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Critique de film
Le film
Affiche du film

Leila

L'histoire

Leila (Leila Hatami) rencontre Reza (Ali Mossafa) lors d’une fête qui réunit leurs deux familles. Ils tombent immédiatement amoureux et se marient. Ils forment un couple moderne et heureux ; seule ombre au tableau, Leila se révèle stérile. Son époux a beau lui affirmer que cette situation lui est égale et qu’il ne souhaite pas forcément avoir d’enfants, Leila, sous la forte pression de sa belle-mère, propose à Reza de se remarier d’autant plus qu’étant le seul garçon de sa famille, la descendance ne repose que sur lui. Refusant d’abord catégoriquement, à force d’être inlassablement relancé par sa mère et sa femme, il se rend aux différents rendez-vous qu’on lui organise mais donne pour condition à son acceptation que Leila devra approuver cette deuxième épouse, les deux femmes devant ensuite continuer à vivre sous le même toit...

Analyse et critique


Le cinéma iranien est décidément l’un des plus riches du monde alors que malheureusement presque seuls Abbas Kiarostami, Jafar Panahi et Moshen Makhmalbaf semblent avoir eu ces dernières années la faveur des distributeurs occidentaux, ou tout du moins français. Non pas que ce soient des cinéastes à négliger - tout au contraire, le premier pouvant même se targuer de faire partie des plus grands réalisateurs au monde - mais ils ne représentent probablement qu’une goutte d’eau au sein de la production cinématographique iranienne. Ces dernières années on remarque cependant un regain d’intérêt pour cette cinématographie passionnante mais toujours bien trop confidentielle, puisqu’en 2014 on découvrait par exemple seulement le cinéaste Dariush Mehrjui et son deuxième film daté de... 1969, La Vache (Gāv), cocasse mélange de néoréalisme et d'onirisme surréaliste. Heureux téléspectateurs français, nous avions quand même eu droit au début des années 80 sur FR3, pour inaugurer Cinéma sans visa - émission de cinéma de Jean Lacouture et Jean-Louis Guillebaud consacrée au cinéma du Tiers Monde - à la diffusion du Cycle (Dayereh mina), film bloqué dès 1974 par la censure iranienne et qui abordait le sujet des trafics de sang humain nécessaire aux hôpitaux du pays ainsi que la corruption qui en était à l’origine.

Le réalisateur a toujours été considéré comme l'un des plus grands intellectuels du cinéma iranien contemporain, la plupart de ses films s'inspirant du théâtre et de la littérature du monde entier ; mais que ce soit sous le règne du Chah Mohammad Reza Pahlavi ou après 1979 sous la République islamique, il eut toujours des difficultés avec les autorités de son pays. Une dizaine de films et 25 ans après La Vache, qui avait eu en son temps un très beau succès d’estime un peu partout (le premier film iranien a avoir été primé dans un festival international), il réalise donc le long métrage qui nous concerne ici, film qui fait partie d’une tétralogie consacrée principalement - comme leurs titres nous le font deviner - à des portraits de femme : Baanoo, Sara (d’après Peter Ibsen) et Pari (d’après Conrad Salinger). Des femmes souvent modernes, fortes et émancipées, bien plus déterminées dans les actions de leur vie quotidienne que leurs compagnons masculins. Leila clôt ce cycle et donne à la superbe - à tous points de vue - Leila Hatami son premier grand rôle au cinéma avant que l’occident tombe à son tour sous son charme et découvre son immense talent à l’occasion 15 ans plus tard du film Une séparation (Djodāï-yé Nāder az Simini) d'Asghar Farhadi. Son tout aussi remarquable partenaire dans Leila n’est autre que Ali Mosaffa qui sera quant à lui à l’affiche du film suivant de Farhadi, l’inoubliable Le Passé (Gozashte), aux côtés de Bérénice Bejo et Tahar Rahim.


Leila possède une ligne simple et claire pour un schéma finalement assez classique et des thématiques somme toute universelles. Leila est fille d’une famille bourgeoise iranienne de Téhéran ; comme celle de Reza, son futur époux, une famille cossue, éduquée et moderne, loin de tout traditionalisme archaïque. Aucun des membres de ces deux familles n’est spécialement rigoriste et s’ils respectent certains rituels, ils n’ont que rarement rapport à la religion. La première qualité du film de Mehrjui est cette délicate attention portée au quotidien de cette classe sociale iranienne aisée qui n’est pas la plus souvent représentée au cinéma. Les deux jeunes gens se plaisent et se marient. Ils vivent un paisible bonheur, tous deux aussi attentionnés, complices, tendres et compréhensifs ; on rencontrera d’ailleurs tout au long du film nombre de séquences auxquelles on ne s’attendait pas à trouver dans le cinéma iranien - que l’on a peut-être trop tendance à n'imaginer que solennel et sérieux - comme par exemple l’arrivée de l’époux à la maison avec une immense peluche du Marsupilami, le visionnage de Docteur Jivago, les petits moments de "folies" familiales avec force éclats de rire... Après une série d’examens médicaux, ils apprennent que Leila est stérile. Au soulagement de la jeune femme, Reza n’en fait pas grand cas, répétant que ne pas avoir d’enfants lui est totalement égal, voire même que cela leur permettra de rester centrés sur leur couple. En revanche, la mère du mari le prend moins bien, ayant toujours compté sur son unique fils pour assurer la descendance familiale. Elle ne va alors cesser de mettre en place un travail de sape intrusif qui va vite devenir invivable, les harcelant par exemple de coups de téléphone après chaque examen pour en savoir immédiatement plus, essayant de convaincre Leila de laisser son fils se remarier par un grand numéro de culpabilisation. Elle lui promet aussi que cette nouvelle union ne mettra jamais en péril leur couple ni sa place au sein de la famille, les deux femmes pouvant très bien vivre sous le même toit.

Leila est alors confrontée à un cruel dilemme : elle veut tout autant protéger son mariage et ne pas remettre en question la sincérité des sentiments qui unissent son couple que donner la possibilité à son époux de pouvoir avoir un enfant. [Attention, d’éventuels spoilers pourraient désormais gâcher la surprise à certains !] Malgré le fait que le couple soit indépendant, libre, ouvert d’esprit et cultivé, qu’il n’accorde pas trop d’importance à la religion pas plus qu’au qu’en-dira-t-on, la pression sociale, les traditions et la question de l’honneur seront plus fortes que tout, l’inéluctable impression de gâchis à venir finissant par se produire faute à une pression intenable détruisant l’intimité d’un couple qui semblait fait pour que ses deux membres fortement amoureux et complices finissent leurs jours ensemble. Ce qui est très fort de la part de l’auteur à part entière qu’est Dariush Mehrjui - puisqu’il a non seulement réalisé le film mais l’a également écrit et produit - est qu’il n’est jamais simpliste ni bêtement dénonciateur, critiquant certaines choses qui le dérange sans haine ni mépris mais avec au contraire beaucoup de tact et énormément de respect pour le point de vue de chacun : le portrait qu’il trace de la belle-mère de Leila n’est pas du tout dédaigneux ni condescendant ; elle a ses motivations certes égoïstes mais n’est pas foncièrement méchante.


D’autres motifs d’étonnement en rapport à notre vision occidentale peut-être trop étriquée de la société iranienne : tous les autres membres des deux familles - qui s’estiment et s’apprécient d’ailleurs tous beaucoup - sont défavorables à cette deuxième union au point de pousser le couple à ne pas succomber aux pressants desideratas de la mère de Reza ; les hommes se révèlent tous ici d’une tolérance, d’une conciliation, d’une sagesse et d’une ouverture d’esprit admirables y compris le père du marié qui ne rentre pas du tout dans le jeu de son épouse ; ils seront néanmoins impuissants face à la franche détermination de la "gardienne des traditions" et l’on ne peut que constater que, malgré le fait qu'il s'agisse d'une société patriarcale, les hommes n’ont pas franchement leur mot à dire dans cette histoire même s’ils ne se gênent pas pour le faire comme ces deux personnages limite picaresques que son l’oncle, vieux garçon hédoniste, ou encore le frère artiste et musicien. Les autres femmes alentours, cousines ou sœurs, possèdent toutes elles aussi une grande part d’humanité et d’indépendance. Tous ces protagonistes - y compris ceux de moindre importance au sein de l’intrigue - sont formidablement dépeints et filmés avec une grande tendresse à tel point qu’en à peine deux heures nous avons l’impression de bien les connaitre et d’avoir longtemps partagé leur intimité.

Les contraintes sociales, le poids de l’environnement familial et des traditions auront donc eu le dernier mot et auront remporté la partie sur l’amour. Après le renoncement inéluctable et bouleversant, la tension et les pressions ayant été bien trop fortes, la conclusion ne se révèlera néanmoins pas tragique mais profondément mélancolique, nous amenant d’ailleurs sur un autre terrain de réflexion encore plus vaste, celui du miracle de la vie. [Fin des spoilers] Tout ceci passe par une belle sobriété de l’écriture pour une intrigue pourtant d’une imposante densité ainsi que par une grande rigueur de la mise en scène, sans pour autant que le réalisateur en oublie les outils de la grammaire et de la stylisation cinématographique puisqu’il n’hésite pas à utiliser à bon escient et avec beaucoup de talent et de subtilité les gros plans, les fondus, les discrets mouvements de caméra, le jeu sur les couleurs irréalistes, les répétitions de plans, la voix off, voire même certaines conventions théâtrales comme le regard et les monologues face caméra ou encore le fait d’entendre la personne à l’autre bout du téléphone comme si elle était dans la pièce. Mehrjui se sert aussi avec énormément de subtiles variations de deux éléments essentiels de la société moderne, la voiture et le téléphone, qui reviennent de façon récurrente tout au long de son film ; la voiture aura d’ailleurs été d’une importance primordiale dans le cinéma iranien : il n’y a qu’à se souvenir des films de Abbas Kiraostami pour s'en persuader. Tout ceci pour dire que Leila n’est pas un pensum social bêtement démonstratif mais une tragédie universelle et poignante sans dramatisme outrancier et d’une formidable justesse, dont la forme n’a rien à envier au fond.


Les deux comédiens -qui pour l’anecdote se marièrent à la fin du tournage- sont tout simplement exceptionnels et déjà rien que pour leurs performances le film mérite largement le détour. Leila reste sans ça une œuvre magnifique à la ligne d’écriture extrêmement claire et épurée, qui ne dévie quasiment jamais de son sujet jusqu’à sa conclusion inéluctable, désillusionnée et bouleversante. Sans jamais trop en faire tout en nous procurant de nombreux plaisirs purement cinématographiques, sans aucun manichéisme, tous les personnages étant décrits avec beaucoup de nuances, Dariush Mehrjui trouve donc ici le parfait dosage entre classicisme et modernité, entre sobriété et virtuosité, entre intelligence et lucidité, aussi talentueux quand il s’agit de sonder la psychologie de chacun que pour s’attarder sur l’aspect documentaire de la vie quotidienne de familles bourgeoises iraniennes, aussi doué pour installer de la tension que pour nous émouvoir à partir de simples gros plans ou regards. Un petit chef-d’œuvre du cinéma oriental à découvrir de toute urgence d’autant que l’universalité de son sujet, l’intelligence de son traitement sans complaisance ni pittoresque ainsi que la beauté de ce portait de femme ne pourront que toucher le plus grand nombre, le film étant de plus émotionnellement et plastiquement très riche !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 24 avril 2018