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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Journal d'une femme de chambre

(The Diary of a Chambermaid)

L'histoire

Normandie, fin du XIXe siècle. Femme de chambre un peu rebelle, Célestine (Paulette Goddard) trouve une place dans la maison des Lanlaire, une famille bourgeoise réactionnaire. Le soir, durant son temps libre, elle consigne dans un journal tous ses souvenirs, égratignant à plaisir les travers de son entourage. Et elle a de quoi raconter, entre une maîtresse tyrannique, Madame Lanlaire (Judith Anderson), un « maître » complètement idiot, Monsieur Lanlaire (Reginald Owen), un héritier charmant mais dépressif, Georges (Hurd Hatfield), un voisin à moitié fou, le capitaine Mauger (Burgess Meredith), dont le passe-temps favori est de détruire le jardin des Lanlaire, et enfin un confrère sadique, Joseph, qui s’est mis en tête de l’épouser sans lui demander son avis !

Analyse et critique


Comme me le faisait remarquer fort justement un jeune spectateur après la projection du Journal d’une femme de chambre de Renoir, dans les blockbusters d'aujourd'hui cela bouge beaucoup, il y a plein d'action, mais rien ne se passe vraiment au niveau des personnages ; inversement, dans ce « vieux film d'après-guerre », il n'y a quasiment pas d'action, mais nous assistons à une bataille psychologique incessante entre les protagonistes (chacun voulant « posséder » Célestine et celle-ci étant à chaque fois sur le point de céder), bataille qui génère une grande tension. Cette tension a pour nom dramaturgie. Cela vient en droite ligne du théâtre antique grec. Du reste, les meilleurs films (y compris les blockbusters) ne sont-ils pas ceux qui offrent cette part de dramaturgie et de théâtre ?

En tant qu'adaptation hollywoodienne du célèbre roman à scandale d'Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre de Jean Renoir laisse à désirer : pour des raisons de censure, le cinéaste a dû évidemment édulcorer, voire parfois totalement gommer, la franche crudité du roman qui n'hésitait pas à parler, à travers le point de vue de Célestine, de prostitution des servantes (avec comme entremetteuses les religieuses tenant les pensionnats de jeunes filles !), des déviations sexuelles des vieux bourgeois, d’infanticide et d'antisémitisme d'extrême-droite de la part du valet Joseph. De plus, le happy-end forcé et l'interprétation un peu trop espiègle et pétillante de Paulette Goddard dans le rôle de Célestine nous éloignent encore plus de la méchanceté du roman, dans lequel « l'héroïne » finissait dans les bras de Joseph. Il faudra donc attendre la version de Luis Buñuel (1964, avec Jeanne Moreau) et celle de Benoît Jacquot (2015, avec Léa Seydoux) pour obtenir un résultat plus fidèle.

Mais en tant que film, en revanche, Le Journal d’une femme de chambre de Renoir donne pleine satisfaction et constitue indéniablement ce que le cinéaste a fait de plus homogène et de plus original en Amérique. En fait, depuis ses débuts à l'époque du muet, Renoir désirait adapter le roman de Mirbeau, qui est un de ses livres de chevet, mais aucun producteur n'avait voulu le financer. On peut toujours rêver à ce qu'aurait donné une adaptation renoirienne du Journal d’une femme de chambre durant sa grande période naturaliste française, entre Madame Bovary, La Bête humaine et Une partie de campagne...


A Hollywood, où Renoir est en exil, les grands moguls sont évidemment encore plus frileux que les producteurs français à l'idée d'adapter le roman au vitriol de Mirbeau, mais grâce à l'apport financier d'un homme d'affaires avisé (Benedict Bogeaus) et du couple de comédiens prestigieux Paulette Goddard / Burgess Meredith (ce dernier faisant également office de coscénariste), Renoir peut « monter » cette adaptation en indépendant. Comme il sait bien que, quoi qu'il puisse faire, les extérieurs californiens ne ressembleront jamais à la Normandie du XIXe siècle, le cinéaste renonce délibérément à tout réalisme et décide avec son fidèle décorateur Eugène Lourié de créer en studio un concentré de France, une France in vitro, comme dans Vivre libre ou Monsieur Verdoux, autre film excentrique et indépendant réalisé à la même époque. Dans un mélange de provocation et d'expérimentation (Renoir a toujours été un expérimentateur et il a commencé à s’intéresser au cinéma par les trucages), l'artificialité est ici accentuée : le décor de la serre qui revient à plusieurs reprises dans le film en devient carrément son symbole, soit un lieu artificiel, fermé et étouffant, à l'image de ce milieu bourgeois réactionnaire où se débat Célestine. De fait, grâce au studio et à la « lumière d'aquarium » que pointait André Bazin à la sortie française du film, le récit reste résolument circonscrit entre l’intérieur policé des Lanlaire, leur jardin et la place du village, donnant ainsi une remarquable impression de stagnation stérile, d'enfermement théâtral, qui ne peut mener qu'à la catharsis, à la purgation des passions (et des pulsions). C’est ce qui arrive dans les extraordinaires dernières séquences du film, durant la fête du 14 juillet, à la tombée de la nuit, à partir de la bagarre sauvage entre Joseph et le fils Lanlaire, tous deux épris de Célestine.

En fait, à la vision du film, il est évident que Renoir a construit son récit en vue de ce finale : depuis son arrivée chez les Lanlaire, Célestine se retrouve entourée par des personnages tous plus étranges les uns que les autres, qui la convoitent sexuellement. Cette ronde centripète, amusante dans un premier temps pour la jeune femme, amène très vite une pression insupportable, qui ne peut mener qu'à une explosion, ou plutôt une implosion, le studio agissant ici comme un bocal. Dans cette Normandie mise en scène (et mise en serre), Renoir prend soin d'établir un fort contraste entre une première partie délibérément rigide et une seconde partie où les forces trop longtemps contenues se déchaînent...

Ainsi, dans la première partie, Renoir joue sur la fixité : les protagonistes qui entourent Célestine l'observent avec grande attention, immobiles et embusqués, en prédateurs sexuels qu'ils sont (voir la première apparition de Joseph à la gare et de madame Lanlaire dans la cuisine) et la jeune femme se laisse regarder, non sans complaisance, cherchant le moyen de fuir sa condition de domestique, de passer de l’état de pion à celui de reine. Le seul qui n’a pas compris la règle du jeu de cet échiquier à taille humaine, le capitaine Mauger, véritable électron libre qui fait tout ce qui lui passe par la tête (marcher en crabe, manger des roses, casser des vitres ; hommage évident de Renoir à son idole Chaplin)... va le payer cher.


Dans la seconde partie, au moment où la nuit de l’Inconscient s’abat sur ce petit monde décadent, la violence éclate : Joseph quitte son immobilité arachnéenne pour laisser libre cours à ses instincts meurtriers (précipitation dans la chambre du capitaine Mauger), il « envoûte » ensuite Célestine et l’emporte à travers le village (travelling latéral à travers la foule qui célèbre le 14 juillet). Comme dans le futur Elena et les hommes, il n’y a pas de cours d’eau dans cette France sous cloche, cette France bourgeoise qui se dessèche, mais à côté de cet enclos aride, dans le village, il y a la foule joyeuse, la foule en délire, qui fait office de courant vital ; le peuple en fête devient un torrent qui va emporter la souillure de Joseph et des Lanlaire (symbolisée par l’argenterie que Joseph a volée et que Célestine va généreusement lancer aux villageois). Se sentant comme libérée par cette fête et ce courant, Célestine se rebelle publiquement contre la folie meurtrière de Joseph. C’est alors le sommet du film : la caméra de Renoir s’élève soudain et saisit en deux mouvements de grue contrariés (en arrière et en avant) le châtiment de Joseph, la foule en colère déferlant sur l’assassin. Mouvement contrarié car évidemment, dans sa colère légitime, la foule s’aperçoit non sans réticence, mais sans pouvoir pour autant s’arrêter (peut-on arrêter un torrent ?), qu’elle devient elle-même meurtrière... Il y a véritablement un sentiment épique et tragique dans la façon dont Renoir réussit à galvaniser, à emporter ces figurants américains, à les transfigurer en Français déchaînés du XIXe siècle. Un sentiment de Révolution. Mais cette violence « libératrice » n’est pas sans générer de l’inquiétude : elle prend place dans la nuit noire.

C’est tout le sens de la relativité, si ce n’est l’ambivalence, de Jean Renoir.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 3 mars 2022