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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Pays de la violence

(I Walk the Line)

L'histoire

Harry Tawes est le shérif vieillissant d'une petite ville du Tennessee. Un jour, il rencontre la jeune Alma McCain, fille d'un moonshiner (fabriquant d'alcool distillé) vivant dans une cabane perdue dans la campagne. Il s'éprend d'elle, passionnément, et envisage de partir pour refaire sa vie avec elle. Lorsqu'un agent d'Etat arrive dans le Comté pour traquer les moonshiners, le shérif Tawes se retrouve dans une situation très inconfortable.

Analyse et critique

Etrange carrière que celle de John Frankenheimer : après une solide formation à la télévision, il avait déferlé, avec une ambition et une virulence peu communes, dans le cinéma américain des années 60, et les films tournés entre The Young Savages (1961) et Seconds - L'Opération diabolique (1968), en premier lieu Le Prisonnier d'Alcatraz  (1962), Un crime dans la tête (1962) ou Sept jours en mai (1964), avaient tous témoigné, à leur manière, d’une expressivité stylistique et d’un pessimisme fondamental (notamment concernant l’irrésoluble inadaptation de l’individu au monde moderne, à travers par exemple le mythe américain de la « seconde chance ») assez spectaculaires.

La tiédeur critique dont il fut pourtant l’objet (notamment en Europe, d’ailleurs), quelques échecs commerciaux cuisants (dont The Extraordinary Seaman) et une superproduction internationale dans laquelle il ne trouva que guère matière à s’exprimer (Grand Prix) eurent toutefois raison de ses ardeurs, et la suite de sa carrière, dès le début des années 70 et ce jusqu’à sa disparition au début des années 2000, s’avéra dans l’ensemble bien loin des promesses inouïes que ses débuts avaient pu susciter.

Entre ces deux carrières bien distinctes, toutefois, il faut isoler deux films tout à fait atypiques, deux chroniques de l’Amérique profonde que Frankenheimer avait abordées sans aucune outrance stylistique mais d’une manière feutrée qu’on ne lui connaissait jusqu’alors pas, et qui s’avèrent a posteriori parmi ses œuvres les plus délicates et les plus émouvantes : Les Parachutistes arrivent (The Gypsy Moths - 1969) et donc Le Pays de la violence (I Walk the Line - 1970).


Il semblerait que ce soit Bertrand Tavernier, alors encore attaché de presse, qui proposa ce titre français problématique à (au moins) triple titre : primo parce qu’il promet quelque chose qui n’est pas dans le film (Le Pays de l’amertume, par exemple, aurait été plus judicieux), deuxio parce qu’il perd l’ambiguïté du titre original (to walk the line est une expression idiomatique qui s’apparenterait à notre « être sur le droit chemin », c’est-à-dire l’idée une soumission aux convenances morales ou sociales ; mais pour un shérif, c’est aussi l’idée d’arpenter et de sécuriser les frontières de son comté, donc en l’occurrence aussi de s’approcher symboliquement des zones interdites) ; et tertio parce qu’il retire au film l’influence décisive du chanteur Johnny Cash. Donner au film le titre de la chanson I walk the Line - écrite en 1956 et qui avait été classée première aux charts l’année suivante, puis qui avait donné son titre à un album de 1964 lui-même promu disque d’or - c’était déjà l’inscrire dans l’univers spécifique au chanteur, un univers ancré dans les racines les plus profondes de l’Amérique rurale, où il est question de douleur, d’illégalité, de chancèlement moral et de rédemption.

Pour l’occasion, Cash écrivit de nouvelles chansons, dont Flesh and Blood, aux paroles évocatrices (un homme, que l’on imagine volontiers vieillissant, contemple les beautés de la nature, mais « la chair et le sang ont besoin de la chair et du sang, et tu es celle dont j’ai besoin »), qui rencontra à son tour un grand succès. Habité ainsi de l’assez puissante identité « cashienne », I Walk the Line revêt ainsi inévitablement les couleurs spécifiques à, pour le dire vite, une certaine tradition de l’Americana, cette mélancolie meurtrie associée aux exclus du rêve américain. On pourrait ainsi décrire les choses en disant que le décor d’I Walk the Line semble parfois le même que, par exemple, celui de Sanctuaire de William Faulkner ; sauf que le livre avait été écrit quarante ans plus tôt et qu’on a l’impression, en découvrant ces vieux visages ridés ou ces bicoques de guingois dans l’ouverture (puis la fermeture) du film, qu’ils n’ont dans l’intervalle pas changé d’un iota.


I Walk the Line est donc un film élégiaque, une œuvre en sourdine, habitée d’un lyrisme très particulier, qui exprime la douleur durable d’une désespérance qui ne s’avoue pas. L’intrigue entre Tawes et Alma aurait pu donner lieu à quelque chose de plus appuyé, de plus expressif ou de plus pervers, dramatiquement parlant. Mais, finalement, personne ne semble tout à fait dupe : elle ne fait même pas plus semblant que ça de jouer les amoureuses, elle se contente d’être l’objet de la projection irraisonnée d’une passion qui a en réalité pour Tawes des airs de derniers soubresauts, comme un réflexe de survie avant l’extinction totale du feu qui s’est, au fil des années, éteint en lui. Le shérif Tawes est un homme qui n’a cessé, imperceptiblement mais inexorablement, de dépérir (le très touchant personnage d’Ellen lui tend régulièrement un miroir qu’il refuse de regarder), et cette jeune femme le renvoie avant tout à son refus d’accepter ce qu’il est, malgré lui, devenu : un type terne, banal, qui rêve de partir mais qui finira à son tour, comme tous les autres, assis sur son porche à regarder les jeunes d’aujourd’hui devenir les vieux de demain...

John Frankenheimer souhaitait que Gene Hackman - qu’il venait de diriger dans The Gipsy Moths - incarne le rôle de Tawes : compte tenu de ce que nous venons de dire, l’acteur, qui n’avait alors pas encore 40 ans, aurait probablement contribué à définir tout à fait différemment sa relation avec Tuesday Weld, avec laquelle il n’avait que 13 ans d’écart. Pour autant, on ne peut pas non plus affirmer que le choix de Gregory Peck, imposé par Columbia Pictures, soit parfaitement satisfaisant : l’acteur, inévitablement chargé du statut particulier dû à sa carrière antérieure, possède trop d’autorité naturelle pour pleinement convaincre dans le rôle de cet homme vulnérable et déchu, mais est ici trop raide, trop guindé, pour que l’on perçoive véritablement le désir ou la passion qui sont censés l’ébranler.

Tuesday Weld, de son côté, bien qu’un peu plus âgée que son personnage, convainc pleinement avec un rôle plus complexe qu’il n’y paraît : ses efforts de séduction sont, dès sa rencontre avec Tawes, motivés par une volonté d’échapper à l’autorité - et les consignes de son père, moonshiners hors-la-loi, l’encouragent dans ce sens. Pour autant, elle parvient à composer une lolita sans perversité aucune, avec un naturel absolu, ingénu et sensuel à la fois, dépourvu d’affèterie ou de sophistication inopportunes. 

On peut d’ailleurs saluer avec quelle distance Frankenheimer filme cette famille de contrebandiers sans moralité : loin d’en faire de simples rednecks sordides et répugnants, il les montre dans leurs joies et leurs complicités partagées ; en quelque sorte, et comme le suggèrent Tavernier et Coursodon dans 50 ans de cinéma américain, ils incarnent une forme de « vitalité absente de l’existence figée à laquelle le protagoniste cherche à échapper. »

Ils contribuent en tout cas à l’élégance discrète d’un film qui n’est certes pas exempt de défauts (la caractérisation de certains personnages secondaires ; le montage de la dernière partie, plutôt inefficace...), dans lequel il faut se laisser entrer (disons-le, le rythme de l’intrigue n’est pas trépidant) mais qui, évoluant au gré des paysages automnaux du Tennessee et des ballades âpres de Johnny Cash, déploie un charme et une mélancolie assez précieux.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 19 janvier 2021