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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Ailes

(Wings)

L'histoire

Jack Powell est un jeune homme passionné des sports automobiles. Sa voisine, Mary Preston, est follement amoureuse de lui mais il ne lui prête aucune attention. Jack est amoureux de Sylvia, elle-même amoureuse du fortuné David Armstrong. Quand les Etats-Unis entrent dans la Première Guerre mondiale, Jack et David rejoignent l'Air Force pour aller se battre sur le sol français, c'est alors qu'il deviennent copains. Mary, quant à elle, rejoint la Women's Motor Corp afin de se rapprocher de Jack. Mais en temps de guerre, tout prend tournure de tragédie, y compris entre les deux amis…

Analyse et critique


Wings constitue une date essentielle du cinéma hollywoodien, et cela grâce à plusieurs facteurs concourant à un tumultueux et fascinant confluant artistique. Il s’agit tout d’abord du premier film marquant de l’immense réalisateur William A. Wellman. Avec alors à son actif une dizaine de films plus ou moins inégaux (avec lesquels il a appris le métier), l’homme va marquer les consciences en réalisant ce que l’on pourrait aisément considérer comme étant à la fois une fable épique de grande envergure et un récit semi-autobiographique dont on sent toute la valeur dramaturgique. Avant de venir jusqu’à Hollywood, Wellman est l’homme aux mille vies, à l’instar d’un Errol Flynn ou d’un Raoul Walsh. Un aventurier au sens noble du terme, un risque-tout, un héros modeste et discret de la Première Guerre mondiale. (1) Parvenu au poste de réalisateur à la force du bras (ou du poing, selon les croustillantes anecdotes qui circulent à son propos), il connaitra enfin la consécration en réalisant Wings en 1927. Premier grand film d’aviation produit sur la Première Guerre mondiale, et l’un des premiers sur le conflit dans sa globalité (2), Wings lance définitivement un genre, à savoir le film de guerre, avec tous ses motifs et la plus grande part de son intelligence. On y croise déjà le plus adulte des regards sur le plus douloureux des drames humains : la guerre. Cruelle, barbare, mais encore héroïque. En cela apparaissent les stigmates du temps à l’encontre de Wings : son appartenance à une époque où l’on croyait encore aux héros soldatesques, tactiques et courageux, la bannière étoilée dans les yeux, et la Croix de Guerre courageusement arrachée à la Mort faisant tournoyer sa faux légendaire. Wellman a fait la guerre comme aviateur, croisant le fer avec les appareils allemands, bravant les risques les plus insensés, au cœur de la fameuse escadrille Lafayette, à laquelle il rendra un ultime hommage dans son dernier film, le très décevant Lafayette Escadrille en 1958. Il convient de préciser que, à la lumière de l’histoire (et des histoires) de l’âge d’or hollywoodien, le cinéma américain va constituer pendant plus d’une trentaine d’années un vaste chantier où tout s’avère possible.


A cette époque, les cinéastes, comme les acteurs et actrices et de très nombreux techniciens, n’ont pas toujours pour vocation première de travailler dans le cinéma. Ce sont de multiples personnalités venues former un gigantesque vivier de talents confinant à la nouveauté, à la fraicheur, au rêve et à la virtuosité. A partir de la fin des années 1920, Hollywood a pour ainsi dire presque trouvé son fonctionnement pérenne, celui qui va le hisser au firmament jusque dans les années 1960 et 1970. On y trouve de tout, constituant principalement trois castes de metteurs en scène. Il y a les techniciens, les hommes à tout faire, hyper compétents et notoirement au service du rythme d’un studio. Puis il y a ceux, majoritairement (mais pas seulement) en provenance d’Europe, qui viennent composer le florilège éduqué, intellectuel, et néanmoins souvent tourné vers le pulsionnel, de la grande usine hollywoodienne. Enfin, il y a les baroudeurs, les aventuriers, les Américains pur jus, sensitifs et sensibles, vifs et virils, ceux qui viennent à Hollywood après avoir vécu, embrassé, enlacé, combattu et/ou joué les globe-trotters. Bien entendu, il est difficile de résumer le foisonnant Hollywood de l’époque en ces quelques catégorisations un brin grossières, d’autant que ces "castes" communiquaient parfois entre elles, presque imperceptiblement. Le cas d’un Michael Curtiz en est un exemple, technicien capable de tout faire, et pourtant auteur chevronné transcendant régulièrement ses scripts par une audace visuelle héritée d’une éducation artistique et morale indéniable. Concernant, Wellman, celui-ci reste le type même du réalisateur issu de la troisième catégorie, insufflant de fait à ses films une profonde générosité, une sensibilité exacerbée ainsi qu’un regard sur le monde à la fois plein d’espoir, humaniste et lucide. Son expérience et son vécu forgent sa vision de cinéaste en rehaussant la forme de ses récits d’une justesse de ton que l’on ne trouvera jamais dans l’apprentissage stagiaire d’un métier. Wellman parle avec son cœur, mais aussi avec un esprit bien rempli, et nous y observons bien là toute la raison d’être de ces metteurs en scène expérimentés. Du romantisme, de la tendresse, du sentiment, mais aussi de la hargne, de la frénésie, de la peur.


Wings intervient également au moment charnière de l’apparition du cinéma parlant. La Warner ne va pas tarder à lancer son invention du Vitaphone, élément fondamental qui va changer l’histoire du cinéma, et l’ère du muet va rapidement disparaitre. Il convient, à la lumière de cette information, d’y observer plusieurs éléments si l’on veut pouvoir apprécier Wings dans son entière splendeur efficiente. De fait, le cinéma muet n’a cessé de perfectionner ses techniques de tournage jusqu’au bout, parvenant à maturité aux alentours de 1920. L’Allemagne, les USA, l’URSS et la France sont alors les nations les plus puissantes sur le plan de l’avancée technique. Entre 1921 et 1928, on assiste à ce qui pourrait bien être la plus belle période du muet. Un instant de plénitude artistique au sein de laquelle se rencontrent les derniers pionniers de cet Art encore tout jeune et les premiers classiques de la future période de l’âge d’or hollywoodien, qui débutera tout particulièrement dès 1929, lorsque toute l’usine à rêves décidera de se lancer définitivement dans le "tout parlant". S’échelonnent des films mythiques, d’autres moins, mais tous mus par des ambitions visuelles poussées à l’extrême, apportant au cinéma une stature libérée de toute contrainte, comme portée par les airs. Les mouvements de caméra deviennent de véritables morceaux de bravoure, la fluidité des histoires devient poésie et le jeu des acteurs se fait de plus en plus adroit, léger, astucieux même. Durant les dernières années de son existence, le cinéma muet profite d’une maturité exceptionnelle que l’arrivée du parlant fera péniblement reculer lors des premières années de son existence. Un peu comme si l’arrivée de la parole avait figé un temps le cinéma dans l’effroi de sa nouvelle aptitude, étrange, excitante et encore mal maîtrisée. Là encore, il faudra attendre le courant des années 1930 et 1931 pour que les systèmes de narration et l’harmonie artistique reviennent à leur apogée, techniquement comme fondamentalement. Par la suite, à partir de 1932, le cinéma parlant progressera même dans de nouvelles expérimentations, laissant cependant derrière lui un cinéma qui, pour exister, devait tout montrer. Ce qui explique enfin pourquoi le cinéma muet pouvait proposer de tels décors, de telles méthodes graphiques pour parler à la place des mots, pour signifier à la place du hors-champ. Lorsque la parole est apparue, elle a paradoxalement su créer le non-dit, et donc le hors-montrable, créant ainsi une nouvelle synergie de langage pour le cinéma, et donc de nouvelles et plurielles possibilités. A l'époque du muet, il fallait tout montrer pour tout dire, utiliser toute technique pour souligner même les choses les plus sobres. C’est donc dans cette optique que s’inscrit Wings, film décisif de la fin du muet, lauréat de l’Oscar du Meilleur Film lors de la première cérémonie de l’histoire de la célèbre statuette en 1929 (et donc l’unique film muet à avoir jamais obtenu cette récompense), signant à la fois le zénith du savoir-faire américain de l’époque et les prémices d’un cinéma moderne épris d’inventivité.



William Wellman donne par ailleurs au film une mesure hors du commun, et ce pour deux raisons qui se repoussent et s’attirent dans une curieuse combinaison qui n’a pas fini de fasciner le spectateur. La première raison concerne le réalisme brut de la grande Histoire qu’il prétend montrer à l’écran. Les combats au sol sont spectaculaires et cruels, troubles et enragés, très violents et extrêmement documentés, presque documentaires. Le spectateur moderne pourra mesurer l’étonnante et inconfortable ressemblance qu’il peut exister entre ces images (fictionnelles, cinégéniques) et les images d’archives bien connues que l’on peut observer dans pléthore de documentaires ou sur Internet. La similarité confondante de ces deux strates envoie Wings traiter avec le morbide et le réalisme cru, conduisant le public dans un chaos réflexif qui lui fait perdre pied. Film ou document, fiction ou témoignage, en cela règne déjà le premier et redoutable savoir-faire de Wellman, qui connait la guerre et l’a vu, l’a faite, l’a consommée. Ici des troupes écharpées par des mitrailleuses inexpugnables, là des corps explosant dans les airs, secoués par les bombes. Ici un soldat trop épuisé pour se coucher à terre et mourant tué d’une balle (presque paisiblement), là encore une charge de tranchées meurtrière, où les fumées de l’enfer se déchainent et font perdre dans leur sillage toute notion d’espace et de logique. Comparé à ses successeurs les plus réussis, Wings n’a certes pas la fureur naturaliste de A l’Ouest rien de nouveau (Lewis Milestone, 1930, chez Universal... peut-être le plus beau et le plus terrible film jamais réalisé sur ce conflit) ni la froide réalité désespérée de L’Aigle et le vautour (Stuart Walker, 1933, chez Paramount... un sublime exercice de l’absurde qui étreint son héros aviateur dans une folie autodestructrice qui n’entretient que peu de rapport avec le sens épique et fougueux de Wellman en ces lieux), ni même la fatalité glaciale et désenchantée des Chemins de la gloire (Howard Hawks, 1936, chez 20th Century Fox... une œuvre considérablement mature complétant à merveille le film de Milestone). La comparaison pourrait continuer avec certains titres supplémentaires, mais il n’y aurait guère d’utilité à pousser la question plus avant. Car Wings reste assurément l’un des grands films sur la Première Guerre mondiale, l’un des plus impressionnants aussi, réalisé grâce à des techniques et des trucages qui tiennent la dragée haute aux productions actuelles. Plus encore, les effets spéciaux numériques ne pourraient guère rivaliser avec la véracité du désastre que parvient à retranscrire Wellman. On y voit de nombreux éléments qui ne seront plus beaucoup réutilisés par la suite, comme la vision d’un champ de bataille dans son ensemble (gargantuesque, défigurant le paysage) ou la somme de moyens mis en route simultanément. Des chars appuient en arrière-plan des fantassins fauchés par la mitraille, disparaissant dans d’innombrables explosions qui creusent encore un peu plus un paysage devenu quasi lunaire. Des arbres morts jonchent des sols friables authentiquement désertés, morcelés de barbelés. Les torpilles bangalore, ayant pour objectif de permettre la destruction de ces défenses meurtrières, apparaissent originales dans un univers de guerre et de sang que nous pensions pourtant tous connaître par cœur dans nos esprits. Sans oublier des vues panoramiques du champ de bataille laissant apparaitre les tranchées, mais aussi les boyaux permettant aux troupes de circuler entre elles. Du souffre, de la fureur et de la destruction.



Le reste appartient à la deuxième raison d’être du film, c'est-à-dire la ferveur presque mythologique que Wellman donne au corps d’aviation. Par l’entremise de ses deux héros, deux amis inséparables, le réalisateur exprime sa propre vision de l’escadrille à l’attaque. La guerre vue du ciel, la guerre dans le ciel. Une guerre céleste en somme, et donc dominée par des demi-dieux. Le film quitte en partie son réalisme pour intégrer une forme épique beaucoup plus lyrique. Evitant soigneusement toute caricature, Wellman préfère alors se concentrer sur le symbolisme tragique de ses figures humaines. La forme est d’une efficacité redoutable, avec des prises de vues hautement risquées, des acteurs plongés dans l’action (filmés dans les airs en plans serrés, sans la moindre transparence en arrière-plan) et des combats aériens virtuoses. Wellman multiplie les effets au fur et à mesure du film, et emplit les deux tiers du récit de morceaux de bravoure insensés mais sans aucun doute véridiques. Etrange équilibre dans lequel Wellman semble offrir simultanément le meilleur de ce que son expérience de pilote de chasse propose de véridique, et un aspect légendaire rehaussant le mythe de ces héros du ciel qu’il aime forcément à raconter. Il dresse avec amour un portrait sensible de l’histoire de ces figures, et réussit ainsi une symbiose unique entre légende et réalité. Du lyrisme, Wellman en offre à tous les niveaux. Les intertitres insistent d’ailleurs énormément sur cet aspect des choses, préférant la métaphore à l’histoire frontale des évènements. Il subsiste dans ces séquences, et notamment dans ces intertitres, quelque prose poétique issue d’un romantisme guerrier un peu suranné, presque maladroite parce que populaire, en tout cas touchante et terriblement entrainante. Les aviateurs sont ainsi des aigles de proie, des prédateurs magnifiques, à l’assaut de forteresses volantes et à la recherche de combattants de leur niveau. On y voit des avions en flammes s’écraser, disparaitre dans les nuages (référence hautement symbolique) et pénétrer la mythologie, mais aussi des combats fracassants, et où les mitrailleuses s’emballent et les consciences s’enhardissent. (3) La rage, le courage et la force, sans oublier un code d’honneur faisant parfois la part belle à l’ennemi. En effet, l’officier allemand Kellerman ne fait-il pas montre de son appartenance aristocratique en épargnant son adversaire dont les mitrailleuses sont enraillées ? Car devenues inutiles, celles-ci empêchent un combat loyal. Quelle différence note-t-on alors avec les combats au sol, ravageurs, mécaniques, sans esprit ! Et pourtant que l’on ne s’y trompe pas, Wellman insiste également sur l’image impitoyable de ces combats aériens, en montrant des appareils criblés de balles, d’autres s’acharner sur un seul de leurs adversaires. L’honneur n’empêche pas l’affrontement sans pitié, la poursuite de la dignité jusque dans le plus haut degré d’une attaque, celui où tout sentiment de péril s’envole en fumée pour faire pénétrer le protagoniste dans un autre monde, celui de l’ivresse des combats, des hauteurs et du divin. Le mélange des sphères en devient presque onirique et propose une expérience toujours unique à l’heure actuelle en terme de guerre au cinéma.


Le réalisateur démarre son film après une demi-heure de présentation, pour ne jamais cesser de monter en puissance par la suite. Les quelques 144 minutes du film se pressent vers un tourbillon d’action et de panache, de tragédie et d’empathie. Wellman démontre qu’il peut manipuler chaque matériau avec soin, sans jamais se départir d'une certaine flamboyance. Alors que le film démarrait par une série de séquences burlesques assez efficaces, tout en tissant des enjeux affectifs simples mais fins, il continue ensuite en augmentant la pression sur tout ce qu’il tente. Wellman offre du grand spectacle, encore et encore, de plus en plus, non jusqu’au malaise ou jusqu’au dégoût (apanage d’autres très grands metteurs en scène au discours différent) mais jusqu’à l’étourdissement, jusqu’à l’épuisement. Il ne fait aucun doute que Wings n’est pas prêt d’être surpassé dans sa catégorie de film à grand spectacle, tout simplement parce qu’il le fait dans la plus pure tradition populaire qui est de ne jamais perdre le spectateur en chemin. Car Wellman prouve déjà en 1927 son incroyable capacité à tailler des personnages sincères et bouleversants. Ses trois héros sont tellement humains qu’ils parviennent à tout faire passer, même le plus topique. Charles Rogers (qui deviendra le second mari de Mary Pickford) incarne Jack, le personnage central pivot tout à fait classique, sorte de jeune homme beau et plein d’entrain, issu de la classe ouvrière. Son tempérament optimiste et son enthousiasme juvénile font merveille. Richard Arlen interprète quant à lui David, le deuxième homme, plus sombre et sérieux, issu d’une famille bourgeoise aisée. Pourtant, jamais Wellman n’émet-il la moindre critique envers le contexte social de ses personnages. Mieux, il en offre une vision assez moderne et finalement peu en phase avec son temps. Tandis que Jack court les rues, avec peu d’argent en poche mais énergique et joyeux, on peut voir à l’inverse David, riche et propre sur lui, mais préoccupé, laissant derrière lui une mère mélancolique et un père infirme en fauteuil roulant. Libéré de toute contrainte, Jack est le personnage fonceur par excellence, drôle et gentil, mais se souciant peu des réalités. Il est de ce fait amoureux de Sylvia, ce qui n’est pas réciproque puisque celle-ci est en réalité amoureuse de David. Un triangle amoureux contrarié puisque personne - ni David ni Sylvia (qui s’aiment et se le disent) - n’osera avouer la vérité à Jack de peur de le blesser. Reste Mary, incarnée par la star Clara Bow, un personnage féminin un peu bougon, très sensuel et engagé. Wellman a su en faire un personnage féminin complet, jamais tapageur et ne cherchant jamais à capitaliser sur son physique, sauf en de rares mais touchantes scènes romantiques. La femme selon Wellman, c’est la future Barbara Stanwyck de Night Nurse (1932, chez Warner), la future Dorothy Coonan de Wild Boys of the Road (1933, chez Warner) ou bien encore la future Anne Baxter de La Ville abandonnée (1948, chez 20th Century Fox). Et les exemples sont légion de ces femmes fortes mais fines qui peuplent le cinéma de Wellman. Un cinéaste décidément féministe, dans le bon sens du terme (sans préjugés, sans cadre préfabriqué), au même titre qu’un Mankiewicz, un Cukor, un Minnelli ou un Ford.


Et il faut le voir, ce trio d’adorables personnages principaux, pour comprendre l’alchimie du film. (4) Tandis que Jack emporte avec lui la photo de Sylvia, secrètement dédicacée à un autre que lui (David), l’autre compère emporte avec lui son ourson d’enfance. Jack reviendra du conflit, enfin décidé à faire sa vie avec Mary dont il a compris la nature de leurs sentiments réciproques, tandis que David laissera un souvenir, mort au champ d’honneur, et la belle Sylvia dans le plus grand des chagrins. L’un est revenu, l’autre pas. Portrait d’une génération sacrifiée sur laquelle Wellman pose enfin un regard attendri, sanctuarisé, avec en outre ce symbole fort que Jack ramène aux parents de David : le petit ourson et la Croix de Guerre. L’enfant et l’adulte, la jeunesse et le sacrifice. Malgré le point de vue wellmanien volontairement idéaliste du courage au combat, il n’en ignore ni la cruauté, ni la difficile reconstruction de ceux qui ont la chance de revenir au pays. Il est passionnant de constater que le réalisateur n’a rien oublié, et surtout rien négocié, en regard de la réalité des choses, et que son optique épique n’a pas fait dévier sa course au précepte majeur de son œuvre ici présente, à savoir la guerre vue et racontée par celui qui l’a faite. Ressortent de Wings un profond sentiment d’humilité mais aussi la beauté d’instants volés au destin. Parmi les quelques magnifiques instants qui parcourent le film, on ne peut s’empêcher de parler de la longue séquence parisienne, aux clichés rocambolesques, avec son héros ivre ébloui par les bulles de champagne (hilarant) et son héroïne délaissant l’uniforme des troupes pour la robe pailletée. Il faut voir les travelings hallucinants que Wellman enchaine, les situations drôles et tragiques qu’il entremêle, et la grande finesse qu’il insère dans les rapports de ses personnages poursuivant les topoï les plus rebattus. D’autant que le cinéaste est autant attaché aux scènes intimistes liant ses héros qu’aux scènes de combats, concourant à donner à Wings toute l’âme qu’il mérite. Magnifique, comme cette dernière étreinte des deux personnages masculins, Jack accompagnant David jusqu’à son dernier souffle, le serrant dans ses bras, l’embrassant même un instant. Wellman fait enfin partie de ces metteurs en scène capables de conserver toute sa virilité à l’amitié masculine, en l’affublant néanmoins de rapports sentimentaux fragiles et très émotifs. Là encore, il maintient un équilibre très délicat dans la justesse de ses rapports humains, là où les hommes, les vrais, laissent tomber ces barrières et codes un peu poussiéreux de la camaraderie goguenarde pour s’avouer leur indéfectible amour fraternel. Un peu comme chez John Ford, qui n’hésite pas à rapprocher les hommes entre eux, et à leur faire partager quelques larmes d’une affection peu commune. Un autre cinéaste du coup-de-poing et de l’audace, de l’aventure et de la tendresse, qui lui aussi savait comment raconter les hommes et les femmes.


Wings se termine donc par une tragédie et parallèlement par la promesse d‘un avenir possible. Alors que Jack porte David dans ses bras (sublime mouvement de cadre de la part de Wellman, et qui illustre parfaitement sa science du mélodrame), il ne tarde pas à revenir chez lui, au bercail, dans une Amérique qui ne connait pas encore le traumatisme politique et social qui va l’entraver d’ici quelques temps. Jack et Mary se retrouvent et partagent un moment de paix, tandis qu’une étoile filante passe dans le ciel. Un instant nous nous rappelons que Mary avait imaginé et dessiné ce symbole pour Jack, sur sa voiture, et que cela l’avait suivi jusque dans les airs, sur la cuirasse de son avion. Mary suggère qu’il serait temps de l’embrasser. Ces deux jeunes êtres s’apprêtent alors à rêver. Car il y avait encore une place pour le rêve dans cette Amérique-là.

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(1) Afin de mieux cerner la personnalité du réalisateur, voir l’entrée en matière de la chronique de The Story of G.I. Joe (1945).
(2) Rappelons toutefois que King Vidor avait réalisé The Big Parade deux ans plus tôt (1925, chez MGM), film qui se passait clairement dans les tranchées. On peut aussi remonter jusqu’aux Quatre cavaliers de l’Apocalypse (Rex Ingram, 1921, chez Metro Pictures) ou bien aller à la rencontre de L’Heure suprême (Frank Borzage, 1927, chez Fox Films Corporation) pour en apercevoir des bribes.
(3) Les nombreuses scènes d’attaque aérienne du film ne peuvent d’ailleurs manquer de faire penser à Star Wars (1977, George Lucas, chez 20th Century Fox). Il est évident que Lucas a repris un grand nombre d’idées de plans à Wellman : les tirs de mitrailleuses à partir d’un avion lourd, les tirs entre chasseurs qui se traquent dans le ciel... La ressemblance en est frappante, presque troublante.
(4) Gary Cooper, abusivement cité sur les affiches plus récentes du film, et même sur le Blu-ray, n’apparait en réalité que deux minutes au maximum. Bien que marquant, son personnage est extrêmement secondaire dans l’intrigue. Il ne fait absolument pas partie des têtes d’affiche.

DANS LES SALLES

  DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
  DATE DE SORTIE : 5 novembre 2014

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Par Julien Léonard - le 4 novembre 2014