bien plus petit budget. C’est aussi lié au sujet même du film, ancré dans le réalisme, qui suppose un traitement visuel différent. Lang fait son retour sur un terrain qu’il n’avait plus fréquenté depuis six années et Le Docteur Mabuse, avec un récit contemporain, concret, qui va chercher ses origines dans les faits divers des journaux. Ainsi, derrière un scénario d’espionnage qui multiplie les rebondissements, on trouve plusieurs évènements bien réels, telle une rafle anglaise dans l’antenne russe à Londres, qui en mai 1927 avait recherché sans succès des traces d’espionnage de la part de la jeune URSS, ce qui interrompra les relations diplomatiques entre les deux pays durant deux ans. Cette histoire est la source principale du scénario conçu par Lang et son épouse d’alors, Thea von Harbou. Le cinéaste ira même jusqu’à se rendre à Londres, sur les lieux de l’intervention policière, envisageant alors de tourner sur place. Il ne ramènera de ce voyage aucune image, mais il y trouvera l’acteur Craighall Sherry, qui interprètera le chef des services secrets, et conservera cette inspiration pour un tournage en studio, en Allemagne. Les Espions se nourrit des évènements du début du vingtième siècle comme, entre autres, celui qui concerna le Colonel Redl, le chef du contre-espionnage austro-hongrois qui trahit pour la Russie et se suicida en 1913, inspiration du Colonel Jellusic dans le film, ou encore l’assassinat de Walther Rathenau presque reconstitué au tout début du film, comme emblème des assassinats politiques qui marquèrent l’histoire de la république de Weimar. Lang signe ainsi un film marqué par son temps, solidement ancré par ses thématiques dans la modernité.


Les Espions accumule ces citations, et plus largement accumule les détails et les intrigues secondaires qui donnent l’impression d’un film foisonnant, au récit extrêmement dense. A tel point que l’on pourrait parfois avoir l’impression de s’y perdre, avant de comprendre que tout cela n’est qu’accessoire. Sorti du fil rouge que constitue la relation entre l’agent 326 et Sonja, les autres éléments sont surtout des prétextes à offrir de l’action. « Beaucoup d’action » comme le disait Lang. Les Espions pourrait apparaitre comme une version sur-vitaminée du déjà trépident Docteur Mabuse, qui fait se succéder les moments d’action et de tension. C’est le cas de l’ouverture, qui présente tambour battant une succession d’action criminelles, comme on pourra le voir des décennies plus tard dans de nombreux polars italiens par exemple. Lang ne relâche jamais la pression, et nous donne ainsi le sentiment d’un film qui défile particulièrement vite malgré sa durée. Le cinéaste choisit de faire des Espions un film très découpé, au montage inventif et moderne, qui nous ramène là aussi toujours à l’action. Nous sommes ici plus proches de films plus tardifs de Lang - l’exemple le plus flagrant étant probablement Chasse à l’homme - que de ses fresques muettes. Lang ouvre le chemin vers la forme de ses œuvres futures, délaissant aussi ses tentations expressionnistes pour une photographie plus réaliste et utilisant une structure narrative modernisée.


Il n’y avait, jusque-là, aucun film sérieux réalisé sur le monde de l’espionnage. Innovant, Les Espions pose les jalons d’un genre et en crée les images typiques et la structure canonique. Le film est notamment une influence évidente pour les incursions que fera Hitchcock mais aussi, de près ou de loin, pour toutes les autres créations du genre, jusqu’au ton, mêlant légèreté et suspense. L’agent 326 est ainsi le prototype de l’espion héroïque, spirituel et charmeur, fort et intelligent. Il résulte d’ailleurs d’une belle idée de casting, Lang offrant à Willy Fritsch son premier rôle sérieux, qu’il tient avec succès. Le personnage est indissociable de celui de Sonja, le premier grand rôle de Gerda Maurus, qui préfigurerait presque les meilleures James Bond Girls. Le méchant, lui, est moins nouveau. Il est en effet impossible de ne pas voir en Haghi le descendant direct de Mabuse, auquel il emprunte sa toute-puissance, son ambition démesurée et même son interprète, le génial Rudolph Klein-Rogge. Un méchant génial qui confirme le dogme hitchcockien, selon lequel un méchant réussi fait un film réussi. Les Espions est en effet une grande réussite, et connaitra un grand succès public qui permettra à Lang de retrouver plus de moyens et de retourner, une dernière fois, à un cinéma plus grandiloquent avec son dernier film muet, La Femme sur la Lune.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 7 avril 2023