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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Rôdeur

(The Prowler)

L'histoire

Une jeune femme, Susan Gilvray, surprend un rôdeur en train de l'observer par la fenêtre de sa salle de bains. Effrayée, elle appelle la police : deux officiers viennent alors effectuer une ronde dans son quartier. L'un des deux, Webb Garwood, entreprend alors de séduire Susan. Devenu l'amant de la jeune femme, le policier élabore un plan d'une grande perversité pour se débarrasser de son époux et empocher l'assurance-vie.

Analyse et critique

Si, stylistiquement, le cinéma de Joseph Losey a, en apparence, considérablement évolué entre sa « période » américaine et la suite anglaise de sa carrière, l’essentiel a demeuré : son regard sur l’homme, empreint d’amertume et de sévérité. Quatrième long métrage du cinéaste, longtemps considéré comme invisible et réduit à alimenter les fantasmes des amateurs de film noir, Le Rôdeur est la parfaite illustration de cette assertion. Quoi de commun entre ce film noir, sombre et secret, et l’éclat parfois outrancier de quelques unes de ses plus fameuses réalisations britanniques ? Si ce n’est cette vision de l’humanité sans la moindre concession - et parfois même sans la moindre émotion.

Comme le dit Michel Ciment dans l’ouvrage qu’il a consacré au cinéaste en 1979, Le Rôdeur est « un film sur les fausses valeurs, sur les moyens justifiant la fin et la fin justifiant les moyens : "100 000 dollars, une Cadillac et une Blonde", tel était le nec plus ultra de la vie américaine de cette époque, et peu importe comment on les obtenait. » Cette volonté de dresser une critique d’un modèle capitaliste de l’american way of life n’était pas au départ une initiative de Losey, qui s’était pourtant rendu en URSS durant les années 40 et avait adhéré au Parti communiste américain en 1946. Le projet du Rôdeur est d’ailleurs, initialement, assez peu politique mais bien financier : suite à l’échec des We Were Strangers, en 1949, les producteurs Sam Spiegel et John Huston, via leur compagnie Horizon Films, cherchent un moyen de renflouer leurs caisses avec un film peu cher et immédiatement rentable. Le filou Spiegel, réputé pour son train de vie princier et ses dettes considérables, avait acquis - grâce à un chèque en bois - les droits d’une histoire de Robert Thoeren (qui menaça Spiegel d’un procès quelques années plus tard mais ne franchit pas le pas, eu égard à leur vieille amitié…) et d’Hans Wilhelm, intitulée The Cost of living et dont le sujet faisait écho à Assurance sur la mort, grand succès du milieu des années 40. Il se trouve par ailleurs que John Huston connaissait Joseph Losey, avec qui il s’était insurgé contre le HUCA (le Comités des Activités Anti-Américaines, en version française), et que l’épouse de John Huston, Evelyn Keyes, elle-même sympathisante communiste, avait réclamé le nom de Losey pour réaliser le film, dans lequel elle souhaitait incarner le personnage principal. Enfin, Spiegel avait - reniflant la bonne affaire - confié l’écriture du scénario à Dalton Trumbo : celui-ci, condamné pour son refus de coopérer avec le HUAC et son attitude provocante au Congrès, avait besoin de travailler, vite et beaucoup, avant de partir en prison. C’est ainsi qu’en 1949, carburant aux amphétamines, Trumbo accepta pour des honoraires très inférieurs à ses tarifs habituels de travailler sur le script du Rôdeur, quasi-simultanément  à ceux du Démon des armes et de Menaces dans la nuit. C’est son ami Hugo Butler qui servit de « prête-nom » pour le Rôdeur, lequel Butler n’allait d'ailleurs pas tarder à son tour à être « black-listé ».

C’est ainsi avant tout à Dalton Trumbo que l’on doit le mordant et l’impitoyable symbolisme d’un film qui saisit, encore aujourd’hui, par son insolence et sa subversion : comment cette œuvre, dans laquelle un policier en uniforme vient séduire une ménagère, lui faire un enfant adultère, et tuer son mari pour toucher l’héritage de celui-ci ( !!!) a pu passer entre les mailles de la censure du PCA (Production Code Administration) reste un insondable mystère. D’autant qu’il ne s’agit pas de la part du PCA, très actif à l’époque, d’une bête négligence : le directeur lui-même du bureau, Joseph Breen, avait suivi le projet et fait part de ses remarques personnelles : le 2 novembre 1949, il précisait que le scénario était « inacceptable selon le Code », qu’il s’agissait d’une histoire « à la morale déplorable » qui jouait sur « des instincts et des passions de caractère quasi-bestial. » L’art de Trumbo ne fut donc jamais de se plier aux recommandations du Code, mais de parvenir à faire comprendre sans dire et à suggérer sans montrer. Le résultat est d’autant plus saisissant quand on compare les recommandations de Breen sur les séquences finales (dans son mea-culpa, « le pêcheur devrait se condamner lui-même et énoncer les valeurs morales qui conviennent ») et ce qui se retrouve à l’écran, où le personnage n’éprouve aucun remord et, au contraire, suggère qu’il n’a fait que ce que n’importe qui d’autre aurait également fait à sa place...

On retrouve cette volonté de tendre un miroir au spectateur du film pour le questionner sur sa propre moralité dès le tout premier plans du film, en pré-générique (pratique fort rare à l’époque) et en vue subjective : le voyeur qui reluque la jolie pépée au sortir de la douche n’est-il pas le spectateur lui-même ? L’une des démarches parmi les plus étonnantes du film réside bien dans ce jeu consistant à bousculer les repères visuels, narratifs et moraux du public : venu dans la salle pour se divertir, le spectateur est d’emblée mis mal à l’aise par cette exhibition de ses pulsions voyeuristes, et le film n’aura ainsi de cesse de brouiller les confortables habitudes ou les codes usuels du genre : dans Le Rôdeur, c’est l’homme qui séduit et c’est la femme qui ne parvient pas, malgré elle, à résister à ses pulsions sexuelles ; c’est le policier en uniforme, garant de la sécurité commune, qui commet les crimes ; et l’aspiration du « criminel » n’est ni la grandeur, la gloire ou la fortune, c’est la normalité, la fonte intégrale dans un modèle de réussite sociale dont il nous est suggéré, d’une certaine manière, qu’il est en lui-même un vol...

Car loin du vulgaire ersatz d’Assurance sur la mort qu’il aurait pu être si Trumbo et Losey s’étaient cantonnés à l’intrigue (de leur propre point de vue assez mauvaise) de The Cost of living, Le Rôdeur trouve sa singulière force dans la destruction qu’il entreprend, méthodique et définitive, du fantasme du modèle normatif de l’american way of life. L’histoire est ici autant celle de Webb Garwood, flic ripoux basculant dans le crime, que celle de Susan Gilvray, jeune femme épousée trop tôt, enfermée dans un donjon de banlieue par un mari impuissant, et dont le désir de grossesse s’affirme progressivement : comme le dit très joliment Eddie Muller, « Les manigances de Webb ont beau avoir manipulé notre attention, l’horloge biologique de Susan a fait tic-tac en arrière-plan depuis le début. » On peut d’ailleurs remarquer que sans la révélation de ce qui est pour Susan un bonheur mais représente pour lui une menace, le plan machiavélique de Webb aurait fonctionné à la perfection, n’en déplaise aux principes moraux défendus par le PCA… Il s’opère ainsi lors de la magnifique séquence du motel un basculement fort dans le sac de nœuds dramatiques du film, des ressorts les plus classiques du film criminel vers ceux, plus profonds et dérangeants, de l’intimité : Susan ne désire rien plus que cet enfant qui mènera à sa perte l’homme qu’elle aime.

Avec des enjeux aussi tordus et des personnages qui ne le sont pas moins, l’interprétation était ici essentielle. Evelyn Keyes a longtemps souffert de n’être reconnue que pour le second rôle insignifiant de Suellen O’Hara dans Autant en emporte le vent et non pour ce rôle-ci, qu’elle tenait pour l’un de ses meilleurs. On peut la comprendre... Face à elle, Van Heflin est tout bonnement incroyable dans cette composition attachante d’une rare ordure : on a beau l’avoir vu commettre les actes les plus ignobles et défendre les plus effroyables mensonges avec un aplomb sidérant, on se surprend à éprouver une forme d’empathie pour cette bête aux abois, à chercher des excuses à cette victime du destin… Grâce à leurs compositions respectives, le film parvient à ménager une ambigüité absolument fondamentale sur leur relation : dans quelle mesure s’étaient-ils « déjà » connus durant leur jeunesse ? Et que s’est-il réellement passé dans les secondes précédant la séquence en vue subjective du pré-générique ? Ce « rôdeur » du titre qui ne s’incarne jamais vraiment, était-ce déjà Webb (ce qui expliquerait son aise et sa connaissance des lieux) ? (1) Ou avait-il été fantasmé par Susan Gilvray qui, quelque part, rêvait déjà qu’un dangereux inconnu vienne l’extraire de sa prison dorée, offrant dès lors à Webb l’opportunité qu’il (et elle) attendai(en)t désespérément ?

Après avoir si longuement vanté les mérites de l’élégance féroce de Trumbo, qui avait su transformer un pitch falot en un grand drame du subconscient, ne négligeons pas les artisans de l’incontestable réussite formelle de ce film assez splendide, au premier rang desquels un Joseph Losey d’une précision diabolique, notamment dans l’élaboration de ces plans-séquences minutieux absolument limpides (prenons comme exemple la séquence du mariage, incroyablement fluide). Avec l’aide du prestigieux chef-opérateur Arthur Miller (dont ce fut le dernier film) et du chef-décorateur Boris Leven (aidé par John Hubley, non crédité au générique), Losey porta une attention spécifique aux lumières et aux cadres de l’action, pour bien traduire les tourments intérieurs des personnages, de l’étouffement à la peur, de la solitude à la résignation… Que ce soit dans l’appartement des Gilvray ou dans la bicoque abandonnée où les deux fugitifs trouvent refuge, chaque lieu et chaque éclairage racontent quelque chose de leur funeste destin, dans une synergie totale du propos et de la forme filmiques.

Enfin, Le Rôdeur est un film assez surprenant - surtout à la lumière rétrospective de la suite de la carrière de Joseph Losey, assez dépourvue de tout humour - par son traitement éminemment caustique, plein de piquant ou d’humour noir, sans que l’on sache d’ailleurs dans quelle mesure Trumbo ou Losey en sont les instigateurs. Pour le premier, on peut se douter que ce n’est pas sans une malice teintée d’amertume qu’il s’est attribué le rôle vocal du mari de Susan, voué à être abattu par une figure d’autorité loin d’être moralement irréprochable (le PCA s’est-il reconnu ?). Mais régulièrement, dans la direction d’acteurs (Van Heflin fouillant l’appartement de Susan comme s’il s’apprêtait à acheter une belle cylindrée…) ou dans des raccords signifiants particulièrement mordants, le film se permet des effets qu’il serait trop paresseux de mettre exclusivement sur le dos de la fameuse distanciation brechtienne chère à Losey : le film regarde ses protagonistes, certes, mais il le fait pour mieux rappeler le couvercle de fatalité qui pèse sur leurs destins. La mort de Webb - malheureusement pas la séquence la mieux amenée ni la mieux montée du film, de notre point de vue - obéit d’ailleurs au même type d’allégorie grinçante : c’est alors qu’il allait achever son ascension (sociale) que le fugitif est violemment ramené à sa condition de bas niveau, par un policier qui, comme il l'avait lui-même fait auparavant, a crié « Halte ! » trois fois.

L’ironie du sort est elle-même telle que la noirceur de certains des plus sombres diamants de l’histoire du 7ème art rejaillit sur leur destin : bien qu’achevé dans le courant de l’année 1950, Le Rôdeur ne fut distribué en salles qu’un an plus tard - au moment où Joseph Losey s’exila en Europe. Et malgré son succès, public comme critique, le film fut progressivement délaissé, à peine projeté de temps à autres lors de séances ponctuelles… Pour tout dire, il fut durant cette période probablement plus commenté que vu… Grâce à la Film Noir Foundation d’Eddie Muller, et en France à Wild Side Video, qui initie ici une alléchante collection « Art of noir », c’est désormais dans une copie restaurée de toute beauté que l’on peut apprécier cette pièce maîtresse de l’échiquier du film noir, très noir.


(1) A noter que c’est l’option choisie par certaines images d’exploitation du film, notamment celle où l'on voit Webb en civil reluquer Susan en nuisette, dans une sorte de contre-champ imaginaire de la séquence initiale.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 1 octobre 2011