L'histoire
Le professeur Jake Keller (George C. Scott) travaille, très discrètement, dans son centre insulaire de recherches en biologie marine, à apprendre le langage humain à deux dauphins. Ce qu’il ignore est que les personnes le finançant très discrètement ont d’autres ambitions que les siennes en matière de dressage.
Analyse et critique
Le Jour du dauphin passe pour un film mineur dans la filmographie de Mike Nichols. Il ne correspond ni au registre de la comédie, ni à celui de la chronique (souvent indistinguables chez lui) de mœurs qui ont fait sa réputation. Perception qui est trompeuse et basée sur une idée erronée (le metteur en scène s’est en fait essayé à des « genres » très différents). Son scénario est signé Buck Henry, ami et collaborateur fréquent, dont le mordant pouvait déjà s’exprimer quand Nichols opérait à la télévision avec Elaine May : s’ils ne plaisantent pas ici, c’est qu’ils le font par choix et non par manque d’imagination. Le film adapte, en un récit d’espionnage aux confins de la science-fiction, un roman de Robert Merle, Un animal doué de raison. Celui-ci porte sur la relation d’un biologiste marin à deux dauphins à qui il tente de faire acquérir le langage humain (1) avant qu’ils ne se retrouvent tous pris dans un engrenage politique, un réseau d’influences devant déboucher sur une tentative d’attentat. Quand dans une scène du film, les deux animaux apprivoisés se font avoir devant une assistance peu bienveillante, et intéressée pour des raisons criminelles, car ils ne comprennent pas les hypothétiques (le film partant pour le bien de la fiction du principe qu’une communication entre les deux espèces est de l’ordre du possible), que pour eux les choses sont ou ne sont pas, ils témoignent d'un premier degré qui est aussi celui du film, très loin de l’ironie et du second degré souvent présents chez Nichols. C’est cette simplicité de ton apparente, cette clarté affichée, qui finit par conférer au film son aura trouble, plein d’une menace sourde qui, certes, s’amenuise lors d’une résolution explosive, mais distille jusque-là un sentiment oppressant.
Ce trouble provient aussi de ce que le film ne montre ni n’explicite, mais qui tourne autour de son sujet et qu’il suggère thématiquement. Les années 1970 sont celles où Malcolm Brenner se targuait d’avoir eu des relations sexuelles avec une dauphine « consentante » (et à ses dires très partante), plaidant ouvertement pour la zoophilie. S’il n’est pas question de briser ce tabou-là dans Le Jour du dauphin, la communication inter-espèce qu’il imagine brouille la frontière entre l’animal et l’humain, cela aussi sur un plan sensuel et affectif. Robert Merle s’était inspiré pour Un animal doué de raison des travaux d’une figure excentrique telle que John Cunningham Lilly (en gros, le Timothy Leary de la cétologie). C'est que pour aller jusqu'à prêter la notion de consentement à une espèce, il faut déjà la considérer comme réfléchissante. Sans vouloir nier que la conscience doit bien commencer quelque part dans la nature, ce genre de recherches sur la conscience rationnelle chez d'autres espèces présuppose souvent une conception assez distendue de la rationalité, voire une misanthropie induite par l'insulte involontaire à l'intelligence (si les dauphins le sont à un point insondable pour les bipèdes que nous sommes, comment se fait-il que ce soient eux qui sautent dans un cerceau quand on les y enjoints et non l'inverse ?). Un parfum de contre-culture, et il faut bien le dire de pseudo-science, émane de l’île où préside le scientifique maverick Jake Keller. Passionné et autoritaire, il est le gourou d’une équipe d’idéalistes tous beaucoup plus jeunes que lui, à l’image de son épouse (ce que relève avant d’arriver sur l’île le personnage louche qui, dans un retournement très 70’s par son ambiguïté morale, deviendra l’allié de ceux qu’il était venu espionner). Si le film écarte le caractère volage du personnage tel que le décrit Merle, il n’en montre pas moins une communauté peu éloignée du fonctionnement d’une secte, toute organisée autour de l’égo et des désirs d’un patriarche intransigeant. Fa et Bi (diminutifs d’Alpha et Beta) sont comme des enfants de substitution pour le couple que forment John et Maggie, ce que rend évident une fin assez déchirante où ils doivent relâcher les deux créatures dans l’océan, les laissant, eux, silencieusement abattus, remplis de mélancolie et de solitude. Sous les arbres sur une plage où ils se laissent aller à ce sentiment de perte, leur avenir paraît ombrageux.
Car cette famille fictive ne pouvait advenir qu’au prix d’une stérilité triviale : les dauphins naissent des dauphins, comme John le montre en projection à un club féminin dans une conférence leur présentant son travail ; les humains, mais ce n’est pas ce qui arrive ici, des humains. Ce qui anime la contre-culture du film semble souterrainement être l’inexistence, le caractère inopérant alors, de la cellule familiale. Cela peut-être en raison d’un hédonisme déstructurant. S’il paraissait pervers et exagéré de voir une allusion à d’autres caresses dans la main que John passe sur le dos soyeux d’un de ses dauphins, que dire du moment où il allume un à un les enregistrements des « progrès » de Fa en matière langagière, créant une addition de cris dont le brouhaha s’apparente de plus en plus à des sons d’orgasmes, symphonie orgiaque glissée dans une scène innocente sur le papier ? Cette interprétation paraîtra déviante ou non, mais elle s’insère plutôt bien dans le corpus de Nichols d’alors, souvent animé par une érotomanie défiante. Celle-ci aurait quelque chose de facile si ce cinéma ne charriait pas dans le même temps une certaine inquiétude quant au caractère potentiellement destructeur de ces pulsions. Ses personnages en proie à des désirs qu’ils ne maîtrisent pas sont par là-même incapables de fonder des familles. Ils se retrouvent souvent à la fin de ses films en plan, comme s’il leur manquait, en dépit (ou peut-être en vertu) de leur émancipation, quelque chose.
Ce qui prêtera moins à un éventuel débat est le caractère anti-establishment de tout cela : si John explique ne pas s’intéresser au gouvernement, le gouvernement s’intéresse à lui. Ses recherches sont financées par une corporation opaque qui se sert à son insu de celles-ci pour organiser une action violente. Le membre d’une branche étatique qui cherche à les contrer (personnage délicieusement sinistre incarné par un Paul Sorvino dont l’onctuosité suintante est toute à l’opposé de la raideur aux abois de George C. Scott) n’est pas beaucoup plus fréquentable que les technocrates-barbouzes auquel il s’oppose. Le climat de plus ou moins post-Guerre Froide, et de complexe militaro-industriel en plein conflit au Viêt-Nam, semble ici avoir créé un deep state en guerre avec lui-même, un État dont diverses ramifications sont telles différentes têtes d’une même hydre qui se seraient mises à s’entre-dévorer (le film ne faisant pratiquement aucunes différences entre pouvoirs publics et privés, agences gouvernementales et firmes). La paranoïa fonctionne ici à plein, assumée par un personnage très soupçonneux de quiconque visite son lieu de vie et de travail (il est lui-même porté sur la culture du secret). Cette opacité est une fois de plus l’envers symétrique du caractère transparent que produit l’omniprésence à l’image de l’élément aquatique (l’eau et la mer semblent être du maximum de plans qu’il était techniquement et scénaristiquement possible). Les eaux où ces aventuriers (et pas seulement de l’esprit) finissent par naviguer sont ici décidément plus profondes et moins claires qu’il n’y paraît de prime abord.
Film trouble, donc, très étrange, nimbé d’un mystère qui en encourage les révisions (contrairement à d’autres titres de Nichols, il n’est pas facilement réductible à un propos trop attendu). Film élégant, aussi, excellemment interprété et porté par une musique inspirée de Georges Delerue. Et surtout film splendide... Tout comme on ne salue pas assez la réussite plastique du Lauréat ou de Ce plaisir qu’on dit charnel, Le Jour du dauphin est une fête esthétique de tous les instants (Bruce Surtees, Giuseppe Rotunno, William E. Fraker... ce n’est pas vraiment là une liste de chef-opérateurs qu’engagerait un cinéaste peu soucieux d’à quoi ses films ressemblent). Wes Anderson et Noah Baumbach évoquaient entre eux ce film, parmi d’autres ayant trait à la mer, au moment d’écrire The Life Aquatic with Steve Zissou : certains de ses plans marins vus d’une vitre à l’intérieur ne doivent pas qu’à un certain documentaire sur le commandant Cousteau, mais à ce film méconnu au cachet visuel pas seulement irréprochable, mais souvent stupéfiant. C’est d’abord et avant tout un film de mise en scène (ne serait-ce que par la force des choses : depuis quand les dauphins parlent-ils anglais ?), un exercice de style... chose qu’on n’attendrait (à tort) pas d’un cinéaste du verbe, des mœurs et des manières, bref de la direction d’acteurs (pas en reste ici, d’ailleurs). Alors film scintillant, et en fait profond, qui d’un postulat dont l’intellectualisme confine à l’idiotie, tire une manière non pas d’uncanny valley mais en l’occurrence d’uncanny sea. À humaniser de curieuses créatures de la mer (qu’est-ce que ces mammifères sont bien retournés y faire ?), ce sont les humains qui en retour y apparaissent comme de curieuses créatures sorties des eaux.
(1) On notera que l’apprentissage (ou en l’occurrence, le réapprentissage) de la parole est au cœur d’un autre Mike Nichols assez méconnu et/ou mésestimé, le très beau (et, une fois encore, plus troublant qu’il n’y paraît) À propos d’Henry.