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Critique de film
Le film

Léon Morin, prêtre

L'histoire

1940, en France occupée. Après l'arrestation de son mari juif, Barny trouve refuge avec sa fille France dans une petite ville des Alpes. Elle est un peu excentrique, fort en gueule, courageuse, communiste et athée ; mais pour protéger sa fille, elle décide de la faire baptiser. A l'idée de se soumettre au dogme catholique, la "bouffeuse de curés" se réveille et elle provoque le prêtre de la paroisse en lui déclarant dans le confessionnal que « la religion est l'opium du peuple. » Mais elle ne s'attend pas à trouver face à elle l'abbé Morin (Jean-Paul Belmondo), jeune homme séduisant qui la déstabilise en en rajoutant sur sa déclaration. Léon Morin n'est pas un abbé comme les autres : il cache des Juifs, fustige le décorum bourgeois de l’Église et prône la vraie foi. Après cette rencontre, Barny retrouve chaque soir Morin pour parler de la foi et de l'engagement religieux, et bientôt les croyances de le jeune femme vacillent...

Analyse et critique

Dès la parution en 1952 du roman de Béatrix Beck, Jean-Pierre Melville a envie d'en tirer un film. Il lui faut attendre huit ans avant de parvenir à concrétiser ce projet, non pas parce que le roman qui a obtenu le Prix Goncourt est difficile à adapter, mais parce qu'il lui faut trouver les interprète idéaux pour porter le film. C'est en rencontrant Jean-Paul Belmondo que le personnage de Léon Morin prend enfin corps et que le cinéaste décide de se lancer dans l'aventure. Aventure car rien ne semble plus éloigné des préoccupations de ce cinéaste athée que cette histoire de conversion, d'autant qu'elle est racontée du point de vue de l'héroïne féminine, ce qui, au regard du l'univers très masculin de Melville, est un autre motif de surprise. Mais c'est que le cinéaste aime aller là où on ne l'attend pas et, après Bob le flambeur et Deux hommes à Manhattan, se frotter à un prix Goncourt n'est pas dépourvu d'attraits. D'autant qu'il a sa propre vision - pleine du malice - du roman et que c'est une belle occasion d'évoquer cette période de l'Occupation si importante pour lui.

Melville et Belmondo se sont croisés pour la première fois dans un escalier, sur le tournage d'A bout de souffle, où le cinéaste a accepté par amitié pour Godard de faire l'acteur. Il se rend par la suite sur le plateau de La Ciociara de Vittorio De Sica pour convaincre l'acteur, d'abord réticent, d'endosser la soutane de Morin. Il sent tout de suite chez lui une immense présence, sait qu'il est un grand comédien et sa prestation habitée dans Léon Morin va lui donner entièrement raison, Belmondo explorant avec ce rôle une nouvelle facette de sa personnalité. Pour incarner Barny, Melville porte son dévolu sur Emmanuelle Riva - qu'il a découverte dans Hiroshima mon amour - d'abord parce qu'elle ressemble physiquement à Béatrix Beck. Heureusement il n'y a pas que l'apparence, et l'actrice est littéralement éblouissante dans ce rôle, nous charmant par ses irrésistibles moues, nous faisant fondre par ses regards tristes. Sorte de lutin espiègle, elle entraîne avec elle le film, Léon Morin, prêtre étant derrière son titre austère une œuvre drôle, spirituelle, portée par des dialogues savoureux, un casting impeccable (Irène Tunc, la jeune Patricia Gozzi qui illuminera l'année suivante Les Dimanches de Ville d'Avray) et une mise en scène enlevée.


Celle-ci est d'une grande inventivité, Melville ne se contentant pas de signer une reconstitution appliquée ou une adaptation littérale du texte. Jeux sur les mouvements de caméra et les échelles de plans (un défilé de soldats allemands est mis en scène comme un viol de l'héroïne par une succession de plans de plus en plus rapprochés sur celle-ci), symbolique de l'image (l'entrée des soldats dans la ville assoupie avec simplement le bruit des moteurs et des bottes claquant le pavé en fond sonore et, à l'écran, les volets clos d'une fenêtre couverte d'un rideau dont les motifs représentent une meute de loups), effets de montage ironiques (la musique de foire qui accompagne les soldats italiens et leurs drôles d'uniformes, qui se transforme en air martial lorsqu'un soldat allemand apparaît à l'écran), savant jeu sur les placements de la caméra (la grille du confessionnal qui disparaît et réapparaît en fonction de ce que se disent Barny et Morin lors de leur première rencontre), sens du détail (un léger travelling sur la soutane de Morin qui montre le désir interdit de Barny pour le prêtre mais aussi la pauvreté de ce dernier) : le cinéaste ne cesse d'innover et de chercher à faire ressortir par des choix purement cinématographiques les enjeux du récit, qu'ils soient historiques, humains ou philosophiques. Chaque séquence montre à quel point Melville maîtrise parfaitement la grammaire cinématographique, le cinéaste parvenant à raconter son histoire, les rapports entre les personnages, leur évolution, juste par l'image. On pourrait couper le son que l'on saisirait sans peine l'histoire et tous ses sous-textes. Melville n'en oublie cependant pas le son et entre les idées de mise en scène sonore et la finesse des placements musicaux, notre oreille est constamment invoquée.


Les joutes verbales entre Morin et Barny sont aussi l'occasion pour le cinéaste de travailler savamment la disposition des personnages dans le cadre, les éclairages, les options de montage (champs / contre-champs ou plans longs), les échelles de plan et la profondeur de champ, Melville signant une série de scènes admirables qui par les choix de mise en scène épousent le plaisir de la maïeutique. Les réflexions théologiques et philosophiques virevoltent et se révèlent légères, portées par le charme, l'humour et l'engagement du couple d'acteurs. Le fait que l'athée Melville adapte un roman emprunt de religiosité, loin d'être un handicap, confère au film une richesse inattendue. Les échanges détonnent, surprennent, et l'on y entend à la fois les pensées du réalisateur et celles de l'écrivaine qui semblent ainsi discourir à une dizaine d'années d'intervalle. Si Melville déclare se garder de juger le fait religieux (1), il n'empêche que l'on entend sa voix, aussi bien dans la bouche de Barny, qui a priori est la plus proche de ses convictions, que dans celle du prêtre Léon Morin.


L'adaptation du roman par Melville est une indéniable réussite. Si les dialogues de Bob le flambeur (essentiellement écrits par Auguste Lebreton) se révélaient empruntés et artificiels, ici tout sonne juste et naturel. La qualité d'écriture n'est jamais prise en défaut, aussi bien au niveau de la construction narrative - qui se révèle d'une précision et d'une minutie qui manquaient aux deux précédents films de Melville (mais leur charme vient aussi de ce côté relâché) - que de ces dialogues clairs, simples et directs qui permettent aux acteurs de toucher la vérité de leurs personnages. Melville parvient en un même mouvement à faire du film la chronique d'une petite ville sous l'Occupation, un récit initiatique (l'histoire d'une conversion, même passagère, même trompeuse), une comédie de mœurs et un drame.

Une des premières choses qui frappe à la vue du film, c'est la vérité qui se dégage de la description du petit village sous l'occupation italienne, puis allemande. Melville retrouve dans le roman de Béatrix Beck ce que lui-même a vécu et l'on sent son attachement à retranscrire l'ambiance de cette période si particulière de sa vie. Ce n'est qu'un cadre, mais Melville y porte toute son attention, sa science des détails justes ancrant le film dans un terreau réel alors même que l'essentiel se passe dans la tête des personnages.


Selon ses dires (2), dans la version originale du film qui faisait plus de trois heures, Melville s'attachait plus encore à Barny et reléguait Léon Morin à l'arrière-plan. Mais même en l'état, c'est un magnifique portrait de femme, le seul film de Jean-Pierre Melville - avec Les Enfants terribles - où le point de vue du spectateur épouse celui d'un personnage féminin. Le film prend à bras-le-corps la question du désir, le suspense du récit venant moins de la présence des forces d'occupation que de savoir si Morin va oui ou non tomber la soutane pour accueillir dans ses bras la belle et désirable Barny. Le film tourne autour de ce besoin d'amour qui envahit les femmes en cette période où les hommes sont absents, et Melville n'y va pas par quatre chemins pour parler aussi bien du saphisme (Barny envoûtée par la beauté de sa collègue de travail - « Elle ressemble à amazone... à un samouraï » - et à qui sa camarade lui demande si elle voudrait « coucher avec elle ») que de la masturbation (« Je me fais l'amour avec un bout de bois » dit-elle à Morin). L'ambigu Léon Morin joue de ce désir qui consume ses ouailles et, caché derrière sa tenue de prêtre, on sent qu'il prend du plaisir à faire fantasmer une Barny esseulée. « L'idée principale était de montrer ce prêtre allumeur qui aime exciter les filles et ne les baise pas », résume un Melville goguenard et décidément fripon. (3) Ce jeu de séduction devient l'enjeu principal du film, si bien que l'on peut presque donner raison au cinéaste lorsqu'il déclare que la question de la foi est totalement annexe dans son film. La conversion de Barny pour Melville, est une fausse conversion qui vise simplement à se rapprocher de Morin pour le mettre dans son lit. Bien sûr, il y a de la provocation de la part du cinéaste lorsqu'il résume ainsi son film, mais c'est effectivement cet aspect qui devient prépondérant et qui donne tout son sel à ce film pour le moins impertinent.

Mais il n'y a pas que l'humour et la sensualité. La sensibilité du cinéaste s'exprime pleinement dans la bouleversante dernière partie, Barny s’enfonçant dans le malheur car elle espère que Léon Morin est un homme qui pourrait accueillir son amour alors qu'il est tout entier à Dieu. L'impossibilité de l'amour est, avec la solitude, le grand thème melvillien et Léon Morin prêtre, film passionnant et d'une grande richesse, est loin d'être un accident de parcours comme on a pu le lire ça et là, mais fait pleinement partie d'une œuvre d'une rare cohérence.


(1) « Les opinions de chacun sont tellement en dehors des problèmes cinématographiques. Ce que je pense de la foi, de l'existence de Dieu, du socialisme etc., c'est mon univers à moi, un univers que j'essaye de ne pas transcrire dans mes films parce que je trouve que ce n'est pas mon métier de délivrer des messages politiques, métaphysiques ou autres. » In Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville, entretien avec Rui Nogueira (Editions Les Cahiers du Cinéma).
(2) Melville explique qu'il a de lui-même décidé de couper plus d'une heure de film pour se concentrer sur l'histoire d'amour ratée. Dans la version originale, l'accent était mis sur les conditions de vie dans le village, le personnage de Morin n'apparaissant qu'au bout d'une heure et quart de film. Melville y insistait également sur le caractère sexuel, sur la frustration des femmes abandonnées par leurs hommes.
(3) In Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville, entretien avec Rui Nogueira (Editions Les Cahiers du Cinéma)
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DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : tamasa

DATE DE SORTIE : 25 octobre 2017

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Portrait de Melville à travers ses films

Le Top Melville de la rédac

Par Olivier Bitoun - le 15 mai 2015