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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Lâche

(Kapurush)

L'histoire

Amitabha, scénariste bengali est en route pour Hashimara pour l'écriture de son prochain film. En chemin, sa voiture tombe en panne. Dans la station service où il est arrêté, il rencontre Bimal Gupta, un planteur de thé qui passe un coup de téléphone. Constatant qu'Amithaba ne peut pas poursuivre son chemin et n'a nulle par ou passer la nuit, Bimal l'invite à passer la nuit dans sa demeure. En arrivant, il rencontre Karuna, la femme de son hôte, le grand amour de sa vie qu'il n'a pas su garder.

Analyse et critique

Directement après Charulata, Satyajit Ray va tourner un double film, Kapurush-o-Mahapurush (Le lâche et le Saint). Deux œuvres destinées à être projetées l'une après l'autre, mais n'entretenant aucun rapport particulier l'une avec l'autre. La première d'entre elle, Le Lâche, apparait de prime abord comme un successeur immédiat de Charulata, mettant en scène deux de ses interprètes principaux, Soumitra Chatterjee et Madhabi Mukherjee, à nouveaux impliqués dans une histoire d'amour dont le troisième personnage, le mari, n'a pas conscience. A l'ombre d'un film souvent considéré comme son chef-d'œuvre, Le Lâche est souvent jugé comme un film mineur dans l'œuvre de Satyajit Ray, ainsi que l'écrit Henri Micciolo : "Le Lâche est un Charulata réduit, allégé, et la présence des deux acteurs principaux ne fait qu'accentuer l'impression de filiation." (1) Il nous semble pourtant que ce serait une erreur de mésestimer Le Lâche. Peut-être moins parfait que son prédécesseur, il gagne en liberté formelle, en force émotionnelle. La remarquable écriture du film, sa narration concise, la remarquable qualité de l'interprétation de ses acteurs en font une pépite méconnue de la filmographie de Satyajit Ray, une œuvre incroyablement touchante, et à notre sens incontournable.

Evidemment, la parenté du Lâche avec Charulata est indiscutable. A nouveau, Satyajit Ray choisit de nous présenter un trio amoureux d'apparence classique : le mari, la femme et un élément perturbateur, l'amant, en l'occurrence l'ex-amant. Et comme pour Charulata, Ray n'exploite évidemment pas la situation de manière classique. Ici, il s'agit donc des retrouvailles de deux amants, sous le nez du mari qui reste complètement aveugle devant la situation. Dans cette nouvelle utilisation de ce schéma, le sujet central pour Ray, c'est le choix, la prise de décision. Un événement comme point clé de la destinée d'un être humain. Lorsqu'ils formaient un couple, Amitabha a eu l'opportunité de garder l'amour de Karuna, cette décision était entre ses mains. En refusant de faire face à ses responsabilité et de prendre des risques pour sa vie matérielle, par lâcheté il n'a pas fait le bon choix, décevant celle qui l'aimait alors, et se l'aliénant définitivement. Nous assistons donc à une nouvelle variante d'une situation déjà traitée par Ray, au sens profond plutôt différent mais reprenant de nombreux éléments connus. Nous replongeons, comme dans Charulata, dans l'univers de personnages cultivés, à la sensibilité artistique développée. C'est le cas de Karuna, ancienne étudiante aux Beaux-Arts, peintre à ses heures perdues, et qui s'intéresse à la culture Bengali malgré sa résidence provinciale, à l'écart des centres culturels. C'est également le cas d'Amitabha, écrivain, que l'on pourrait voir comme la déclinaison désenchantée du personnage d'Amal dans le film précédent. En effet si Amal était un rêveur, convaincu de la valeur spirituelle de l'art, Amithaba ne pratique l'écriture que de manière alimentaire, il a fait du métier de scénariste une activité strictement professionnelle, la pratiquant sans passion et la traitant même avec un certain mépris. Nous retrouvons donc chez Ray une réflexion sur l'art et l'écriture, mais avec un point de vue différent. Celui de l'art comme passe-temps chez Karuna, et celui de l'écriture dévoyée de sa vocation première, un métier sans passion, chez le scénariste. Une manière peut-être, pour Ray, de juger durement le matériau de certains autre films produits dans la région de Calcutta à son époque. Autre parallèle que nous pouvons faire avec Charulata, celui du personnage de Bimal, "descendant" de Bhupati, le mari. Lui ne néglige pas son épouse, au contraire, il fait preuve envers elle d'une prévenance de tous les instants, souvent même avec une certaine lourdeur, mais il reste également aveugle devant le drame qui se trame sous ses yeux. Il est également un entrepreneur, très engagé dans son activité professionnelle, ancré dans un monde bien plus concret que les autres protagonistes. Le Lâche s'inscrit donc dans un canevas scénaristique très proche de celui de Charulata, on y retrouve des figures communes, et l'on y aborde des thématiques similaires même si la réflexion change. La forme, elle, diffère plus nettement et donne au Lâche son intérêt propre.

La mise en scène de Satyajit Ray est régulièrement placée sous le signe d'un certain classicisme formel, au sens le plus noble de l'expression. La précision des cadrages, tendant vers la perfection, domine ses œuvres majeures. On retrouve évidement cet art de la mise en scène dans plusieurs scènes du Lâche, notamment tous les dialogues dans la maison de Bimal et Karuna, filmés avec une grande maitrise et une grande rigueur. En revanche, dans certains extérieurs, on a le sentiment d'un cinéma moins posé, d'une recherche de perfection moins absolue. Cette impression accroit la sensation de liberté, comme si nous nous rapprochions, toutes proportions étant gardées, d'une œuvre de la Nouvelle Vague. Et évidemment, l'effet immédiat de cette liberté est de renforcer l'impression de réalité, nous rapprochant des personnages, de leurs sentiments, et exacerbant l'émotion qui se dégage de chacune des scènes. La nuance est subtile et la mise en scène du Lâche reste d'un remarquable classicisme dans son ensemble, mais elle fait son effet et apporte une force supplémentaire à l'œuvre. Cette sensation de modernité se trouve renforcée par la musique en tout point remarquable. Comme d'habitude, elle est composée par Ray lui-même et est construite essentiellement sur des sonorités traditionnelles, mais elle s'orne également de quelques sonorités jazzy qui font sa singularité et offrent un souffle de fraicheur au film qu'elle illustre.

Film moderne, Le Lâche s'illustre également par sa dynamique et sa densité. L'effet d'un montage extrêmement rythmé et d'une narration d'une grande concision, le film étant bouclé en moins de 70 minutes. Conséquence immédiate de cette courte durée, nous assistons à un resserrement du film autour de séquences fortes, sans aucun temps mort. Nous sommes ainsi étourdis, et profondément émus, par les tourments d'Amithaba, ses espoirs vains de reconquérir celle qu'il aime et que le hasard à remis sur sa route. Sans abandonner la richesse et la profondeur propre à son cinéma, Ray concentre ici, par cette concision, son film autour de ses personnages et des bouleversants soubresauts de leur destinée. L'autre aspect particulier du Lâche, c'est l'utilisation de flashbacks. Au nombre de trois, ils sont la clé de lecture de l'histoire qui nous est contée, du comportement des personnages. Lorsque Amithaba entre dans la demeure de Bimal, il reconnait immédiatement en sa femme son amour perdu. Son visage se décompose, celui de Karuna reste froid. Quelques courts échanges entre eux au cours de la soirée nous font comprendre qu'ils se sont aimés, et se sont quittés. Le premier flashback nous décrit cette rupture : nous voyons Karuna rejoindre Amithaba dans son petit appartement, elle lui apprend que son oncle, qui l'élève et semble désapprouver l'union, vient d'être muté et qu'ils vont déménager. pourtant elle n'est pas triste. Elle souhaite s'unir immédiatement à Amithaba. Cela sera difficile, elle est habituée à un train de vie élevé, ils seraient sans le sou. Elle est déterminée à quitter ses études et prendre un travail. Elle enjoint son amant à faire de même, les temps seront durs pendant quelques mois mais elle à pris sa décision et est prête à tous les sacrifices pour rester auprès de celui qu'elle aime. Pourtant, celui-ci hésite, il voit la difficulté de la situation qui se profile, semble ne pas vouloir prendre de risques. Karuna affiche une déception immense, et quitte la pièce. Une rupture définitive. Voilà qui explique les événements de la soirée. Karuna est restée sur sa déception, et ne pardonne pas le manque de courage d'Amithaba ce jour-là. Lui vit depuis lors dans l'espoir de la retrouver, et voit dans chacun de ses actes, à tort, un espoir supplémentaire de la reconquérir. Le deuxième flashback illustre la rencontre entre Karuna et Amithaba, dans un bus. Il manque à Karuna quelques pièces pour payer son ticket, Amithaba le paye pour elle et engage la conversation. Le jeune homme semble décidé, il prend sa chance. un contraste avec le moment de la rupture, explication supplémentaire à la déception de Karuna et à son attitude lors des retrouvailles. Le troisième flashback se situe chronologiquement entre les deux, et voit naitre les premières difficultés dans le couple. Ce choix de narration nous montrant la relation entre Karuna et Amithaba par des retours dans le temps plutôt que dans une longue introduction au film sonne comme une évidence, il concourt à la fluidité du film, évitant toute lourdeur et lui faisant gagner en intensité dramatique. Ceci est renforcé par la qualité d'écriture du Lâche, notamment ses dialogues. A ce titre, on retiendra les échanges entre Karuna et Amithaba, et surtout la scène de la rupture, très forte, probablement la plus intense du film. Elle se conclut par le départ de Karuna, les larmes aux yeux, disant à Amithaba qui lui demande un peu de temps : « Ce n'est pas de temps dont tu as besoin, mais de quelque chose d'autre. » Conclusion remarquable à un formidable moment d'émotion. C'est ce ton qui domine dans le film, mais la tension émotionnelle est aussi de temps à autre désamorcée par quelques traits d'humour très réussis et souvent portés par le personnage de Bimal, ainsi que par quelques réflexions plus politiques, à propos du système de castes notamment, autant de rupture de tons qui renforcent l'impact du film et lui offrent une grande richesse.

Les qualités formelles et scénaristiques du Lâche sont nombreuses, mais le film ne serait pas aussi réussi sans ses formidables interprètes. Et en premier lieu, nous voulons bien sûr évoquer Madhabi Mukherjee qui fait avec Karuna une sorte de synthèse de ses rôles dans la Grande ville et dans Charulata, dans une interprétation marquée par la détermination de son personnage, ainsi que par son élégance et, évidemment, sa beauté. Comme dans Charulata, elle est accompagnée de Soumitra Chatterjee qui trouve ici un rôle très intense. La principal caractéristique d'Amithraba est pourtant d'être le lâche, il est d'une certaine manière le responsable de son malheur. Toutefois, nous nous trouvons en total empathie avec lui, grâce à la remarquable interprétation de Chatterjee, nous partageons sa souffrance, et rêvons avec lui de voir le couple se reconstruire. Une empathie que gagne aussi Madhabi Mukherjee pour son personnage. Nous admirons sa force de caractère, sa droiture, nous partageons sa bouleversante tristesse lorsqu'elle se trouve face à l'hésitation d'Amithraba, et nous partageons son intransigeance face à ses suppliques tant nous avons perçu sa terrible déception. Car il est évident que Karuna n'est pas amoureuse de son mari, mais elle préfère supporter ses défauts que de redonner une chance à celui qui l'a tant fait souffrir. D'ailleurs, malgré une certaine grossièreté dans le personnage de Bimal, Haradhan Bannerjee lui offre tant de bonhommie qu'il gagne également la sympathie du public. Les trois personnages du Lâche sont faits pour être aimés, et le spectateur est successivement transporté par la franchise de l'un, la fierté de l'autre et le désespoir du troisième.

[Spoiler?] Un mouvement de balancier qui culmine dans l'exceptionnel scène finale. Amithaba va reprendre son chemin par le train. Il a demandé à Karuna de l'y rejoindre, et de redonner une chance à leur amour. Au bout de l'attente, alors qu'il n'a plus d'espoir, une silhouette féminine se dirige vers lui. Après de longs instants, la camera de Ray nous dévoile son visage. Il s'agit bien de Karuna. L'espoir renait sur le visage d'Amithaba, mais elle ne fait que lui demander de lui rendre la boîte de somnifères qu'elle lui a prêtée puis le quitte. Un double aveu de sa part, elle ne lui pas donné de seconde chance mais révèle également qu'elle ne dort plus, peut-être depuis leur rupture. Toute la force du Lâche tient dans cette scène. Les espoirs insensés d'Amithaba, la force de caractère de Karuna qui ne dort pas mais s'en tient à sa décision, et à sa déception de l'acte de lâcheté fondateur. [/Spoiler?]

Il serait dommage de considérer Le Lâche comme un film mineur dans la filmographie de Satyajit Ray, et tout aussi dommage de ne le juger qu'à l'aune du chef-d'œuvre Charulata : nous tenons ici un film fort, bouleversant, tout aussi riche que les films les plus reconnus du cinéaste. Une œuvre tout simplement incontournable.


(1) Satyajit Ray, par Henri Micciolo, Editions L'Age D'Homme

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DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS
DATE DE SORTIE : 9 AVRIL 2014

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Par Philippe Paul - le 9 avril 2014