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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Miracle des loups

L'histoire

Au XVème siècle, la lutte entre Louis XI et le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, pour conquérir la maîtrise du royaume de France. Comment un couple de jeunes plébéiens, Robert Cottereau et Jeanne Fouquet, future Jeanne Hachette, agira pour l’échec final du Téméraire et le triomphe de l’héritier des Capétiens...

Analyse et critique

Lors de la première du Miracle des Loups le 13 novembre 1924, le Tout-Paris se bouscule au Palais Garnier. Alors que le public acclame le film de Raymond Bernard, un jeune cinéaste de 35 ans ronge son frein, seul chez lui. Il avait tout fait pour obtenir un billet, sans résultat. Il lui faudra attendre le 27 novembre pour voir enfin le film tant convoité. Le soir même, il écrit fiévreusement dans son carnet de notes cette critique au vitriol, qu’il gardera pour lui-même : « Un mauvais film. Pas de drame, pas d’art, pas de plastique. Une petite sensibilité et une colossale habilité. Un génie d’assimilation qui rend là des fruits étonnants ; les batailles de ce fait sont très bien. Les éclairages de mes anciens opérateurs sont les miens avec plus d’inégalités photographiques. Un ancien film français arrangé à la technique moderne. Mais l’âme est restée vieille et théâtre. Seule la partie du mystère avec Adam et Eve offre quelque intérêt. La musique est peu intéressante avec des réminiscences de Wagner en masse. » (1) L’auteur de ces lignes est Abel Gance. Il est à ce moment-là en train de préparer le scénario de Napoléon qu’il va commencer à tourner deux mois plus tard. On peut imaginer l’inquiétude du cinéaste qui prépare une grande fresque historique lorsqu’il voit déferler, sur les écrans français, une superproduction française historique qui a coûté 8 millions de francs. Ce film ne va-t-il pas anéantir tous ses espoirs de recettes pour le sien ? Les critiques comparent déjà Raymond Bernard à D.W. Griffith, alors que jusqu’à présent cette comparaison lui avait été réservée.

Si Gance est extrêmement sévère avec le film de Bernard, ce n’est pas simplement par jalousie. Il y a du vrai dans sa diatribe. Raymond Bernard n’est pas un adepte de l’innovation visuelle comme le sont Gance et L’Herbier dans ces années-là. Il vient de réaliser une série de comédies ou de mélodrames souvent adaptées des œuvres de son illustre père, Tristan Bernard. Mais, en se retrouvant à la tête d’une superproduction, il va créer un film historique qu’il veut aussi exact que possible dans ses costumes et sa décoration. Il va aussi montrer qu’il est tout à fait capable de devenir un général en chef face à une armée de figurants à l’assaut des remparts de Carcassonne. La reconstitution historique a cependant ses limites, car on utilise deux lieux de tournage qui sont de pures créations (ou restaurations) de Viollet-Le-Duc : Carcassonne et le château de Pierrefonds.

Le Miracle des loups est en fait le premier d’un série de grands films spectaculaires produits en France dans la deuxième moitié des années 20 avec, entre autres, Le Joueur d’échecs (1926), Napoléon (1927), Casanova (1927) et La Merveilleuse vie de Jeanne d’Arc (1929). Le cinéma français retrouve une certaine superbe qu’il avait perdue suite à la Première Guerre mondiale qui avait désorganisé et saigné à blanc son industrie. Ce sera donc une nouvelle compagnie indépendante La Société des Films Historiques qui va lancer la production du Miracle des Loups. Henry Dupuy-Mazuel est la cheville ouvrière de cette société. Ce romancier et dramaturge est l’auteur du roman dont sera tiré le film. On va redorer le blason du cinéma français en puisant dans son glorieux passé. Le scénario de déroule de 1461 à 1472 et nous montre l’affrontement sans merci du roi Louis XI (qui est d’abord le dauphin) et de son ennemi Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Au milieu de ces personnages historiques, à l’instar d’un Alexandre Dumas, l’auteur introduit des personnages de fiction. Nous suivons donc également les amours contrariées de Robert Cottereau, qui appartient à l’entourage de Charles, et de Jeanne Fouquet, filleule du roi. L’existence du personnage de Jeanne Fouquet, qui devient Jeanne Hachette lors du siège de Beauvais, est encore discutée par les historiens. En tout cas, cette Jeanne d’Arc de Beauvais est du pain béni pour le cinéma. Et le film fera beaucoup pour la rendre célèbre.

Pour cette immense entreprise, Raymond Bernard a à sa disposition une distribution de choix. Pour le rôle du subtil et habile Louis XI, on embauche l’acteur et metteur en scène de théâtre Charles Dullin. Dans celui de Charles le Téméraire, on prend un autre artiste célèbre, le baryton Vanni-Marcoux, qui interprète avec le même talent Boris Godounov de Moussorgski ou Don Quichotte de Massenet. L’acteur de théâtre Romuald Joubé, qui est familier du cinéma après avoir été l’interprète d’André Antoine pour Le Coupable (1917) et Les Travailleurs de la mer (1917) et de Gance pour J’accuse (1919), sera Robert Cottereau. Et Yvonne Sergyl reçoit le rôle complexe de Jeanne Fouquet. Pour les seconds rôles, Raymond Bernard peut compter sur une multitude de silhouettes et de visages familiers comme Gaston Modot, Philippe Hériat ou Armand Bernard (sans aucune relation de parenté avec le metteur en scène). Pour toutes les scènes de bataille et celle avec les loups, il a embauché un grand nombre de cascadeurs comme Pierre de Canolle et Albert Préjean. Le jeune Albert, qui ne tient pas encore le haut de l’affiche, n’est ici qu’un casse-cou qui doit être attaqué par les loups ou qui doit tomber du haut des remparts de Carcassonne. Préjean a d’ailleurs laissé un récit plein d’humour du tournage avec les loups dans ses mémoires, qui n’ont été publiées qu’en anglais. (2) Alors qu’on raconte à la presse que les loups sont féroces et dangereux, Préjean nous présente un tableau fort différent. Les malheureux loups restent dans leurs cages, terrorisés. Albert apprendra finalement à apprivoiser l’un d’eux à force de caresses. Et c’est lui qui tombe dans la rivière gelée avec ce loup qu’il a gentiment appelé d’Artagnan. Pour la scène où Yvonne Sergyl est encerclée par des loups, on utilise des animaux déjà presque morts. On fait aussi venir des chiens policiers qui ont une allure de loups. Mais grâce au miracle du cinéma, les scènes à l’écran restent puissantes et évocatrices.

Le film de Raymond Bernard est d’une facture tout à fait classique. C’est un bel ouvrage superbement éclairé par un trio d’opérateurs Maurice Forster, Marc Bujard et Robert Batton dans un style clair-obscur de gravure ancienne. Les décors et les costumes sont riches et somptueux. La première partie du film nous explique la situation politique d’une France profondément divisée qui sort tout juste de la Guerre de Cent Ans. Le roi Louis XI n’a que peut de pouvoir face à son puissant vassal, Charles le Téméraire. Cependant, il ne va pas hésiter à défier ce cousin encombrant en le ridiculisant dans une scène d’anthologie. Louis s’apprête à poser la couronne de Bourgogne sur le front de Charles lorsqu’il réalise que celle-ci est brisée. Il part d’un puissant éclat de rire qui fait rager Le Téméraire. Il s’en suit la Bataille de Montlhéry où Louis en casque et en armure montre qu’il a du courage, même s’il paraît chétif face au grand Charles. Durant cette première scène de bataille, Bernard a la bonne idée de nous emmener au cœur du combat. Nous voyons les atrocités commises dans les deux camps. Et on utilise même une caméra portative ultra légère et maniable - la Debrie Sept - pour filmer de courtes séquences en caméra subjective. Plus tard, après cette bataille sans réel vainqueur, Louis reçoit une invitation à se rendre à Péronne pour parler de paix avec le Téméraire. Alors qu’il est là-bas à la merci de Charles, Liège se rebelle et on croit que le roi en est responsable. C’est Jeanne Fouquet qui va sauver le roi en livrant, au péril de sa vie, le message qui prouvera son innocence. Elle sera sauvée de l’ignoble Sire de Châteauneuf par des loups. Après cette scène de bravoure, le film se termine par une scène de bataille qui atteint pratiquement au spectaculaire du siège de Babylone de l’Intolérance (1916) de D.W. Griffith. Contrairement à son aîné, Bernard a eu accès à un site historique exceptionnel. Beauvais n’ayant plus aucun rempart, la bataille sera tournée à Carcassonne. Avec des milliers de figurants en armes et à cheval, Bernard orchestre un siège d’anthologie où toute la ville de Carcassonne semble s’enflammer sous nos yeux. Jeanne Fouquet se métamorphose en Jeanne Hachette prête à repousser les assaillants. La dernière demi-heure du film est une gigantesque fresque qui tient en haleine le spectateur le plus blasé.

Pour accompagner un tel film, il fallait une musique à la hauteur. Gance a sévèrement critiqué la partition d’Henri Rabaud. Et il avait certainement tort car Rabaud a réalisé une partition géniale pour Le Joueur d’échecs. Si je ne mentionne pas la partition du Miracle des Loups, c’est que Gaumont, pour ce DVD, n’a pas investi dans un enregistrement orchestral. Nous devons donc nous contenter d’une réduction pour piano de cette partition originale. Le pianiste R. Touve R. Ratovondrahety, qui l’a déjà interprétée durant le Festival de Pordenone en 2010, suit le film avec intelligence. Mais, la palette de couleurs de Rabaud est ici réduite au son monochrome d’un piano. On a l’impression de découvrir La Mer de Debussy au piano. Il est bien dommage que cette restauration exemplaire de 2003 des Archives Françaises du Film ait été réalisée sans prévoir un budget pour la restauration de la partition originale. La musique est un élément majeur qui fait partie intégrante du film. Ce n’est pas un accessoire superflu. Je voudrais dire un mot sur Henri Rabaud, vu que le livret qui accompagne les films est bien peu bavard à son sujet. Ce compositeur a travaillé deux fois avec Raymond Bernard et son travail fut primordial dans le succès de ces deux films. Issu d’une famille de musiciens, il étudia la composition au Conservatoire de Paris dans la classe de Jules Massenet. Il ne s’entendit pas avec le compositeur et préféra étudier les classiques tout seul. Il gagna cependant le Prix de Rome, ce prix que tout jeune compositeur de l’époque rêvait de gagner pour se faire connaître. Ses goûts musicaux le portaient vers Debussy, César Franck et plus tard Wagner.

Pour en revenir à la critique de Gance, Le Miracle des loups est certes un film nettement plus classique que les œuvres telluriques d’Abel. Il a aussi une durée raisonnable de 3017 mètres (131 minutes à 20 im/sec) qui lui a permis de conquérir un immense public. Bernard suit l’exemple de Griffith pour reconstituer une bataille gigantesque alors que Gance, lui, recherchera plutôt une autre manière innovante de saisir l’instant. Il a dû cependant retenir l’utilisation de la caméra Debrie Sept pour son Napoléon où règne la caméra portative. En tout état de cause, le film de Raymond Bernard montre qu’il était un grand réalisateur qui a su transcrire à l’écran une France du XVème éclatante de vitalité avec ses chevaliers en armes, ses archers et ses mystères moyenâgeux.

(1) Carnet de bord de Napoléon, Fonds Abel Gance - BNF

(2) The Sky and the Stars­ (The Harvill Press, Londres, 1956).

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La fiche IMDb du film

Par Christine Leteux - le 8 novembre 2012