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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Jardin des délices

(El jardín de las delicias)

L'histoire

Antonio, industriel riche à millions, se retrouve amnésique et paralysé à la suite d'un malheureux accident. Sa famille, qui compte sur son capital et en dépend, va tenter de ranimer sa mémoire.

Analyse et critique

Sorti en 1970, Le Jardin des délices fut censuré et donc soustrait à toute diffusion pendant plusieurs mois. « Moquerie manifeste envers l'action de notre Armée lors de la dernière guerre espagnole et mépris envers les principes du Mouvement national ; présentation irrévérencieuse des pratiques, croyances et cérémonies religieuses avec une intention maligne qui confine au blasphème » : les motifs sont sévères, mais diablement justes. Oui, Carlos Saura n'est pas tendre avec l'armée nationale espagnole. Oui, Carlos Saura se moque de la « liturgie franquiste » et, s'il n'est pas question ici de blasphème mais d'expression artistique, cela sert admirablement son récit. Il va donc s'intéresser à la mémoire et aux mécanismes permettant l'activation ou l'occultation de moments vécus. Nous allons assister à un certain nombre de jeux et de saynètes qui se déploient sur un mode utilitariste : alors que dans son film précédent, La Madriguera, cela répondait à un besoin de communication, à un désir de communion, ici tout doit amener au re-souvenir, au rappel. Le but est de retrouver la combinaison du coffre-fort, de mettre les mains sur le magot. Pour cela, l'entourage (car peut-on justement parler d'une famille ?) d'Antonio ne lésine pas sur les moyens : costumes, maquillages, décors, animaux, vieilles connaissances, anciennes maîtresses, professeurs, infirmières... Il faut rejouer le passé. Le recomposer.

Dès la première scène, qui nous fait débarquer en pleine reconstitution d'une terreur enfantine (la fois où le petit Antonio s'est fait punir et agresser par un cochon), on mesure tout le grotesque et le risible de l'entreprise. Nous sommes déjà dans la satire, cela ne fait plus aucun doute. Psychologisme de comptoir, méthodes pseudo-modernes, participants rongés à la fois par le malaise et le découragement : ceux qui participent à cette mascarade ne se font d'ores et déjà plus aucune illusion. Après tout, comment prendre au sérieux cette phrase prononcée comme une évidence : « Il faut que son subconscient travaille » ? Rejouer l'enfance, tout au long du film, sera censé leur faire retrouver l'adulte : voilà tout le propos. Tant de bêtise vaut bien un film !


Lorsque apparait le personnage d'Antonio, joué comme toujours admirablement par José Luis Lopez Vazquez, on est saisi par la fragilité et le dérisoire de cette individualité qui régnait jadis sur un empire industriel. Maigre, cadavérique, tremblotant, la critique y a vu la personnification de Franco. En 1970, le chef d’État fasciste n'est déjà plus que l'ombre de ce qu'il fut : lui aussi en fauteuil roulant, il personnifie bien mal une Espagne qui ne demande qu'à être dynamique. Antonio, lui, profite de sa faiblesse et du personnel féminin mis à sa disposition pour le surveiller et lui faire prendre l'air, pour laisser libre cours à ce qui se révèle être une forme de sénilité avancée. Tout est prétexte à regarder un sein, à embrasser, à lécher... sous le regard amusé et excité de l'assemblée. La bonne ne lui dit-elle pas « Buvez votre lait » d'un air coquin ?

Il y a aussi le père, dont la stature et l'autorité furent sacrifiées sur l'autel de l'innovation économique, qui prend comme prétexte le ré-apprentissage de la géographie, pour situer sur un atlas la Suisse (et ses coffre-forts), les îles (et leurs paradis fiscaux)... C'est là une peinture violente de l'Espagne de 1970 : nous avons un groupe humain organisé autour d'un "chef", et qui s'est de lui-même mis en état de dépendance économique absolue. Lorsque la source se retrouve bloquée, alors le groupe risque de dépérir. C'est cette relation à l'autorité et à l'argent que dénonce Saura tout au long du film, en rendant grotesques et souvent obscènes ses personnages.

Le Jardin des délices représente d'une manière explicite le camp des républicains, et c'est assez inédit dans l'oeuvre de Saura, qui fonctionne plutôt par analogies, symboles, métaphores et ambiguïtés. On fait rejouer à Antonio sa première communion, qui fut interrompue par les républicains espagnols, drapeaux rouges à la main. Encore une fois, il faut se rappeler que nous ne pouvons savoir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas : la subjectivité des acteurs ronge toute représentation. Tout est fait pour rappeler à Antonio que la République espagnole et le Mouvement national sont opposés et ennemis. Que les « rouges » sont des mécréants. Que seule l'Église est en paix, ordonnée, et harmonieuse. Tout le pari de la famille est de provoquer, par le tumulte et le désordre, une réaction de rejet viscéral des « rouges ». Antonio hésitera. Mais son ancien moi arrive quand même à jurer fidélité au camp conservateur. Les apparences sont sauves...


Quelques décors, dans Le Jardin des délices, sont symboliques. Quand Antonio erre dans un entrepôt désaffecté, par exemple, c'est finalement l'homme perdu dans sa psyché que l'on voit. Tout n'est qu'échos et bric-à-brac. Cela symbolise finalement très bien l'être perdu et effrayé par sa propre étendue mentale. On peut aussi voir le jardin présent dans le titre, et qui nous donne des scènes extérieures d'un puissant onirisme, comme le cadre où se déploient et s'incarnent les fantasmes d'Antonio.

Une autre tentative de réactivation des souvenirs d'Antonio : la visite d'un musée bricolé à la hâte, et qui retrace, bandes sonores à l'appui, son parcours professionnel de grand patron. Comment une entreprise familiale, certes gagnante mais trop locale pour un homme d'ambition, va muter en consortium d'État. Là encore, on sent l'ancien Antonio se dresser et ressurgir. Il ira même jusqu'à rejouer ses diatribes. Mais la voix est hésitante, bloque, bute, et ne peut improviser ou se distancier des discours d'alors. Ne restent finalement que le caractère odieux et les manières autoritaires et méprisantes. Il sera finalement mis en incapacité par ses anciens associés, hier subalternes, demain dominants.


Conte cruel, inspiré d'une histoire vraie (1), Le Jardin des délices est porté par un Juan Luis Lopez Vazquez exceptionnel. Il peut être vu comme une allégorie de l'Espagne franquiste de 1970, mais aussi comme une critique sociale détonante. La censure ne s'y est pas trompée, ayant cerné toute la charge subversive que renfermaient ces situations faussement hystériques et véritablement pamphlétaires. On pourrait aussi le considérer, à un niveau plus intellectuel, comme un « discours sur les discours » (2), étant donné que tout discours passe par le filtre de l'intérêt et du calcul. Il n'y a plus ni recherche de la vérité historique, ni exposé de la vérité intime de l'Antonio d'alors, mais une subjectivité perverse censée reconstruire une psyché éparpillée. Passé, présent et attentes se croisent et s'entremêlent, dans un chassé-croisé chaotique et immoral. Est-ce ainsi qu'il faut entendre la dernière scène du film ? Chacun est libre d'en juger.


(1) « C'est une histoire qu'on m'avait racontée, celle d'un monsieur qui avait eu un accident et était resté à moitié idiot. Tous les jours on le faisait visiter par des gens pour voir s'il réagissait. Le reste, pour moi, fut une affaire d'imagination. » (Carlos Saura, Triunfo, 21 novembre 1970)
(2) « Carlos Saura », Marcel Oms, Tamasa Diffusion.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Florian Bezaud - le 27 novembre 2015