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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Madriguera

L'histoire

Teresa et Pedro forment un couple sans histoires. Lui travaille, elle s'ennuie. Mais lorsque arrivent dans la maison meubles et babioles en héritage, c'est tout un ensemble de souvenirs qui vient envahir Teresa. Les conséquences vont être... étonnantes.

Analyse et critique

Direction la Madriguera. La tanière. Ce refuge qui prouve encore une fois que Carlos Saura aime rapprocher l'humain de l'animal. Réalisé en 1969, ce film aux accents bergmaniens a pour (quasiment) seul cadre un bâtiment ultra-moderne, tout en béton, très laid, très Le Corbusier. Il symbolise à lui seul les errements d'un boom économique particulier : celui de l'Espagne. Pedro (1), directeur d'une usine de production d'automobiles, incarne, dans toute sa complexité, cette génération d'entrepreneurs européens conquérants. Cette villa dont il a sans doute pensé la construction nous est exposée dans une longue et angoissante scène d'ouverture. Nous sommes face à une baie vitrée, alors que Monsieur organise son intérieur, dirige ses employées de maison et entame une nouvelle journée de guerre économique. Sa femme, Teresa, réceptionne un nombre incroyable de meubles et d'objets ayant appartenu à sa famille. C'est un héritage. L'inventaire des différentes pièces, entre autres, occupera ses journées et servira de prétexte aux rares discussions qu'elle a avec son mari. Car on comprend assez rapidement que leur mariage est stérile, que les deux époux sauvent les apparences et n'éprouvent aucun besoin de réellement communiquer.

Ce sont ces objets, et c'est une trouvaille intéressante, qui vont permettre de rétablir cette communication oubliée. Ils vont former, de par leur charge symbolique, une sorte de pont entre deux mondes : le triste et monotone monde réel, et l'explosif et léger monde onirique. C'est à la suite d'une crise de somnambulisme, dont on ne sait pas vraiment si elle est jouée ou réellement subie par Teresa, que nos deux époux vont commencer à se prendre au jeu. Car il faut bien "faire comme si" : Pedro ne veut pas prendre le risque de la blesser, et préfère mettre cet épisode inhabituel sur le compte de l'excitation et du caprice. Il ne sait quoi penser du comportement de son épouse mais, fidèle à lui-même, il prend sur lui et espère que tout sera oublié dès le lendemain matin. Or, nous avons droit à la panoplie complète de la réactivation violente des souvenirs enfouis : jeux enfantins, terreurs infantiles, spectre de l'école, travestissement, tabou sexuel... Par exemple, Teresa va s'amuser à retrouver plusieurs accessoires de jeu, enfouis dans une blouse d'écolier ou au fond d'une boîte à couture, sous les yeux dubitatifs de son mari. Mais elle n'est qu'à demi consciente ! C'est là toute l'ambiguïté de ces très étranges scènes : nous sommes obligés de faire confiance à Teresa et de considérer son état comme somnambulique, hypnotique et délirant.

Cet héritage, qui n'est alors qu'un bric-à-brac sans nom, est mis, sur ordre de Pedro, au sous-sol. Et c'est dans ce sous-sol que vont se dérouler bon nombre des caprices nocturnes de Teresa. Mais aussi, on peut voir dans la stricte séparation des univers, opérée par Pedro, un moyen de mettre à l'écart de leur univers commun l'univers de Teresa. Ce serait la preuve que ce que Pedro et Teresa ont construit en commun n'est en fait que l'univers du mari : la mission que va dès lors se donner Teresa va être de faire remonter quelques objets. De mêler les deux univers, de briser cette stricte séparation qui commence à la rendre folle. La scène des dents de lait et de la mèche de cheveux est emblématique du processus que met en scène Carlos Saura : Teresa retrouve ses dents de lait et ses cheveux d'enfant. Elle va, à grand renfort de rires, coller ces fétiches sur une vieille photo afin de recomposer son visage d'alors. L'effet est saisissant : on hésite entre le surréalisme tendance ludique (2) et le fantastique façon Edgar Allan Poe (3).

Dès lors, nous allons assister à une succession de jeux d'enfants, que Pedro va de plus en plus clairement apprécier. Il y a la lecture d'ouvrages d'anatomie (4), interdits aux enfants, ou l'innocent jeu de la Belle au bois dormant, qui n'est ni plus ni moins qu'un éveil à l'érotisme et qui se terminera par de véritables baisers d'adultes. C'est la force de ces jeux : ils permettent au couple de se retrouver, et ne servent plus que de prétexte aux épanchements. Mais s'il est clair que Teresa a gardé son âme d'enfant, qu'elle est d'un naturel innocent et puéril, c'est une toute autre histoire pour Pedro. On n'abandonne pas son sérieux et sa morgue sans aucune contrepartie : nous assisterons à ses rêves troublés. Ce sont les scènes les plus dérangeantes de ce film. Mais également les plus belles. Multipliant les innovations techniques, Carlos Saura surcharge de symboles et de détails entraperçus plus tôt cette longue virée dans l'esprit torturé de Pedro. Ces songes déstabilisants, qu'il aurait normalement, selon sa personnalité, totalement refoulés, maintenant il les prend avec amusement. Lui aussi trouve matière à rire la nuit. Teresa n'est peut-être pas si différente de lui ? C'est donc aussi par l'onirisme, par l'irréel, que peuvent s'opérer les rapprochements entre des individualités qui tendent à s'éloigner. Avouons que c'est une thèse intéressante...


On va assister à une accélération brutale du propos de Saura, avec le départ des employées de maison. Dès lors, Teresa et Pedro se retrouvent tous les deux dans ce grand espace intemporel qu'ils appellent leur maison, et que Saura appelle leur tanière. Et rien n'y fait : ils ne veulent plus être dérangés dans leurs jeux psychologiques. Ni par des amis de passage, ni par des soucis professionnels. Désormais, ils se centreront uniquement sur leurs fantasmes et sur leur imagination névrosée. On a reproché à Saura d'aller trop loin dans l'exposition perverse de ces rapports troubles. Seulement, comme il l'expliquera plus tard, « bien des choses qui sont dans ce film sont des choses vécues directement [par Geraldine Chaplin] ou qu'elle m'a racontées, des souvenirs de collège, des conversations entre amies. » Carlos Saura a bel et bien permis à ses acteurs de s'impliquer physiquement et émotionnellement dans la mise en scène. Cela se voit, à différents moments, dans des scènes d'improvisation qui relèveraient presque de la performance. Et tout n'est que prétexte à l'amusement, jusqu'à la nausée. Car c'est là le défaut majeur du film : en laissant ses personnages plonger comme ils l'entendent dans leur propre univers mental, le spectateur est quelque peu laissé sur la touche. Ce qui est plaisant à quelques moments devient lourd à la longue : imitation de l'accouchement, inversion des rapports d'autorité, hystérie contrôlée, réactivation des enfances de chacun... La psychologie vient dévorer toute rationalité. C'est visible dans la place que prennent peu à peu dans la maison les objets, les meubles et les vêtements qui proviennent de l'héritage de Teresa. Ils prennent tout l'espace, et autorisent les mises en scène.


La farce intime prend un tour différent lorsque, revenus à la réalité, l'un demande à l'autre quel sera le prochain jeu. « Jouons à nous-mêmes », entend-on. Nous nous doutions que cette progression ludique allait nous mener obligatoirement à une conclusion tragique. Car lorsqu'on rejoue des scènes réelles, comme lorsque Teresa et Pedro rejouent leur mariage, on sombre finalement dans la tristesse la plus noire. Alors quoi ? Jouer une séparation ? Le film s'achève sur deux acteurs épuisés nerveusement, qui en arrivent à la conclusion qu'il vaut mieux quitter la scène, se dire au revoir. C'est d'ailleurs ce qu'il se passera, lorsque Teresa, après une ultime mort simulée, orchestrera la fin de ce couple finalement trop grave pour vivre réellement.

Film intéressant sur le plan formel, notamment dans son rapport au décor et au jeu d'acteurs, La Madriguera souffre néanmoins d'une trop forte complexité. L'histoire est simple, les personnages bien travaillés, mais c'est comme si la psychologie et la névrose grignotaient la moindre fenêtre de divertissement. Carlos Saura est ici radical : il veut en finir avec cette vision romantique du tête-à-tête, qui ne lui correspond pas, et affirmer que tout face-à-face est nécessairement infernal. On peut aussi penser qu'il voulait montrer au monde entier que ce n'était pas seulement l'Espagne franquiste qui était violente et absurde, mais en premier lieu l'être humain. Et qu'il y a même un rapport dialectique entre ces deux folies : celle du dehors et celle du dedans. Nous ne sommes dorénavant plus dans la même œuvre : alors qu'avec Los Golfos ou La Chasse, nous devions, à des fins de compréhension, opérer par parallélismes, par systèmes métaphoriques, désormais nous sommes dans l'espace intérieur. Saura va maintenant se concentrer sur les puissances de l'onirisme. Avec le succès que l'on connaît.


(1) Interprété par Per Oscarsson, inoubliable dans La Faim d'Henning Carlsen (qui lui a d'ailleurs valu le Prix d'interprétation au Festival de Cannes 1966), et qui a un petit air de Christopher Walken.
(2) Il existe bel et bien, parmi les mille et un jeux surréalistes, celui qui consiste à incorporer des éléments organiques à des photos.
(3) Notamment Bérénice d'Edgar Allan Poe (1835).
(4) Le traité d'anatomie d'André Vésale.

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La fiche IMDb du film

Par Florian Bezaud - le 26 novembre 2015